Les 25 et 26 mars 2021, en pleine pandémie de Covid-19, ont eu lieu deux journées d’études organisées par Sorbonne Université sur la thématique des patients experts, des patients partenaires et de leur intégration dans divers dispositifs de participation en santé. Elles ont réuni des chercheurs canadiens et européens autour du développement de la démocratie en santé, dont les principaux modèles sont issus de ces deux régions. Cette nouvelle forme de gouvernance de la santé invite à la collaboration entre les acteurs classiques politiques et médicaux du champ de la santé et des individus de la société civile organisés ou non en associations. Il s'agit là d'un sujet devenu central dans les domaines de la médecine et des humanités biomédicales, et que le contexte de la pandémie de Covid-19 n'a rendu que plus saillant.
« Patients-expert » (Boudier et al., 2012) et « patients-partenaires » (Pomey et al., 2015) sont d'autant de nouvelles dénominations qui mettent en exergue les mutations de la place du malade au sein du système de santé (Bureau et Hermann-Mesfen, 2014 ; Fainzang, 2006 ; Klein, 2012). Avec le développement de certaines approches thérapeutiques, plusieurs maladies autrefois aiguës, voire létales, se sont progressivement transformées en affections au long cours avec lesquelles les patients doivent apprendre à vivre au quotidien. Bien que la mort soit ainsi repoussée, la maladie comme les traitements restent des présences intrusives auxquelles il est nécessaire de s'adapter. D'une part, la chronicisation de la maladie modifie le « travail médical » (Baszanger, 1986) : l'objectif n'est plus la guérison, mais bien le contrôle d'une symptomatologie induite par la pathologie et parfois par la thérapeutique. D'autre part, le ou la patient(e) développe des savoirs situés, tirés de cette expérience prolongée de la pathologie comme de la thérapeutique, ainsi que du système médico-hospitalier. Il ou elle acquiert alors de nouvelles compétences qui vont enrichir son travail et son rôle de patient(e), lesquelles sont mises en commun au sein de nouveaux réseaux de coopération, tels que les associations de patients et les technologies de l'information et de la communication (TIC). Le statut des patients en tant que détenteurs de savoirs devient donc de plus en plus incontournable. Les patients ne sont plus simplement considérés comme des objets de connaissance, mais comme des sujets actifs de la construction de savoirs. L'expérience acquise tout au long de leurs parcours est en effet valorisée et considérée comme une source légitime de connaissances. Reste à se demander quelle place est réservée à ce que l'on nomme parfois d'une manière un peu floue les « savoirs expérientiels », mais aussi à s'interroger sur celle réservée au travail des patients au sein du système de santé.
Ces différentes dénominations (« patients expert », « patients partenaires », etc.) se sont progressivement imposées dans les discours publics au sein d'histoires médicales, institutionnelles, politiques et sociales. Elles sont au cœur des dynamiques de pouvoir qui les façonnent encore. Le but de cette série de contributions est ainsi d'analyser ces dénominations sur le plan descriptif comme sur le plan normatif et de les interroger de manière critique au regard de ce contexte historique, social et politique.
Cette démarche fait apparaître un concept clé : celui d'autonomie. Comme le souligne Alexandre Klein, l’évolution de la figure du patient est indissociable d'une redéfinition de l'autonomie. L'auteur propose de penser ce processus comme la succession artificielle de trois phases : celle de solidarité, de l'agentivité et de l'autorité. La « démocratie en santé », expression qui semble s'imposer comme une évidence à partir du XXe siècle, apparaît alors comme le résultat d'un processus de dépolitisation progressive des enjeux liés à l'autonomie des patients. En effet, écrit Klein dans l'article proposé ici, « si la solidarité est valorisée et l'agentivité encouragée, c'est toujours dans un cadre défini et déterminé par l'autorité médicale » (voir supra, p. 13). La parole des patients est donc sélectionnée et assimilée dans le cadre de l'institutionnalisation de la participation des patients.
Si les voix des patients et des patientes sont « lissées » par l'institutionnalisation de la démocratie en santé, alors que reste-il ? Pourquoi les « usagers » s'engagent-il ? Selon Olivia Gross, les motivations qui poussent les « usagers » du soin à s'investir dans leur rôle de patient expert ou de patient partenaire — rôle censé améliorer l'expérience des patients, réduire les injustices épistémiques et promouvoir les « capabilités » (Nussbaum, 2000) — sont parfois très différentes de celles (utilitaristes, démocratiques, consuméristes et épistémiques) qui encouragent les professionnels de santé à collaborer avec eux sous une forme ou une autre. L'autrice défend l'idée d'une articulation entre, d'un côté, une démocratie représentative en santé incarnée par les associations de malades et, de l'autre, une démocratie plus participative animée par des individus plutôt que par des collectifs. Il est nécessaire de cumuler les divers profils épistémiques et les motivations des « usagers » qui vont endosser ces rôles afin d'atteindre une pluralité de voix suffisamment importante. Ainsi, malgré un pouvoir médical et institutionnel contraignant, les « usagers » s'investissent, et cet investissement peut aboutir à une forme de professionnalisation.
Cette « professionnalité », Béatrice Jacques propose de l'explorer dans le cadre de son travail sur les associations de patients en cancérologie. Ces dernières ont acquis depuis les années 1990 une place significative au sein du système de santé français. Reste à préciser quelle est cette place. La discussion s'articule autour de quatre grands axes : la légitimité de la parole des patients et patientes et son impact dans les politiques, la place de cette parole dans et face aux équipes de soin, la place de cette parole dans la formation des soignants et, enfin, la place encore modeste de ces patients experts en tant que « co-producteurs » de savoirs dans la recherche. Du fait de cette implication croissante, des métiers émergent. Les patients ne sont plus uniquement soignés, mais deviennent des « patients-experts-partenaires-formateurs-co-chercheurs ».
Ce n'est pas seulement dans une visée éthique et démocratique que les voix des patients peuvent jouer un rôle de premier plan en médecine, mais aussi dans une visée scientifique et épistémique. Stéphanie Debray pose ouvertement la question de savoir si la participation des patients dans les conférences de consensus, par exemple — conférences qui synthétisent les savoirs scientifiques et médicaux autour d'une question spécifique afin d'en dégager les points d'accord et de divergence — est bénéfique pour l'activité scientifique elle-même. En effet, s'il est reconnu que la participation des patients dans les instances scientifiques et médicales a une place légitime, cette participation pourrait aussi avoir un intérêt épistémique significatif. L'autrice se positionne à la jonction de l'approche très critique de Miriam Solomon et de celles de Laszlo Kosolosky et Jeroen Van Bouwel, qui lui répondent directement. Ainsi, elle défend l'idée que les voix des patients peuvent, malgré des limites indéniables, enrichir la pensée scientifique en mettant à l’épreuve certains acquis de la communauté scientifique.
Les questions liées au développement de la démocratie en santé sont particulièrement saillantes en psychiatrie, domaine dans lequel le consensus médical et scientifique est intrinsèquement lié au vécu des patients. Les enjeux que le concept d'autonomie met en lumière sont, ici, cruciaux : si la démocratie en santé met en exergue l'idée des patients comme agents responsables et acteurs du soin, la maladie mentale peut parfois mettre à mal cet idéal sur le plan épistémique, social ou politique. En interrogeant les conditions de possibilité et les limites de l'institutionnalisation des savoirs des patients en psychiatrie, Laure Aussedat insiste sur la nécessité de reconnaître la valeur de ces derniers. Elle propose alors de discuter les cadres interprétatifs et les critères d’évaluation du « rétablissement », notion qui invite à donner une place de choix aux témoignages et à l'action des patients eux-mêmes.
Dans ce corpus de textes, les domaines de la sociologie et de la philosophie s'allient afin de préciser les différents rôles que pourraient prendre les personnes malades et leurs proches dans le développement de la démocratie en santé. Tantôt forces disruptives politisées, tantôt figures institutionnalisées, les patients experts ou partenaires se donnent pour objectif de transformer le monde médical afin qu'il réponde plus adéquatement aux besoins et aux attentes de ses patients. Là où les sociologues analysent et expliquent les diverses configurations sociales dans lesquelles s'insèrent les divers rôles endossés par les patients et associations de patients en partant du terrain, les philosophes s'en nourrissent et apportent des éclairages conceptuels qui doivent permettre de mieux penser les enjeux liés à ces rôles. Ainsi est soulignée la complémentarité de diverses disciplines, permettant à l'analyse conceptuelle de partir du terrain et de l'histoire plutôt que de proposer des normes en surplomb.