Hostname: page-component-586b7cd67f-t7fkt Total loading time: 0 Render date: 2024-12-03T19:15:51.000Z Has data issue: false hasContentIssue false

Heidegger en dialogue: par-delà Ernst Jünger, un retour à Nietzsche

Published online by Cambridge University Press:  27 April 2009

Martine Béland
Affiliation:
École des hautes études en sciences sociales (Paris)

Abstract

This article investigates Martin Heidegger's intellectual relation to Ernst Jünger. In order to show that Heidegger's appraisal of Jünger is directly related to his understanding of Nietzsche's pre-eminent standing in the history of Western philosophy, I situate Jünger in the Heideggerian reconstruction of the history of metaphysics. It is because Jünger belongs to the Nietzschean paradigm that Heidegger believes he is worth reading—but also worth criticizing. Indeed, Jünger did not overtake the philosophical project that Nietzsche made possible by accomplishing the end of metaphysics. This is the very project adopted by Heidegger, first by thinking beyond metaphysics, and second by hoping Germany would turn towards a spiritual renewal of its civilization. Thus, since Nietzsche is the central figure who stands between Heidegger and Jünger, this article wishes to show that through his critical reading of Jünger, Heidegger in fact fosters a fundamental and uninterrupted dialogue with Nietzsche.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 2006

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

Notes

1 Jünger, E., Passage de la ligne [1950], trad. H. Plard, Paris, Christian Bourgois, 1997Google Scholar; et Heidegger, M., «Contribution à la question de l'être» [1955], trad. G. Granel, dans M. Heidegger, Questions I et II, Paris, Gallimard, 1990, p. 195252.Google Scholar

2 von Krockow, C. Graf, Die Entscheidung: Eine Untersuchung über Ernst Jünger, Carl Schmitt und Martin Heidegger, Stuttgart, Ferdinand Enke, 1958Google Scholar; Palmier, J.-M., Les écrits politiques de Heidegger, Paris, L'Herne, 1968Google Scholar; et Hoerges, D., «“Die wahre Leidenschaft des 20. Jahrhunderts ist die Knechtschaft”: Die Nationalintellektuellen contra Menschen- und Bürger-rechte. Ernst Jünger, Martin Heidegger, Carl Schmitt», dans W. Bialas et G. G. Iggers, dir., Intelektuelle in der Weimarer Republik, Berne/Francfort a. M., Peter Lang, 1996, p. 91104.Google Scholar

3 Bourdieu, P., L'ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 54Google Scholar. Cf. aussi Losurdo, D., Heidegger et l'idéologie de la guerre, trad. J.-M. Buée, Paris, Presses Universitaires de France, 1998.Google Scholar

4 Bourdieu, , L'ontologie, p. 54Google Scholar. Cf. aussi Löwith, K., «Les implications politiques de la philosophie de l'existence chez Heidegger»Google Scholar, trad. Rovan, J., Les temps modernes, vol. 2, n° 14, 1946Google Scholar, et Tertulian, N., «La pensée de Heidegger sous le regard démystificateur d'un sociologue», dans J. Bidet et J. Texier, dir., Actuel Marx, n° 20: Autour de Pierre Bourdieu, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.Google Scholar

5 Jünger, E., Les prochains Titans, [1995], entretiens avec A. Gnoli et F. Volpi, trad. M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1998, p. 40Google Scholar. Dans l'entre-deux-guerres, Jünger a rédigé plus d'une centaine d'articles politiques et idéologiques dans des revues et journaux de droite et d'extrême-droite tels que Die Standarte, Arminius, Widerstand, Deutsches Volkstum et même le Völkischer Beobachter (cf. Berggötz, S. O., dir., Ernst Jünger. Politische Publizistik 1919–1933, Stuttgart, Klett-Cotta, 2001).Google Scholar

6 Par exemple dans la conférence «Le Tournant» de 1949, trad. Lauxerois, J. et Roëls, C., Heidegger, dans M., Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 153Google Scholar, et dans le cours Qu'appelle-t-on penser?, de 1951–1952, trad. Becker, A. et Granel, G., Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 35.Google Scholar

7 Le premier Heidegger a certes dialogué, en tant que philosophe universitaire, avec E. Husserl, N. Hartmann et K. Jaspers. Mais le second Heidegger (c'est-à-dire après «le tournant» dans sa pensée qui eut lieu vers le milieu des années 1930) a plutôt entretenu des relations de pensée avec des poètes (R. Char), des exégètes (J. Beaufret), des traducteurs (F. Fédier) et des commentateurs de son œuvre (le père Richardson, J.-M. Palmier).

8 Heidegger, M., «Dépassement de la métaphysique», Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1996, §2, p. 8182; cf. aussi §3.Google Scholar

9 Heidegger, M., «L'époque des “conceptions du monde”», Chemins qui ne mènent nulle part, trad. W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1986, p. 126, note 1.Google Scholar

10 Cf. Heidegger, M., Gesamtausgabe, t. 90: Zu Ernst Jünger, P. Trawny, dir., Francfort a. M., Klostermann, 2004.Google Scholar

11 Heidegger, M., «Le rectorat 1933–1934. Faits et réflexions», trad. F. Fédier, Le Débat, vol. 27, 1983, p. 76.Google Scholar

12 Jünger, , Passage, p. 9396.Google Scholar

13 Heidegger, , «Contribution», p. 199.Google Scholar

14 Cf. Heidegger, , «Dépassement», §26 (seul paragraphe écrit en 1951), p. 107Google Scholar; cf. Jünger, E., Le Travailleur [1932], trad. J. Hervier, Paris, Christian Bourgois, 1989, §49.Google Scholar

15 Cf. Heidegger, , «Contribution», p. 206.Google Scholar

16 Cf. Jünger, E., Le mur du Temps, trad. H. Thomas, Paris, Gallimard, 1994, §96, p. 182183.Google Scholar

17 Cf. Jünger, E., «Volants. À Martin Heidegger pour son 80e anniversaire», dans Rivarol et autres essais, trad. J. Naujac et L. Eze, Paris, Grasset, 1974, p. 131Google Scholar, et «Lettre de Martin Heidegger», dans ibid., p. 161–164.

18 Cf. Jünger, E., «Le Travailleur planétaire», dans M. Haar, dir., Cahier de l'Herne Martin Heidegger, Paris, L'Herne, 1983, p. 149.Google Scholar

19 Ainsi qu'en témoignent, pour Heidegger, le Discours de rectorat (1933) et l'Introduction à la métaphysique (1935), et pour Jünger, les divers essais révolutionnaires-conservateurs de l'entre-deux-guerres.

20 Il faut toutefois noter que Jünger ne partage pas la fascination de Heidegger pour le grec ancien.

21 Cf. Jünger, , Les prochains Titans, p. 53.Google Scholar

22 Nous verrons en effet que Heidegger considère que sa pensée se situe en dehors de la métaphysique dont le développement est terminé, du fait qu'avec la philosophie de Nietzsche, elle a fait le tour de ses possibilités.

23 Heidegger dira d'ailleurs en 1966 que «[t]out le travail [qu'il] a fait dans [ses] cours et [ses] séminaires durant les trente dernières années n'a rien été d'autre principalement qu'une interprétation de la philosophie occidentale» (Réponses et questions sur l'histoire et la politique [entrevue accordée à Der Spiegel en 1966], trad. Launay, J., Paris, Mercure de France, 1977, p. 55).Google Scholar

24 Heidegger, M., «L'Éternel Retour du Même», cours du semestre d'été 1936, dans Nietzsche, vol. 1, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 348.Google Scholar

25 Ibid., p. 347.

26 À l'aune de la conception grecque de la vérité comme «alèthéia», non-voilement, Heidegger pense l'Être comme manifestation et voilement ou manifestation et retrait. Sur la conception heideggérienne de l'Être et de la vérité, cf. le cours de l'été 1943: «Alèthéia (Héraclite, fragment 16)» [1943], dans Heidegger, Essais et conférences, et Grondin, J., «L'alèthéia entre Platon et Heidegger», Revue de métaphysique et de morale, vol. 87, n° 4, 1982.Google Scholar

27 Cf. Heidegger, , «Projets pour l'histoire de l'Être en tant que métaphysique» [1941], dans Nietzsche, vol. 2, p. 379380Google Scholar; Heidegger, , «La remémoration dans la métaphysique» [1941]Google Scholar, dans ibid., p. 395; et Heidegger, , «L'Éternel Retour du Même», p. 356.Google Scholar

28 Heidegger, , «L'Éternel Retour du Même», p. 349.Google Scholar

29 Ibid., p. 352.

30 Heidegger, , «La volonté de puissance en tant qu'art», cours du semestre d'hiver 1936, dans Nietzsche, vol. 1, p. 26.Google Scholar

31 Il faut toutefois souligner que, du fait que Nietzsche se tient à la toute fin de la métaphysique et qu'il a entretenu un dialogue avec les présocratiques, Heidegger lui accorde un statut particulier. Ce dernier affirmait dans un cours de 1936: «Nietzsche savait ce que c'est que la philosophie. Ce savoir-là est rare. Seuls les grands penseurs le possèdent. Les plus grands en témoignent, de la façon la plus pure, sous la forme d'une interrogation constante.» Mais il poursuivait en soulignant le manque de recul historique nécessaire «pour que puisse déjà mûrir une appréciation de ce qui constitue la force de ce penseur» («La volonté de puissance en tant qu'art», p. 1415).Google Scholar

32 Cf. ibid., p. 30 et 40.

33 Heidegger, , «L'Éternel Retour du Même», p. 365.Google Scholar

34 Heidegger, , «La volonté de puissance en tant qu'art», p. 40.Google Scholar

35 Ibid., p. 44.

37 Ibid., p. 61.

38 Ibid., p. 45.

39 Ibid., p. 61.

40 Ibid., p. 64.

41 Heidegger, , «L'Éternel Retour du Même», p. 360.Google Scholar

43 Ibid., p. 361.

46 Cf. ibid., p. 363.

47 Ibid., p. 364.

48 Heidegger, , «Contribution», p. 214.Google Scholar

49 Ibid., p. 212–213.

50 Cf. ibid., p. 204.

51 Jünger emploie cette expression pour caractériser la nouveauté des batailles de la Première Guerre mondiale, où les soldats s'affrontent par le biais d'un «terrifiant barrage d'artillerie» et de machines: la Première Guerre mondiale est la première «guerre des travailleurs» où la technique tient le premier rôle (cf. La mobilisation totale [1930]Google Scholar, dans Jünger, E., L'État universel, trad. H. Plard et M. B. de Launay, Paris, Gallimard, 1990, §6, p. 130Google Scholar; §3, p. 113; et La guerre comme expérience intérieure [1922], trad. Poncet, F., Paris, Christian Bourgois, 1997).Google Scholar

52 Jünger, , La mobilisation totale, §4, p. 115.Google Scholar

53 Ibid., p. 116.

54 Jünger, , Le Travailleur, §21, p. 103.Google Scholar

55 Le monde du travail est le monde de la mobilisation totale qui marque la nouvelle ère métaphysique en cours, laquelle consiste en «[l]'exploitation totale de toute l'énergie potentielle» (Jünger, , La mobilisation totale, §3, p. 107).Google Scholar

56 Jünger, , Le Travailleur, §21, p. 104Google Scholar; nous soulignons. Bien qu'il écrive que le nouveau rapport à la puissance est étranger à la volonté, Jünger continue d'employer l'expression «volonté de puissance» pour décrire ce rapport. Il semble qu'il veuille surtout souligner qu'une chose comme une «pure volonté de puissance», abstraite et, pour ainsi dire, désincarnée, n'existe pas. Pour Jünger, la puissance «est un signe d'existence», elle est «liée à une unité de vie stable et déterminée» (ibid.; aussi §22, p. 104 et 106). Il s'accorde en cela avec Nietzsche, pour qui vie et volonté de puissance sont indissociables.

57 Ibid., §22, p. 107.

58 Ibid., p. 108.

59 Jünger, , La mobilisation totale, §6, p. 127128.Google Scholar

60 Jünger écrit qu'autant la Figure du Travailleur «favorise la mobilisation totale, autant elle détruit tout ce qui s'oppose à cette mobilisation» (Jünger, , Le Travailleur, §44, p. 199).Google Scholar

61 Cf. Heidegger, , «Contribution», p. 215.Google Scholar

62 Jünger, , Le Travailleur, §44, p. 198.Google Scholar

63 Heidegger, , «Contribution», p. 205.Google Scholar

64 Ibid., p. 206.

65 Heidegger, , «La volonté de puissance en tant qu'art», p. 26.Google Scholar

66 Voilà possiblement pourquoi Heidegger a consacré tant d'études à Nietzsche: trois livres, dont deux de plus de 400 pages, et au moins deux conférences.

67 Nietzsche, , «Le philosophe comme médecin de la civilisation» [1873]Google Scholar, dans Nietzsche, F., Le livre du philosophe. Études théorétiques, éd. Kröner, , trad. Kremer-Marietti, A., Paris, Flammarion, §170, p. 109Google Scholar: «Quel est le pouvoir d'un philosophe en ce qui concerne la civilisation de son peuple? […] [I]l ne peut créer une civilisation, mais la préparer, supprimer les entraves ou bien la modérer et ainsi la conserver ou bien la détruire». Cf. aussi Heidegger, , Réponses et questions, p. 49Google Scholar: «la philosophie ne pourra pas produire d'effet immédiat qui change l'état présent du monde. […] Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l'apparition du dieu ou pour l'absence du dieu dans notre déclin».

68 Heidegger, M., «L'Université allemande envers et contre tout elle-même» [1933]Google Scholar, trad. Fédier, F., Le Débat, vol. 27, 1983, p. 95.Google Scholar

69 Heidegger, M., Introduction à la métaphysique, cours de l'été 1935, trad. G. Kahn, Paris, Gallimard, 1980, p. 56.Google Scholar

70 Nietzsche, F., La naissance de la tragédie [1872], trad. P. Lacoue-Labarthe, Paris, Gallimard, 1986, §19, p. 118.Google Scholar

71 Cf. Heidegger, , «L'Université allemande», p. 95.Google Scholar

72 Cf. Heidegger, , Réponses et questions, p. 17, 22 et 41–43.Google Scholar

73 Heidegger, , «La volonté de puissance en tant qu'art», p. 14.Google Scholar

74 Heidegger, , «L'Université allemande», p. 91.Google Scholar

75 L'auteure souhaite remercier MM. Pierre Manent, Daniel Tanguay et Danic Parenteau pour leurs commentaires fort utiles sur les versions antérieures de ce texte. Elle tient de plus à remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son soutien lors des recherches ayant mené à la rédaction de cet article.