Introduction
En France, l'apparition d’« un projet politique » sur les droits des personnes malades (Bousquet et Ghadi, Reference Bousquet and Ghadi2017) remonte aux années 1990. C'est la loi Kouchner, adoptée en 2002, qui a véritablement permis de repenser les droits des patients et qui a introduit la notion de « démocratie sanitaire »Footnote 1, structurée autour de droits individuels (être acteur de sa santé) et de droits collectifs (être acteur de la santé). L'expression démocratie sanitaire, apparue en France à l'occasion des États généraux du cancer en 1998, doit aujourd'hui être remplacée par la notion de démocratie en santé. En effet, on ne peut plus limiter le processus démocratique au strict champ sanitaire, car il touche désormais l'individu, les organisations et les territoires (Lefeuvre et Ollivier, Reference Lefeuvre and Ollivier2018, p. 20). Quel que soit le terme à privilégier, « ce mouvement de fond en faveur des droits du patient, incarnation de l'individualisme démocratique et de la prolifération des sujets de droit », a largement été porté par un milieu associatif très diversifié, traversé par « des rapports de lutte, de conflit et d'opposition face aux acteurs scientifiques, professionnels, institutionnels et industriels […] [même si] le modèle relationnel de référence a souvent été celui de la complémentarité et du partenariat » (Bouchard, Reference Bouchard2017, p. 8). Les associations de lutte contre le cancer ont ainsi progressivement été appelées à jouer plusieurs rôles, dont celui de soutien et d'information aux malades et aux proches (Derbez et Rollin, Reference Derbez and Rollin2016), et aussi un rôle « de production, d'analyse, de mise en débat et mise en circulation de savoirs issus de l'expérience, du monde médical et scientifique » (Bouchard, Reference Bouchard2017, p. 7)Footnote 2. Plus concrètement, elles peuvent aussi participer à la formation des malades (en intégrant des programmes d’éducation thérapeutique), à la formation des soignants, et elles ont pour tâche de représenter les malades dans les institutions de soins et les agences d’État. Enfin, certaines investissent même la recherche biomédicale en participant aux différentes étapes du processus des essais et/ou en la finançant directement (Vassy et Derbez, Reference Vassy and Derbez2019).
Aujourd'hui on peut même faire le constat d'une professionnalisation d'un corps de patients, d'abord observée dans le champ de la psychiatrie. Ainsi, en France, des pairs aidants en santé mentale (patients ou ex-patients) ont intégré des équipes de soin dès 2011. Si leur entrée dans le champ de la psychiatrie s'est d'abord heurtée à de fortes résistances de la part des soignants, Lise Demailly (Reference Demailly2014) montre également que ces « nouveaux professionnels » ont eu du mal à être identifiés comme un groupe spécialisé́ et comme un acteur collectif, ce qui amène l'auteure à utiliser les termes de « professionnalisation inachevée » (Aballéa, Reference Aballéa2005) ou « dormante » (Divay, Reference Divay2012) pour les qualifier. Ces premières expériences de professionnalisation des patients sont particulièrement intéressantes pour percevoir les enjeux (tels que l'intégration de nouveaux savoirs et savoir-faire, le rééquilibrage de la relation soignant-soigné et l'amélioration du système de santé) et les obstacles (conflits de territoire avec les groupes professionnels déjà présents, légitimité des diplômes, formalisation des compétences à mobiliser, etc.) de l'arrivée de ce nouvel acteur sur le marché du travail en santé. Si la démocratie sanitaire s'est installée et s'est même progressivement élargie (Tabuteau, Reference Tabuteau2007), ses impacts concrets en termes de place et de reconnaissance des usagers ont assez vite été jugés trop faibles (Compagnon et Ghadi, Reference Compagnon and Ghadi2014 ; Ceretti et al., Reference Ceretti and Albertini2011). Il a donc fallu attendre, en France, la loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016 (loi n° 2016-41) pour que soient mieux encadrés le rôle des patients, leur formation et leur représentation (Berthod-Wurmser et al., Reference Berthod-Wurmser2017). Dans le champ du cancer, qui nous intéresse, les trois Plans de lutte contre le cancer mis en œuvre par l'Institut national du cancer (2009-2013, 2014-2019, 2021-2030) ont aussi permis et vont permettre de mener une réflexion sur l'information des patients et la personnalisation des soins. Par exemple, dès juillet 2009 (loi n° 2009-879), « l’éducation thérapeutique s'inscrit dans le parcours de soins du patient ». Si la littérature scientifique (Richardson, Reference Richardson2008 ; Fermon, Reference Fermon2009 ; Sanguignol, Reference Sanguignol2009) montre que l’« éducation » des malades agit non seulement sur leur vécu (plus favorable de la maladie), sur leur émancipation (on leur reconnaît des savoirs) et sur une diminution des coûts de santé publique, elle s'interroge également parfois sur la réelle autonomie de ces patients « formés » à être de « bons malades » (Fainzang, Reference Fainzang2006 ; Wilson et Kendall, Reference Wilson and Kendall2007). Nous savons également que leur présence, aujourd'hui devenue incontournable dans de très nombreux comités, commissions, groupes de travail d'institutions d’État ou d'organisations de santé, relève parfois plus du formalisme ou de l'alibi (Lefeuvre et Ollivier, Reference Lefeuvre and Ollivier2018).
Il existe une littérature abondante sur l'implication croissante des usagers dans le système de soin en France et à l’étranger, sur l’émergence du « patient expert », du « patient partenaire » (Pomey et al., Reference Pomey2015), du « pair aidant » (Lagueux et al., Reference Lagueux2010), des « peer support workers » (Repper et al., Reference Repper2011), de « l'activiste-thérapeutique » (Barbot, Reference Barbot2002), ou encore des « usagers et familles experts » (Vicarelli, Reference Vicarelli2012). Ces différentes façons de nommer les (ex-)malades et leurs proches nous intéressent
parce qu'elles sont des termes symboliques par lesquels les individus ou les groupes — et pas seulement ceux qui sont les premiers concernés — tentent de contrôler et d'infléchir la définition du travail (des patients-experts-pairs-partenaires-formateurs…). Ce sont des symboles de la conception du travail qui est revendiquée et/ou attribuée, et qui est prise dans des rapports sociaux (Demazière, Reference Demazière2008, p. 45).
Nous retenons, parmi les multiples vocables utilisés, la notion de patient expert (introduite aux États-Unis en Reference Lorig1985 par Lorig et al.) parce qu'expert s'oppose à profane et donc place bien le patient du côté de l'expertise et non plus seulement comme un destinataire de soins passif, même si nous verrons que ce terme pose beaucoup de problèmes aux professionnels de santé tout comme aux patients. Ici, nous considérons que le patient a acquis son expertise par l'expérience (expert by experience), que celle-ci soit reconnue ou non (Gross, Reference Gross2017), et qu'il juge que celle-ci peut être utile à la collectivité. Cependant, nous ne souhaitons pas figer ce terme et sa définition. Nous partirons donc plutôt du vocabulaire et des définitions donnés par les patients et les professionnels rencontrés dans le champ de la cancérologie et nous questionnerons aussi ce que le terme d'expert recouvre pour eux. Néanmoins, si nous parlons de professionnalisation et de patients experts, la plupart des individus que nous pourrions classer comme tels ne sont pas rémunérés, ne se sentent pas reconnus comme experts ou n'envisagent pas d'en faire leur « métier ». Ainsi faut-il s'intéresser à ceux qui sont engagés dans un réel processus de professionnalisation (c'est surtout sur eux que porteront nos recherches), mais aussi à ceux que nous venons d’évoquer, qui certes ne peuvent ou ne souhaitent pas être considérés comme des professionnels, mais qui participent tout autant à la construction des règles et des normes du métier. Les disparités sont très fortes en France, en oncologie, entre l'ex-patient qui apporte bénévolement son témoignage une fois par an auprès de futurs soignants et celui qui s'est formé, qui a un diplôme, et qui a intégré une institution qui le rémunère.
Cet article présente les premiers résultats des deux étudesFootnote 3 financées par le SIRIC-BRIO (Site de recherche intégrée sur le cancer de Bordeaux) et la Région Nouvelle Aquitaine. Nous nous appuyons sur une enquête exploratoireFootnote 4 et la réalisation de 29 entretiens avec des patients partenairesFootnote 5, des représentants d'usagers, des responsables d'associations de malades, des responsables des usagers dans des associations ou institutions de soins, et enfin avec des responsables de pôles de démocratie sanitaire au sein d'agences d’État et au ministère de la santéFootnote 6. Des observations ont aussi été réalisées auprès de deux associations de malades qui souhaitent pour l'une intégrer des patients dans la recherche et pour l'autre de permettre aux patients d'intervenir dans des groupes de travail et des formations de soignants, ou encore accompagner d'autres patients dans leurs parcours de soins.
Ces deux recherches reposent sur quatre grands axes qui émergent dans l'espace de la démocratie en santé en France et dans le champ de la cancérologie en particulier. Dans un premier temps, plus que de montrer quelle est la présence des patients dans la gouvernance de santé, qui semble plutôt acquise, nous souhaitons plutôt comprendre quelles place et légitimité leur sont reconnues et comment leur présence permet ou non de modifier les termes du débat. Puis, nous observerons les premières expériences de travail des patients partenaires dans les institutions de soins et la façon dont se fait leur intégration dans les équipes de soin et auprès des malades. Nous nous interrogerons également sur le rôle et la place qui sont reconnus aux patients qui interviennent dans la formation des soignants, et enfin nous questionnerons leur intégration dans la recherche en tant que cochercheur, tout en partant du constat que leur présence est encore très faible. La question sous-tendue par ces différents axes est celle du processus de professionnalisation du patient expert, métier émergent en France, et plus largement celle de la mise en œuvre (et des ratés) de la démocratie en santé.
Ce travail s'inscrit dans la perspective théorique interactionniste de la sociologie des groupes professionnels qui permet, plus que la sociologie des professions, de questionner les groupes émergents ou encore hybrides (Vezinat, Reference Vezinat2010). Cela nous permet de mobiliser la notion de « professionnalisation » pour étudier les dynamiques professionnelles comme « des processus évolutifs, vulnérables, ouverts, instables » (Demazière et Gadéa, Reference Demazière and Gadéa2009, p. 20) et de travailler sur la socialisation professionnelle (Dubar, Reference Dubar1991) des patients dits experts, c'est-à-dire d'identifier les connaissances, mais aussi les valeurs et les représentations propres au groupe professionnel (Demazière et Gadéa, Reference Demazière and Gadéa2009 ; Champy, Reference Champy2009 ; Boussard et al., Reference Boussard2010). Ces dynamiques professionnelles seront analysées dans leurs contextes (parfois très différents), c'est-à-dire en tenant compte des jeux d'acteurs et des institutions dans lesquels les ensembles professionnels évoluent en cancérologie (Abbott, Reference Abbott and Menger2003 ; Demazière et al., Reference Demazière and Jouvenet2016).
Nous proposons dans cette contribution de discuter des résultats préliminaires de ces deux recherches. Seuls certains des axes évoqués plus haut seront traités à partir des données récoltées. L'objectif est de commencer à poser des pistes d'explication, à faire émerger de nouvelles questions et hypothèses qui n'avaient pu être identifiées avant l'accès aux terrains, et de reformuler certaines interrogations après les avoir confrontées aux récits d'expériences des patients et des professionnels rencontrés.
Cet article souhaite répondre à trois grandes questions pour lesquelles nous avons recueilli des premiers éléments. Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la façon dont les ex-patients transforment leur expérience de la maladie en savoirs professionnels comme première étape de la professionnalisation, puis nous nous demanderons s'il existe un parcours idéal-typique qui mènerait vers la professionnalisation, et enfin nous nous questionnerons sur le statut des savoirs expérientiels et la façon dont ils interrogent la hiérarchie des connaissances et peuvent engendrer des injustices épistémiques.
1. « Passer de l'autre côté du miroir » (Hughes, Reference Hughes1958) : faire de l'expérience du cancer un métier
La professionnalisation des patients est une problématique nouvelle en France en oncologie. Elle engendre une série de questions auxquelles il faut chercher à répondre. Le premier élément à interroger concerne l'identité sociale de ces patients professionnels. En effet, il faut interroger la diversité (ou non) de leurs caractéristiques sociales et donc de la représentation des différents profils de patients qui peuvent exister en cancérologie (en termes de genre, d’âge, de classe, de race, etc.). Ainsi, il faut comprendre s'il y a un profil-type, mais aussi un parcours-type qui peuvent plus particulièrement mener vers ce « nouveau métier » (Tourette-Turgis, Reference Tourette-Turgis2019). Ces anciens patients sont-ils issus de tous les milieux sociaux ? En d'autres termes, l'appartenance à un milieu social en particulier conférerait-elle des compétences recherchées ? Proviennent-ils de tous les secteurs professionnels ? Autrement dit, avoir exercé une profession proche du soin ou dans le domaine du soin amènerait-il un savoir ou des habilités utiles à l'exercice du métier ? Les premiers entretiens réalisés avec des patientes partenairesFootnote 7 — c'est le terme choisi par les femmes (pour la plupart atteintes de cancer du sein) et les institutions de soins dans lesquelles elles travaillent — montrent une diversité assez forte en termes d'origine professionnelle. Elles ont pu occuper auparavant (soit avant la maladie et la reconversion professionnelle) des métiers qui ne sont pas forcément liés aux soins. Cependant, le niveau de diplomation (bac à bac + 5Footnote 8) et le genre semblent avoir des effets manifestes. Le niveau de diplôme assez élevé confirme ce que montrent déjà certains travaux sur le rapport au corps et donc à la maladie qui serait plus prégnant chez ceux qui disposent de plus grandes capacités cognitives et d'un rapport au savoir facilité (Arborio et Lechien, Reference Arborio, Lechien, Masclet, Misset and Poullaouec2019 ; Boltanski, Reference Boltanski1971). Il est donc peu surprenant que ces métiers les « attirent », et ce, d'autant plus si ce sont des femmes. En effet, beaucoup témoignent qu'il faut à leur tour « prendre soin », se « sentir utile », « s'engager » pour les autres. On peut y voir l'une des formes les plus achevées de ce que Joan Tronto appelle la sollicitude :
au niveau le plus général, la sollicitude connote une forme d'engagement ; la manière la plus simple de le démontrer est d'envisager sa forme négative : « je ne m'en soucie pas » (I don't care). La sollicitude semble comporter deux aspects supplémentaires. Premièrement, elle implique de tendre vers quelque chose d'autre que soi : elle n'est ni autoréférente ni autocentrée. Deuxièmement, elle suggère implicitement qu'elle va conduire à entreprendre une action. Sémantiquement, la sollicitude est indissociable de la notion de charge [Noddings, 1984] ; se soucier de quelqu'un ou de quelque chose implique davantage qu'une simple envie ou un intérêt passager, mais bien plutôt l'acquiescement à une forme de prise en charge (2008, p. 243).
Si l'on peut voir dans la prédominance des femmes dans ce métier de patiente partenaire en cancérologie l'expression d'une performance de genre, on peut aussi nuancer ce constat en insistant sur le processus de professionnalisation et donc de passage vers le salariat porté par ces femmes, qui certes continuent à prendre soin dans le cadre d'un métier, mais qui revendiquent que cette compétence soit rémunérée et donc reconnue. Cette notion de reconnaissance doit être associée à la définition de ce que nous entendons par le terme de métier. On peut se référer à celle qui est proposée par François Aballéa (Reference Aballéa1998, p. 55), ce qui nous permettra de décrire l'activité du « patient dit expert » pour comprendre si nous avons bien affaire à un métier, sur quels critères le « nouveau groupe professionnel » est le plus avancé, et ceux sur lesquels il rencontre le plus d'obstacles et de difficultés. Selon l'auteur, le terme de « métier » repose sur cinq critères. Tout d'abord, « c'est une activité “ayant un objet spécifique” » : les contenus du métier sont aujourd'hui plus ou moins institutionnalisés. Ce flou peut donner lieu à des réappropriations locales et permettre l'expression créatrice des individus. Il peut aussi, en revanche, engendrer des difficultés pour « faire » sa place et questionner les frontières professionnelles. Ainsi, une patiente partenaire interviewée raconte avoir reçu un accueil difficile de la part de l’équipe de soin, cette dernière ne sachant pas comment appréhender les limites de son rôle : « on dit que “je” prend la place de la psy », « la cadre infirmière ne comprend pas mon rôle ». La responsable du pôle de démocratie sanitaire d'une agence d’État rappelle d'ailleurs que ces ex-patients ne sont pas des soignants, mais des « partenaires » de l’équipe soignante. Le terme est ici utilisé pour préciser ce que ces ex-patients ne sont pas, tout en insistant sur l'association des deux groupes professionnels pour atteindre a priori un objectif commun. Il y a d'ailleurs sur ce point un travail à poursuivre pour comprendre comment se fait la co-construction de l'objectif et si elle a lieu.
La poursuite des entretiens au cours des prochains mois nous permettra également de découvrir quel est « l'acte ou les actes professionnel(s) qui est/sont le(s) plus caractéristique(s) » (Strauss, Reference Strauss1982, p. 67-86), c'est-à-dire de rechercher quel est le cœur de métier. Il faudra aussi interroger les perspectives en termes de carrière pour un métier aux contours encore mouvants, pour lequel il faut renouveler sans cesse la recherche de financement pour en assurer la pérennité. Ce point ne peut s'accompagner que d'un questionnement sur la reconnaissance et la légitimité, que l'on peut recevoir de la part de la communauté des soignants et de la part des malades (Berthod-Wurmser et al., Reference Berthod-Wurmser2017). C'est la question de la professionnalité. « Nous avons à faire [sic] à un nouveau métier en construction et qui pour exister doit faire émerger une culture commune, “fabriquer du long terme avec du court terme” » (Jeannot, Reference Jeannot2005). Il sera particulièrement intéressant, durant toute la durée des projets (3 ans), de voir comment l’État, à travers ses agences, les groupes professionnels (médicaux et paramédicaux) et le monde associatif observeront et/ou agiront en la matière dans le champ de la cancérologie, en
1) créant ou, plus souvent et a minima, validant l'espace de qualification en statuant sur les référentiels de formation et en certifiant les diplômes ; 2) donnant un statut avec des droits et des devoirs, une licence et un mandat ; 3) réservant, protégeant, parfois fermant le marché, voire le créant au bénéfice du groupe professionnel ; 4) en le labellisant, c'est-à-dire en donnant un titre contrôlé plus ou moins exclusif que peuvent afficher ou dont peuvent se prévaloir ceux qui l'ont reçu (Aballéa, Reference Aballéa2005, p. 56).
Le deuxième critère proposé par Aballéa renvoie à celui de la formation, qui est aussi essentiel pour comprendre comment se construit le contenu du métier et comment se redéfinissent les frontières professionnelles. Le métier « est pratiqué selon les règles de l'art, c'est-à-dire reposant sur un savoir constitué et validé, une “qualification”, en rupture plus ou moins grande avec le savoir profane » (Aballéa, Reference Aballéa2005, p. 65). Les patientes partenaires interrogées ont bien intégré ce critère puisque la grande majorité d'entre elles a reçu une formation avant d'exercer dans une institution de soins (une seule parmi les femmes rencontrées s'est formée plusieurs années après avoir intégré une structure de soins, mais précisons que son emploi ne renvoie pas à ce que nous entendons communément par patiente partenaire puisqu'elle n'a pas de contact direct avec les malades : elle s'occupe de la communication d'une structure de recherche rattachée à une institution de soins). Passées pour la plupart par le diplôme universitaire (DU) délivré par la Sorbonne, créé par Catherine Tourette-Turgis, chacune le décrit comme le passeport indispensable pour être « légitimes » à l’égard des soignants. Plusieurs DU ont vu le jour ces dernières années dans différentes villes de France et posent d'ailleurs la question d'une homogénéisation des savoirs délivrés. De précédents travaux montrent déjà que les savoirs des malades ne sont pas que profanes. Ils sont aussi « constitués de savoirs académiques, acquis par des éducations thérapeutiques descendantes, et de savoirs construits par une auto-clinique, directement dépendante du niveau de maturité des corpus de savoirs académiques disponibles dans la pathologie concernée » (Flora, Reference Flora2013, p. 8). Il faut donc ici observer ce qui constitue les savoirs du point de vue des patients : viennent-ils de récits d'expériences, de la connaissance des droits des patients, de savoirs experts acquis au cours de la maladie, de la formation, de savoir-faire pratiques et relationnels, d'une capacité réflexive ? Comment la vie d'avant (la maladie)Footnote 9 est-elle capitalisée et transformée en ressources et en savoirs ? Cela pose directement la question de la Validation des Acquis par l'Expérience et de la légitimité des expériences antérieures. Les patientes partenaires rencontrées se sont souvent plaintes d'une absence de reconnaissance de l'antériorité des savoirs d'expérience (notamment en termes de salaire), autres que ceux acquis pendant leurs parcours de patientes.
Si ces deux premiers critères proposés par Aballéa (1988, p. 55) ne sont pas encore complétement validés, mais en cours de constitution, les trois derniers qu'il propose semblent encore peu présents dans la discussion sur la professionnalisation des patients. En effet, pour l'auteur, un métier est aussi
une activité […] qui est mise en œuvre selon des règles normatives reconnues et « publicisées », une « déontologie » ; dotant ceux qui la pratiquent « d'un titre et d'un statut distinctifs » qui leur permettent de s'identifier collectivement et d'être identifiés, d'être distingués des non-professionnels qui travaillent sans titre et sans label ; et qui donnent des garanties techniques et morales à leurs clients, justifiant ainsi une large « autonomie d'intervention et un accès privilégié au marché qui peut aller jusqu'au monopole » (Aballéa, Reference Aballéa2005, p. 55).
Revenons sur la distinction avec les non-professionnels. Le label de métier se heurte ici à un problème majeur. En effet, les associations de malades ont longtemps œuvré auprès des malades et des soignants en tant que bénévoles, et le passage au salariat se heurte à de nombreuses résistances. Certaines associations ont par exemple des difficultés à comprendre pourquoi une tâche jusque-là réalisée bénévolement devrait être dès lors rémunérée. Certaines patientes partenaires hiérarchisent elles-mêmes les demandes d'intervention pour classer celles qui relèveraient du salariat ou du bénévolat, la frontière étant souvent poreuse. En témoignent les propos de l'une des patientes partenaires interrogées :
On parlait de la rémunération des patients partenaires ; moi, je vois deux choses dans ça. C'est le métier de patient partenaire, et là c'est un métier, donc une fiche de poste, c'est être intégrée à une équipe, c'est soit du temps partiel, soit du temps plein. Et il y a aussi les interventions ponctuelles que peuvent faire les patients partenaires, et c'est là où pour moi… Autant le premier cas, c'est clair pour moi et ça nécessite un salaire si on y passe 15 heures par semaine, par contre dans le deuxième cas, je me dis que c'est plus difficile.
La gratuité et le don de soi paraissent tellement intégrés au rôle d'ex-patient qu'ils s'interrogent encore difficilement, y compris par celles et ceux qui font de l'expérience de la maladie un métier. On peut supposer que tant que cette articulation entre ce qui relève du bénévolat et du salariat ne sera pas réglée, y compris par des textes législatifs, le métier se heurtera à des problèmes de reconnaissance.
2. Les conversions identitaire et professionnelle : un parcours idéal-typique
S'interroger sur les parcours de maladie, les parcours professionnels et les parcours éducatifs (formations diplômantes ou nonFootnote 10 et formation « sur le tas ») nous permet de saisir ce qui mène les (ex-)patients vers cette professionnalisationFootnote 11. Il s'agit donc de reconstruire avec les patients dits experts ou partenaires l'histoire de leur cancer et de sa chronicisation — c'est-à-dire celle des rechutes —, et aussi celle de leur parcours professionnel, afin d'en saisir les enchevêtrements. Qu'est-ce qui a été décisif dans la décision de faire de l'expérience de la maladie son métier ? Y-a-t-il des caractéristiques communes dans les parcours de chacun ? Qu'est ce qui explique le basculement du statut de « profane » vers celui d'expert ?
Il semble qu'il y ait un parcours idéal-typique qui mène vers le nouveau métier, qui passerait par trois étapes de conversion : 1) l'expérience de la maladie (bouleversement identitaire) ; 2) l'engagement dans une formation (travail d'acculturation au système de soin et à ses acteurs) ; 3) la (re)conversion professionnelle (acculturation par l'interaction, « sur le tas »). L'expérience de la maladie engendre une rupture biographique (Pierret, Reference Pierret1997 ; Voegtli, Reference Voegtli2004) qui se vit le plus souvent, pour les patientes interrogées, sur le mode de la maladie libératrice décrit par Claudine Herzlich (Reference Herzlich2005). En effet, même si le vécu peut être destructeur (les patientes partenaires témoignent de rechutes, de craintes de la rechute et de peur de la mort), ces « périodes critiques […], lorsqu'elles surviennent, obligent à reconnaître que “je ne suis pas le même qu'avant” » (Strauss (Reference Strauss1992, p. 99) ; ce temps de la maladie a une valeur transformatrice, une fonction de bifurcation identitaire, de « reconquête de l'identité » (Pollack, Reference Pollack2000). Il permet de réfléchir au sens de sa vie, à de nouvelles orientations que le processus de guérison va venir confirmer. C'est le premier temps de la conversion identitaire, celui où la maladie potentiellement létale permet un remaniement (Honneth, Reference Honneth2000) en imposant un brusque temps d'arrêt plus ou moins long des activités quotidiennes, qui amène à envisager le reste de la vie autrement.
De nombreuses pathographies décrivent comment les gens ont changé lorsqu'ils sortent d'un épisode de maladie, parfois de façon spectaculaire. Les valeurs et les désirs des personnes malades peuvent changer. Elles peuvent ralentir ou accélérer leur rythme, reconsidérer leur carrière ou vouloir passer plus de temps avec leur famille ; elles peuvent trouver un nouveau sens à leur travail ou à leur bénévolat, et elles peuvent accorder une plus grande valeur au temps et au fait de vivre dans le présent (Carel, Kidd et Pettigrew, Reference Kidd, Carel and Pettigrew2016, p. 3).
Ce premier « turning point » (Hughes, 1950), ou processus de transformation, peut mener vers un deuxième, celui qui consiste à faire de l'expérience de la maladie un travail. Pour le dire autrement, il s'agit de convertir son vécu subjectif en un savoir, un savoir-faire utile aux autres malades. Ici, il faut impérativement arriver à saisir comment on passe du statut de malade « ordinaire » du cancer à la professionnalisation de l'expérience, en d'autres termes, comment on articule le moi profane et le moi professionnel. Comme cela a été montré pour d'autres métiers (Jacques, Reference Jacques2007 ; Dubar, Reference Dubar1991 et Reference Dubar2001), on assiste à une situation « où les individus sont amenés à créer leur métier sur la base de leur expérience passée, leur identité professionnelle est donc totalement imbriquée dans leur identité personnelle » (Pasquier et Rémy, Reference Pasquier and Rémy2008, p. 1). L'extrême personnalisation du rapport au travail pose le problème de sa professionnalisation. Quelle est « la distance au rôle » ? Doit-elle être présente et à quoi sert-elle ? Fait-elle partie des compétences attendues (Barthélémy, Reference Barthelemy2004) ? Y a-t-il un risque, pour les « patients professionnalisés », d’être assignés à leur histoire de la maladie, à ce qu'il sont ou ont été — ce qui pose la question de la durabilité de l'expérience comme compétence (Demailly, Reference Demailly2014), notamment dans le cas du cancerFootnote 12 —, voire même un risque d’être assignés à leurs qualités personnelles ? Quelles sont donc les conditions pour la création d'une identité professionnelle ? Pour paraphraser Aballéa (Reference Aballéa2005), si le métier de patient expert s'inscrit davantage dans la continuité d'une carrière de malade que dans la gestion d'une carrière professionnelle, le groupe ne pourra acquérir une identité et donc œuvrer collectivement pour sa reconnaissance.
Un des éléments qui semble au cœur du problème de la professionnalisation est la gestion des émotions liées à l'expérience de la maladie dans le cadre du travail. Dès les premiers entretiens exploratoires, réalisés notamment avec des responsables de formation de soignants ou d'institutions de soin qui font ou ont fait appel à des patients dits « experts », les interviewés ont très vite mis en avant cette difficulté. Il faut que les anciens malades « aient pris assez de recul sur la maladie » pour ne pas « être submergés par les émotions ». Comme le montre Baptiste Godrie, on constate dans les institutions « un discrédit de certaines émotions […] qui pourtant [peuvent] servi[r] de levier [dans la] transformation des institutions publiques » (2019, p. 43). En effet l'auteur montre comment les ex-patients qu'il étudie cherchent à « maîtriser une déviance émotionnelle », qui serait considérée comme improductive, voire déplacée. Godrie rappelle très justement comment
Goffman (1974) et Hochschild (1983 ; 2003 [1979]) ont finement décrit le travail fait par les personnes sur elles-mêmes (ce que Hochschild nomme emotional work) pour contrôler et réguler leurs émotions et l'image qu'elles donnent à voir ou pour se soumettre à des attentes sociales. […] Ces émotions, réelles ou imputées, jouent également sur la crédibilité qu'on leur accorde lorsqu'elles prennent la parole ou lorsqu'elles réagissent à certaines situations (Godrie, Reference Godrie2019, p. 44).
Ce travail sur les émotions va particulièrement intervenir entre les deux temps de la conversion identitaire, soit pendant le temps de la formation. Comme nous l'avons dit plus haut, les patientes interviewées ont quasiment toutes été formées. Il est donc intéressant d'examiner les contenus des formations qui participent à ce travail de régulation des émotions pour les acculturer aux attentes des institutions et du public. On peut retenir le référentiel de 14 « compétences patient » proposé par Luigi Flora (Reference Flora2012), aujourd'hui utilisé par la faculté de médecine de l'Université de Montréal, qui fait office de modèle de référence. Parmi celles qui sont, d'après l'auteur, utiles pour « transmettre ses expériences à [ses] partenaires », on en relève cinq : « faire preuve d'altruisme, se raconter de façon pédagogique, communiquer, être réflexif et transmettre, être à l’écoute » (Flora, Reference Flora2016). Sur le site de PACTEMFootnote 13 (Patients acteurs de l'enseignement en médecine), nous pouvons lire que le patient formateur doit avoir « un certain recul, [être] dans une dynamique d'acceptation qui lui permet de “vivre avec” la maladie ». Ces compétences nous interrogent, d'une part, sur la capacité des ex-patients à pouvoir les mobiliser et, d'autre part, sur le travail qu'ils doivent réaliser, lequel doit impérativement passer par une transformation de leur rapport à la maladie. Ainsi, la seule expérience de la maladie et le travail sur soi que le malade a déjà engagé ne suffiraient pas. Le malade qui n'aurait pas, par exemple, avancé suffisamment ce travail de connaissance de soi ne serait pas éligible. Nous nous questionnons d'autant plus sur ce rapport dépréciatif aux émotions que plusieurs auteurs ont montré qu'elles sont précisément ce qui peut être « déclencheur ou moteur de l'engagement d'usagers ou de représentants d'usagers qui souhaitent transformer les institutions » (Godrie, Reference Godrie2019, p. 45), ou qu'elles peuvent permettre d’évoquer certains aspects de la maladie dont seuls ceux qui l'ont vécue peuvent témoigner et amener à modifier des pratiques ou des décisions. Cette « difficulté » que rencontrent les professionnels du soin et de l'administration des structures de soin ou de formationFootnote 14 peut engendrer des formes de frustration identitaire ou de découragement chez les ex-patients qui doivent se conformer au standard de contrôle de leurs émotions.
Cette recherche nous engage donc à travailler précisément sur les compétences et savoirs attendus, tout comme sur ceux qui sont rédhibitoiresFootnote 15 ou présentés comme étant « à travailler ». Il faut donc chercher à comprendre à quelles conditions, en termes de transformation identitaire, les ex-patients pourront intégrer des structures de soin ou de formation, siéger dans des instances représentatives ou participer à des groupes de travail. C'est la troisième étape, celle de la conversion professionnelle. Un travail sur les compétences s'impose d'abord. En effet, il faut chercher à comprendre si les nouvelles compétences attendues par l'employeur s'appuient (ou non) sur des savoirs professionnels préexistants et quels sont les savoirs et compétences transférables ou capitalisables. Il faudra notamment se demander si, en France, « la détention du diplôme est un fondement majeur de la légitimité professionnelle. Elle joue le rôle d'une licence d'expertise, attestant de l'apprentissage de savoirs codifiés, conférant un titre, et garantissant l'appropriation d'une déontologie spécifique » (Demazière, Reference Demazière2008, p. 47). Plusieurs formations et référentiels de compétences ont vu le jour ces dernières années et sont essentielles pour le processus de professionnalisation (Tourrette-Turgis, 2013 ; Fleury et Tourette-Turgis, Reference Fleury and Tourette-Turgis2018). Il sera donc intéressant de montrer comment le passage par la formation, qu'elle soit diplômante ou non, a été déterminant ou sans effet pour les patients dits experts en cancérologie, pour à la fois reconnaître l'expérience du cancer au même titre qu'une expérience professionnelle et faire des connexions entre le parcours de la maladie (voire les parcours de vie) et les parcours professionnels qui ont précédé. Si ce travail sur une professionnalisation émergeante doit commencer par l'analyse des compétences que requiert ce métier, c'est-à-dire par identifier et distinguer celles qui relèvent de l'expérience de la maladie et du système de soin, celles qui sont développées de façon autodidacte, et celles qui ont été acquises en formation, par ailleurs, il faudra aussi regarder par qui et par quelles institutions sont produites ces « exigences » en termes de compétences attendues — lorsqu'elles existent. On peut retenir la définition suivante des compétences : « des qualités mobilisées lorsqu'il s'agit de faire la preuve de ce que l'on sait faire dans une situation donnée », et qui reposent sur « la mobilisation d'un ensemble beaucoup plus diversifié d'objets » (Trépos, 2003, p. 16, cité dans Pasquier et Rémy, Reference Pasquier and Rémy2008). Il sera particulièrement intéressant de travailler à partir des référentiels de compétences produits par les agences d’État, des fiches de poste et des contenus des formationsFootnote 16. Ce travail d'identification des compétences est aussi important parce que dans nos sociétés modernes, l'adéquation des individus aux postes est sans cesse évaluée.
Il faudra enfin relever dans quelles institutions ou associations ces nouveaux professionnels ont trouvé du travail et sur quels critères s'est appuyé le recrutement, alors même que le système de santé français et son mode de financement freinent l'embauche des patients, que ce soit par l'absence de grille salariale ou l'incertitude quant au financement de leur activité (Bureau et Hermann-Mesfen, Reference Bureau and Hermann-Mesfen2014).
3. Transmettre un savoir expérientiel ou interroger la hiérarchie des connaissances
La reconnaissance du métier se heurte aussi à une forme d’« injustice épistémique » (Fricker, Reference Fricker2007). Cette notion est utile pour comprendre la hiérarchie des savoirs encore présente entre les savoirs expérientiels (Simon et al., Reference Simon, Arborio, Halloy and Hejoaka2020) et les savoirs des professionnels du système de santé et des employés des agences d’État. Si « de telles ruptures dans la relation épistémique peuvent conduire les personnes malades à avoir des expériences subjectives négatives des soins de santé » (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 2), elles sont aussi présentes dans le travail quotidien des patients dits experts, qui pour beaucoup ne souhaitent d'ailleurs pas revendiquer le terme d’« expertise », parce qu'ils ne se reconnaissent pas dans ce terme. « Expert de quoi ? », s'interrogent plusieurs. « C'est le médecin, l'expert », ajoutent-ils parfois, pour ne pas heurter ceux qui traditionnellement ont toujours été considérés comme les sachants. Ces ex-patients reconnaissent d'ailleurs que lorsqu'ils sont replacés dans le contexte de la consultation singulier pour le suivi de la maladie, ils retrouvent leur place de malade « soumis et vulnérable »Footnote 17, alors même que dans leur métier de patient partenaire, ils peuvent s'engager contre cette injustice épistémique. Pour Miranda Fricker, ces injustices sont « un tort fait à quelqu'un spécifiquement en sa qualité de sachant » (cité par Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 4). « Il s'agit d'un traitement différentiel illégitime et préjudiciable du témoignage d'une personne en vertu de son statut social », ajoutent Baptiste Godrie et Marie Dos Santos (Reference Godrie and Dos Santos2017, p. 11). Ruwen Ogien y voit, lui, le fait de jouer le rôle de « bon patient », qui ainsi
ne fait rien d'autre qu'exprimer sa compréhension plus ou moins intuitive de l'existence d'une relation de pouvoir asymétrique entre lui et le personnel soignant. Cette relation asymétrique n'a pas besoin de s'exprimer par des interventions unilatérales, des actions ouvertement paternalistes, c'est-à-dire accomplies par les soignants sans tenir compte de l'opinion et des sentiments du patient. Il suffit que ces interférences soient possibles à tout moment ou sérieusement redoutées, pour que le pouvoir et la liberté du patient soient affectés (Ogien, Reference Ogien2017, p. 43).
De fait, le maintien de ces injustices épistémiques revient à nier la capacité des individus à apporter des informations et à analyser leurs expériences de façon rationnelle, et donc à pouvoir améliorer le système de soin. « Les structures des institutions de soins de santé sont sous-tendues par des approches biomédicales qui se concentrent sur les aspects biologiques plutôt qu'existentiels de la maladie, et réduisent donc le niveau d'attention accordé à l'expérience subjective de la maladie » (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 5). Pour les auteurs, on peut alors parler d'injustice testimoniale puisque la parole du professionnel du système de soin aurait plus de valeur que celle de l'ex-patient. En effet, si les paroles du patient ou du représentant des usagers sont peu reconnues et connaissent « un déficit de crédibilité, en particulier par rapport à d'autres groupes socialement et épistémiquement dominants qui pourraient bénéficier d'un excès de crédibilité correspondant » (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 6), cela engendre par ailleurs une perte de « confiance épistémique » chez les patients, les amenant à se désengager ou à se résigner à endosser le rôle du « patient alibi ». « Ces situations d'injustices épistémiques peuvent conduire les groupes à intérioriser des biais cognitifs, produits historiquement et socialement, sur leurs propres capacités intellectuelles » (Godrie et Dos Santos, Reference Godrie and Dos Santos2017, p. 6). Ainsi, pour Gaile Pohlhaus, le « préjudice primaire de l'injustice testimoniale “est le fait d’être relégué au rôle d'autre épistémique, d’être traité comme si l’étendue de ses capacités de sujet était simplement dérivée de celle d'un autre” » (cité par Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 7). Le savoir expérientiel n'est alors « recevable » qu'en tant que « source d'informations factuelles » qui ne remet pas en cause la hiérarchie des épistémès dominantes. Par ailleurs, Carel et Kidd précisent que la prise de parole doit aussi répondre à certaines compétences :
Une personne qui n'a pas le sens de la pertinence (capacité à déterminer quelles idées méritent d’être prises au sérieux, quelles objections sont méritoires, etc.) est susceptible de saper l'efficacité de toute communauté épistémique à laquelle elle participe en ne jugeant pas correctement la pertinence de ses propres contributions et de celles des autres (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 9).
Cette personne sera donc rapidement écartée ou stigmatisée, annulant ainsi tout effet performatif de son discours, renvoyé à sa propre subjectivité. Comme le rappelle Vololona Rabaherisoa (2007), le paradigme positiviste empêche encore aujourd'hui de reconnaître les savoirs expérientiels au même titre que les connaissances scientifiques. Ainsi, des travaux qui portent sur l'intégration des patients dans les recherches scientifiques relèvent que le manque de « confiance et de respect » envers les patients sont des limites essentielles. Ils notent aussi que les relations asymétriques (longtemps classiques dans la relation médecin-patient) se rejouent d'autant plus dans ce contexte où les inégalités sont saillantes en termes de savoirs, de pouvoir, d'accès aux connaissances et de maîtrise des modes hiérarchiques de prise de décision, variables selon les organisations (Lascoumes, Reference Lascoumes2007). Comme l'ont montré certains chercheurs, une formation peut être utile pour éviter « la démobilisation du militant lambda étant de plus en plus dans l'incapacité de prendre part à la préparation de contre-expertises » (Dalgalarrondo, Reference Dalgalarrondo2007, p. 179), ou pour empêcher qu'il soit pris dans des relations de pouvoir qu'il ne maîtrise pas. Cependant, les travaux de Steven Epstein (Reference Epstein2001) sur l'histoire de l'activisme thérapeutique de patients atteints du Sida aux États-Unis ont aussi montré comment, au sein d'Act-Up NY, deux catégories de patients se sont peu à peu créées et comment « l'écart s'est peu à peu creusé entre ceux qu'il qualifie de “lay-experts” et les “lay-lay persons” » (Epstein, Reference Epstein2001). En effet, la distinction entre le rôle de conseiller profane et de cochercheur en formation peut devenir floue, les patients devenant alors eux-mêmes des professionnels de la recherche engendrant les mêmes injustices épistémiques.
Enfin, Carel et Kidd montrent que certaines émotions comme celle de la plainte, de la colère ou des attitudes jugées négatives engendrent aussi des inégalités épistémiques. Si nous avons montré plus haut comment la maîtrise des émotions est un gage de reconnaissance, les auteurs expliquent ici que le « style d'expression intuitif ou émotionnel signifie que l'on ne peut pas être entendu comme pleinement rationnel » (Fricker cité dans Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 13). Ceci engendre une stigmatisation de l'individu ou du groupe qu'il représente et peut mener à leur éviction. Ainsi, pour Kidd et Carel, « les personnes malades peuvent être, et sont souvent, victimes de stratégies d'exclusion : elles rapportent souvent qu'elles sont forcées d'adopter un rôle épistémique marginal dans les exercices de consultation, ou qu'on leur demande d'utiliser un langage et des conventions qui requièrent une formation et une expérience professionnelles » (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 57). Pour les auteurs, on retrouverait ici une vieille tradition qui oppose rationalité et émotivité, « encourageant ainsi le sentiment que la raison doit être exprimée froidement et sans passion » (Kidd et Carel, Reference Kidd and Carel2017, p. 14).
L'introduction des patients à différents niveaux du système de santé doit permettre aux soignants d'interroger leurs pratiques et la relation soignant-soigné. « C'est de l'ensemble de ces expériences, aussi bien négatives que positives, que peuvent émerger une réflexion collective afin d'améliorer les prises en charge » (Lechopier, Reference Lechopier2020), de mieux intégrer les patients à la prise de décision, d’être davantage à leur écoute, en somme d’être plus sensibles à la démocratie en santé. Plus largement, reconnaître le statut de sachant à un patient, l'intégrer dans une équipe de soin, de formation ou lui permettre d’être acteur dans une recherche scientifique permet de reconsidérer la relation asymétrique soignant-malade parfois encore transmise dans la formation et de repenser la hiérarchisation des savoirs.
Conclusion
L'ensemble de ces éléments préliminaires nous indiquent une première piste explicative sur la difficulté ou la lenteur avec lesquelles, en comparaison avec d'autres pathologies et/ou d'autres pays, les patients atteints de cancer arrivent à s'imposer dans la démocratie en santé.
On relève en effet, chez les patientes partenaires interrogées, l'idée qu'il faut s'insérer dans le système de soin de façon « douce et progressive ». Ainsi, nous faisons le constat que les patients atteints de cancer, aussi probablement en raison des histoires de la maladie et de l'engagement des patients (Pinell, Reference Pinell1992), privilégient un plaidoyer doux (« soft advocacy »). Le vocabulaire même utilisé par les anciennes malades et les acteurs du système de santé interrogés en témoignent. Il ne s'agit pas de se plaindre, de dénoncer, de déconstruire mais de coconstruire, de faire du partenariat, de développer une alliance. On a bien affaire à ce que Erving Goffman (1968) appelle des adaptations secondaires intégrantes. Ici, il n'est pas question pour les patients qui souhaitent être reconnus comme partenaires de soin, de formation ou dans la recherche de remettre en question l'institution de soin ou plus largement le système de santé, mais plutôt de chercher à réduire les difficultés rencontrées par les malades. Tout se passe comme si pour « faire sa place », il fallait entrer prudemment, à pas feutrés, et proposer progressivement des adaptations ou des arrangements avec l'institution et ses professionnels. Si, comme le rappelle Goffman, « les adaptations secondaires représentent pour l'individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage que l'institution lui assigne tout naturellement » (Goffman, Reference Goffman1998, p. 245), ici elles doivent se faire avec l'institution et non contre l'institution.
Cette posture ne serait-elle d'ailleurs pas la plus profitable au corps soignant et aux acteurs institutionnels ? Ils ont tout intérêt sinon à porter cette idée, du moins à la soutenir. Cela mène à poser de nouveau la question suivante : jusqu'où les patients peuvent-ils aller dans leur implication dans le système de soin, et jusqu’à quel point les injustices épistémiques leur permettent-elles d'y entrer et d'y jouer un rôle actif ?
Les deux recherches en cours doivent nous apporter des éléments nouveaux pour comprendre le problème du statut des savoirs et des savoir-faire rencontré par les malades en cancérologie en France, et ouvrir des pistes de réflexion pour faciliter leur reconnaissance. En interrogeant la répartition des pouvoirs dans les institutions de soin, dans la formation des soignants et dans la recherche en oncologie, et en travaillant sur la capacité d'action et de décision des patients dans ces différentes sphères, nous pourrons montrer si leur intégration représente (on non) une voie pour la démocratie en santé et pour l'amélioration de la santé des personnes atteintes de cancer, des pratiques professionnelles et du système de soin. En initiant cette réflexion sur la professionnalisation des patients experts, patients partenaires, patients formateurs et cochercheurs dans le contexte français, nous souhaitons mieux appréhender les possibilités ou les entraves au développement d'une expertise citoyenne en santé.
Annexe méthodologique
Nous allons réaliser en tout 35 entretiens avec des patients experts (professionnalisés ou non), ce qui permettra d'interroger leurs parcours individuels : qui sont-ils socialement ? quels sont leurs parcours de maladie et leurs parcours professionnels et/ou de formation ? comment passe-t-on de malade « ordinaire » du cancer à la professionnalisation de l'expérience ? quelles compétences ce métier requiert-il et comment les acquière-t-on ? où les patients experts travaillent-ils et avec quelle reconnaissance ? etc. Pour certains d'entre eux, nous avons recours à la méthode biographique et nous menons au moins deux entretiens. Toutes les entrevues sont enregistrées et retranscrites. Les personnes interviewées sont « recrutées » dans les associations observées (voir plus bas), prioritairement en Nouvelle Aquitaine, mais aussi dans toute la France. Ensuite, 10 entretiens seront réalisés avec des responsables de structures, d'associations qui ont recruté des patients experts en cancérologie, et avec des personnes qui sont à l'origine de la création des différentes universités des patients existant en France et de formations non diplômantes. Nous mènerons aussi des observations pendant quelques semaines dans des associations de patients et des structures de soin afin de mieux identifier les tâches réalisées et les compétences mobilisées par les patients experts et patients partenaires qui y travaillent.
Des expériences de formation menées par une association de lutte contre le cancer du sein à l'Institut Bergonié (Centre de lutte contre le cancer, Bordeaux) et à la faculté de médecine de l'Université de Bordeaux, à destination des étudiants en santé (médecins, infirmières, kinésithérapeutes, etc.), seront plus particulièrement observées. Nous observerons aussi des interventions menées auprès d'autres professionnels de santé. Nous mènerons 20 entretiens avec des internes en cancérologie qui ont reçu des enseignements avec des patients experts, ainsi qu'avec les médecins qui co-animent les enseignements et/ou qui les ont inscrits dans le programme. Avec la LIGUE 33 (Ligue départementale de lutte contre le cancer de la Gironde), nous pourrons rencontrer des patients qui interviennent dans la formation des soignants et observer le déploiement de l'action de la Ligue nationale contre le cancer, « Patient ressource témoin / patient ressource parcours ». Ce travail d'observation sera particulièrement pertinent pour comprendre le travail de construction du référentiel de compétences. Nous participons déjà au comité de pilotage (où les compétences et les critères de choix des patients témoins sont discutés) ; nous pourrons aussi observer les formations et participer à l’évaluation du programme. Dix entretiens seront menés avec les patients témoins et des patients enseignants « recrutés » par les différentes actions que nous venons de présenter.
Nous observerons aussi, toutes les six semaines, le comité de pilotage du collectif ASPERON & Co (Associations et patients engagés pour la recherche en oncologie et communauté professionnelle), qui a pour objectif d'impliquer les patients dans la recherche, et les actions du SIRIC BRIO (Site intégré de recherche sur le cancer de Bordeaux), qui va piloter une réflexion pour l'ensemble des SIRIC de France dans le domaine de l'implication des patients. Par ailleurs, tous les cinq ans, BRIO redépose auprès de l'Institut national du cancer une demande de certification pour être l'un des huit SIRIC français. Il est actuellement dans sa deuxième période de certification (2018-2022) et son équipe a réfléchi à la manière de construire sa future candidature, qui comprend la définition des trois programmes-cadres et un appel à projets de recherche pour faire partie de ces programmes. Un comité de patients (CP) a été constitué, de même qu'un comité de pilotage, qui comprend un des patients du CP. Les patients sont donc inclus dès le départ afin d’évaluer les projets de recherche selon leurs propres critères, y compris la participation des patients. Nous avons commencé à observer les différentes réunions et le processus par lequel cette organisation de recherche inclut pour la première fois les patients dans ses décisions fondamentales, et nous réaliserons des entretiens avec les patients impliqués dans ASPERON & Co et dans le CP. Par ailleurs, nous observerons in situ l'implication des patients dans le projet REALYSA (Real world data in lymphomas and survival in adultsFootnote 18). Cette étude, qui suit pendant neuf ans des patients atteints de lymphomes en recueillant des données épidémiologiques, cliniques et biologiques, nous intéresse parce qu'elle va inclure un groupe de cinq patients partenaires (rémunérés) qui participeront à la communication sur l’étude auprès des patients, produiront des supports de communication pour les patients et s'interrogeront sur le meilleur moyen d'inciter les participants de l’étude à s'investir pendant neuf ans. Nous pourrons suivre cette étude en observant les groupes de travail qui impliquent les patients partenaires tout au long de la recherche. Les patients partenaires sélectionnés seront interrogés. Enfin, 15 entretiens seront réalisés avec des patients experts qui sont intervenus ou participent à une recherche scientifique en cancérologie et des chercheurs qui ont choisi d'impliquer des patients (six associations de patients ou de proches de patients atteints de cancer ont donné leur accord).
Nous inscrirons ce travail dans une perspective comparative en travaillant sur le modèle de partenariat mis en place par le Québec. La littérature scientifique qui porte sur les patients experts montre un intérêt à réaliser des comparaisons internationales (Bousquet et Ghadi, Reference Bousquet and Ghadi2017) parce qu'il s'agit d’« un mouvement en marche en cours de construction », parce qu'il résulte de processus sociaux qui se jouent au-delà d'un cadre national, et aussi parce qu'il apparaît nécessaire au chercheur de se décentrer par rapport à son propre univers de référence. « À l'épreuve des terrains, le chercheur se trouve rapidement confronté à la recherche de traits qui font sens pour chacune des situations étudiées et permettent de les caractériser en regard les unes des autres » (De Verdalle, Vigour et Le Bianic, Reference De Verdalle, Vigour and Le Bianic2012, p. 6). Ainsi, en faisant appel à des échelles d'analyse spatiales ou temporelles contrastées, on peut faire ressortir les spécificités nationales tout en révélant ce qui est transposable (circulations, emprunts, transferts) dans d'autres modèles aux niveaux micro et macro. On pourrait nous opposer ici que le processus de globalisation tend à rendre les situations plus homogènes d'un pays à l'autre, notamment sous l'influence de catégories transnationales ou supranationales telles que l'Union européenne ou l'Organisation mondiale de la santé, mais dans le cas étudié, nous savons que les différences restent importantes. La comparaison nous permettra aussi « d'éviter toute “illusion terminologique”, puisqu'un même mot peut en effet désigner des réalités différentes dans des pays qui utilisent la même langue, et inversement des termes différents qualifier des phénomènes similaires ou proches, avec des nuances significatives » (De Verdalle, Vigour et Le Bianic, Reference De Verdalle, Vigour and Le Bianic2012, p. 15). Rappelons, enfin que la perspective interactionniste choisie ici comme cadre d'analyse recommande la comparaison (Glaser et Strauss, Reference Glaser and Strauss1967) qui, dans un double mouvement, permet de dégager des régularités sociales, tout en faisant émerger la singularité des cas étudiés. Au Québec (CHUM et Faculté de médecine de l'Université de Montréal), nous souhaitons pouvoir réaliser une vingtaine d'entretiens avec des patients partenaires, des soignants, des chercheurs et des professionnels d'agences d’État spécialisés en cancérologie.