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«La Nature, la raison, l'expérience…» ou la réfutation du matérialisme dans l'apologétique chrétienne des Lumières*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Josiane Boulad-Ayoub
Affiliation:
Université du Québec à Montréal

Extract

On sait le tollé qui entoura vers le dernier quart du XVIIIe siècle la publication du Système de la nature de d'Holbach (1770), le nombre de «réfutations» qui surgirent de toutes parts pour pourfendre le livre outrageant vite apparu comme la véritable bible du matérialisme moderne. Pourtant, parmi les critiques du Système celui qui se détache comme le champion incontestable, car le plus implacable du point de vue de la force théorique et tout aussi systématique ou virulent que son adversaire, n'est qu'un modeste abbé: l'abbé Bergier, remarquablement bien au fait des idées de la nouvelle philosophie et de ses progrès. Bergier conduit méthodiquement une réfutation des thèses ontologiques, morales et politiques de son adversaire en les sapant au niveau des principes d'abord et en dégageant ensuite leurs conséquences pernicieuses par rapport à l'ordre existant.

Type
Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1992

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References

1 L'abbé Bergier, même attentif à ne laisser passer aucune occasion de refuter les idées matérialistes de ses amis Philosophes, participe incontestablement de ce qu'on pourrait appeler l'esprit encyclopédiste; ce n'est pas pour rien qu'il fut chargé par Panckoucke de la section «théologie»dans I'Encyclopéedie méethodique. II repréesente un des éléments les plus actifs du développement, à travers les débats et les controverses, du langage de la philosophie de la derniére génération desLumières. Une preuve indirecte de son importance polémique nous êst peut-être donnee par l'ouvrage de d'Holbach et Naigeon paru en 1767 et dont un jeu de mots transparent lui attribue malicieusement la paternité: il s'agit de la Théologie portative ou dictionnaire abrégé de la religion chrétienne par M. l'abbé Bernier.

2 L'édition que nous utilisons est l'édition originale publiée a Paris, chez Humblot, 1771.

3 Ou Extrait de l'Encyclopédie méthodique, en huit tomes; nous utilisons l'édition pu-bliée à Liège, Socieété Typographique, 1789.

4 Bergier, N.-S., Dictionnaire de théologie, t. Liege, V, Société Typographique, 1789, p. 562565.Google Scholar

5 Bergier, , L 'examen du matérialisme ou Réfutation du Systéme de la nature, t. I, chapitre III, Paris, Humblot, 1771, p. 55.Google Scholar

6 Bergier, Réfutation, p. 111.

7 Ibid., p. 108.

8 Ibid., p. 125.

9 Ibid., p. 125: «Lorsqu'un matérialists soutient que la matiere existe néecessairement, puisqu'elle existe; que les propriétés sont nécessaires, puisqu'elles découlent de son essence; que ces propriétés produisent nécessairement leur effet: cela doit s'entendre d'une nécessité de conséquence, et non d'une nécessité absolue. La matiére existe, parce que Dieu a voulu qu'elle existât; elle a telles propriétés, parce que Dieu les lui a données; leurs effets sont nécessaires, parce que Dieu a voulu que ces effets arrivassent constamment. Mais confondre cette necessite de consequence avec la necessite absolue de l'existence de Dieu, c'est abuser des termes, et confondre des notions trés diffé-rentes, pour tromper le lecteur: tel est le sophisme puéril sur lequel notre auteur s'est fondé dans tout son livre».

10 Teis sont les enjeux théoriques du programme matérialiste, que découvre successive-ment la lecture polémique de l'abbé Bergier et dont il dénonce de philosophe à philo-sophe les effets ravageurs pour l'humanité et l'ordre établi, réservant à son Diction-naire la condamnation du point de vue du théologien. Voir dans Bergier, Réfutation, les chapitres VIII, IX et X, passim.

11 Bergier, Réfutation, p. 132.

12 On pourrait trés bien voir dans ce mouvement insolite, la reconnaissance indirecte de la force irrésistible de la propagation des idees matérialistes auxquelles la génération de ce dernier quart des Lumieres finira par associer la philosophie tout entiére. L'abbé se ren-contre a l'avance d'ailleur s dans sa dénonciation de la philosophie comme infectée irrémédiablement par les deux monstres de I'athéisme et du matérialisme avec un per-sonnage inattendu: le jacobin Robespierre qui s'élévera avec force contre la philoso-phie athée de l'Ancien Régime dans son discours du 18 floréal an II pour l'établisse-ment du culte de l'Être suprême et la reconnaissance de 1'immortalité de 1'ame. De sur-croît, les emportements du passionné abbé jouent comme autant d'indices de son appréhension devant la détérioration progressive de la situation politique en même temps que du degré de gravité des enjeux idéologiques dans le combat théorique qu'il méne.

13 Bergier, Réfutation, p. 100.

14 Ibid., p. 133.

15 II peut être intéressant de noter que le Dictionnaire de théologie, qui fixe des points de doctrine et dont I'objet principal est de faire la part entre les concepts pris dans un sens philosophique et le sens que revêtent ces mêmes concepts ou d'autres points de doctrine selon la Révélation, renvoie directement dans I'éntree «bonheur»à Particle «bien»pour ne traiter le concept de bonheur que dans sa qualification religieuse, le «bonheur éter-nel».

16 Bergier, Réfutation, p. 353.

17 Cf. les développements dans Bergier, Réfutation, p. 355–356.

18 Bergier, Dictionnaire de théologie, t. VIII, p. 421.

19 Ibid., t. I, article «athée»p. 332: «Nous enténdons par atheisme non seulement le systéme de ceux qui n'admettent point de Dieu, mais encore l'opinion de ceux qui nient la Providence, parce qu'à proprement parler un Dieu sans Providence n'existe pas pour nous.»

20 Cf. Bergier, Réfutation, p. 354 et 406.

21 Ibid., p. 410.

23 Ibid., p. 388.

24 «La nouvelle philosophie aménera une révolution horrible si on ne la prévient pas.»Voltaire, lettre n° 11986, à , Condorcet et à d'Alembert sur les méfaits du Systéme de la nature, 11 10 1770, dansGoogle ScholarCorrespondance, t. X (Collection Bibliothéque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1986, p. 438Google Scholar.

25 Bergier, Réfutation, p. 416.

26 Voltaire, , Correspondance, t. X, lettre n° 11890, à la marquise du Deffand, 8 août 1770, p. 367.Google Scholar

27 Voir la lettre de Bergier à Trouillet du 5 février 1770, dans Un théologien au siécle des Lumiéres, Bergier. Correspondance présentée par A. Jobert, Lyon, Centre André La-treille, 1987, p. 48–49. Bergier ecrit notamment: « [… ] J'ai profité de mes premiers moments pour lire deux livres nouveaux, Lidée du judaïsme [il s'agit en fait de L'es-prit du judaïsme, une traduction et adaptation de A. Colins (1676–1729) par d'Holbach], et le Systeme de la nature […]. Le second est le systéme de I'athéisme ou du matérialisme, prouvé, étendu, développé, suivi dans toutes ses conséquences. II esten deux volumes in-8°, bien imprimé, bien écrit, avec toute la chaleur et l'artiflce possible. On y a mis le nom de Mirabaud, et Ion m'a dit l'anecdote qui peut faire au moins douter s'il n'est pas de lui: on l'a vu en manuscrit il y a plus de 15 ans. Si vous m'en demandez mon avis, je vous repondrai que c'est le livre le plus hardi et le plus terrible qui ait été fait dcpuis la crémation du monde. On peut le réfuter sans doute, puisqu'il n'estquestion que de démontrer que le mouvement n'est pas essentiel à la matière, et de suivrc toutes les conséquences dans le même ordre que I'auteur a suivi celles du principe opposé; mais le faire avec autant d'art qu'il en a mis dans son livre, avec au-tant de netteté et sur un ton aussi imposant qu'il le fait, voila ce que je soutiens trés dif-ficile et que je regarde comme une entreprise trés hasardeuse. II y en a déjà plus de 200 exemplaires répandus dans Paris à 2 louis piéce. Nos philosophes ont tressailli de joi e en le lisant. Enfin, disent-ils, on verra si nous raisonnons si mal. Ce livre achévera de tourner la tête à tous ceux qui croient raisonner. Les rois et les prêtres y sont traités de même, c'est-à-dire du haul en bas; il y a des tirades d'apostrophes dignes de Démosthéne. [… ] Je vais le relire la plume à la main».

28 C'est la formule même de Diderot dans Particle Encyclopédic de 1'Encyclopédic, révélant sans fard aucun la mission idéologique profonde de ce dictionnaire.

29 On sait par ailleurs que la Réfutation sitôt parue en Janvier ou dans les tout premiers jours de février 1771, Bergier se trouva brouillé avec les Philosophes et rompit toute relation avec ex: voir lettre du 3 juillet 1771, Correspondance, p. 89: «Je crois vous avoir mandé que depuis la Réfutation du Système de la Nature, je suis brouillé avec Ies Philosophes et que j'ai absolument cessé de Ies voir». Et, à la veille de la Révolution, Bergier devait dénoncer encore avec le réveil de «l'esprit philosophique», le rôle sub-versif de la philosophie matérialiste et athée en s'élevant à nouveau contre Ies méfaits du Systéme de la nature: «ce livre le plus terrible qui ait été fait depuis la création du monde».

30 On pourrait supposer sans risque de se tromper que l'abbé Bergier, à l'instar de ses con-citoyens, était au courant des effets contraires au but poursuivi qu'avait entraînés le maladroit réquisitoire du procureur Seguier contre Le Systéme de la nature. Le Réquisi-toire résumait abondamment Ies théses Ies plus brûlantes du Systéeme et les mettait ainsi en évidence tout en ne parvenant à leur opposer qu'une critique verbale et superficielle; ce qui faisait que tous ceuxqui n'avaient pu lire le Systéme, àla suite de son interdiction, pouvaient trouver dans le discours de Séguier, un abrégé commode de la doctrine condamné Voir pour ces débats Paulette Charbonnel, «1770–1771. Bruit et fureur au-tour d'un “livre abominable”, le Systéme de la Nature», dans Aspects du discours matérialiste en France autour de 1770, Caen, Université de Caen, UER des Sciences de l'homme, 1981, p. 73–250. Par ailleurs, Madame Charbonnel a établi que c'était en fait l'abbé Bergier qui avait fourni des matériaux au procureur Séguier pour son réquisitoire à la suite duquel le Parlement condamna au feu sept ouvrages anonymes, la plupart de d'Holbach ou de Voltaire.

31 Bergier indique même à son lecteur quels sont les chapitres récapitulatifs du Système qui lui donneront «une idée générale du livre que nous réfutons»; il le renvoie ainsi au «chapitre XVIIe de la premiére partie [c'est la récapitulation de la première partie] et au XIVe [il s'agit de L 'Abrégé du Code de la nature] de la seconde».