Published online by Cambridge University Press: 13 April 2010
Face aux difficultés soulevées par le rapport de l'intellect à la chose intelligée — question qui suscite de nombreux débats aux confins des XIIIe et XIVe siècles —, Guillaume d'Ockham adopte une solution radicale: elle consiste à supprimer tout intermédiate entre l'acte d'intellection et la chose réelle, donnée dans sa présence singulière, ultime cause efficiente du procès d'émergence et d'élaboration de la connaissance. De ce fait, Guillaume d'Ockham rejette tout corrélat de la connaissance qui serait distinct de la chose même. Cela revient à invalider aussi bien l'idée d'intentio in concreto que celle d'esse obiectivum. Sans faire l'unanimité, loin de là, la solution ockhamiste trouve des echos aussi bien chez des anglais tels que Gauthier Chatton ou Robert Holkot, que dans la pensée parisienne à partir de Jean Buridan. L'essentiel, de ce point de vue, est l'exigence de présence de la chose même dans le renvoi sémantique et dans le rapport de connaissance, par conséquent la détermination de l'objet — entendu comme ce qui fait face à l'intellect — à partir de la présence et de l'être donné, l'instauration d'une relation de causalité efficiente (au moins à titre de cause partielle) entre la chose et la connaissance.
1 d'Ailly, Pierre, Conceptus, éd. Kaczmarek, L., dans Modi significandi und ihre Destruktionen, Münster, Münsteraner Arbeitskreis für Semiotik, 1980, p. 83.Google Scholar
2 Ibid., p. 81. Sur l'expression, fréquente chez d'Ailly, Pierre, «aliquid, vel aliqua vel aliqualiter», cf. J. Biard, Logique et théorie du signe au xive siècle, Paris, Vrin, 1989, p. 267–269.Google Scholar
3 Ibid., p. 82–83. La notitia est plus large que la seule connaissance intellectuelle, puisqu'elle inclut aussi bien l'appréhension par la puissance sensible.
4 Pour de plus amples éclaircissements sur cette notion de vitalis immutatio, que Pierre d'Ailly reprend à Jean de Ripa, cf. L. Kaczmarek, «Notitia bei Peter von Ailly, Sent. 1, q. 3. Anmerkungen zu Quellen und Textgestalt», dans Pluta, O., dir., Die Philosophic im 14. und 15. Jahrhundert, Amsterdam, Grttner, 1988, p. 385–420.CrossRefGoogle Scholar
5 Conceptus, p. 95; cf. aussi p. 94: «Le terme vocal est dit signifier arbitrairement de maniere ultime la chose même en vue de laquelle il a été cree pour la signifier de manière ultime, à savoir la chose d'abord conçue» l'expression de «signifié ultime», utilisée pour renvoyer à la chose réelle signifiée, vient de Jean Buridan, mais le schéma sémiotique ici mis en œuvre est quelque peu different (cf. J. Biard, Logique et théorie du signe au xive siècle, p. 274–275).
6 Ibid., p. 93.
7 Cf. Insolubilia, dans Conceptus et insolubilia magistri Petri de Alyaco, s. 1. n. d. (Paris, Bibl. nat., Rés.: R. 2239), sign. D II r; trad, anglaise dans P. V. Spade, Peter of Ailly: Concepts and Insolubles, Dordrecht, Reidel, 1980, §273, p. 72.
8 Cf. Guillaume d'Ockham, Scriptum in primum librum sententiarum ordinatio, dist. 27, q. H, Opera theologica, vol. IV, éd. G. Etzkorn et Fr. Kelley, St. Bonaventure, NY, The Franciscan Institute, 1979, p. 205 : « [ … ] en aucun sens, une species n'est à poser dans l'intellect, parce qu'il ne faut pas poser une pluralité sans nécessité. Or [ … ] tout ce qui peut être justifé par une telle espèce peut aussi facilement être justifié sans elle». Il est usuel de transcrire species par «espèce», meme si cette transposition est incompréhensible en bon français. Telle que je comprends la doctrine de Pierre d'Ailly, il me semble que l'on pourrait rendre approximativement species par «image»; Pierre dit parfois que la species est une image, et il donne souvent comme exemple «l'image d'un roi» pour faire comprendre le type de relation signifiante qui est en cause. On ne peut touftfois pas identifier totalement les deux notions.
9 Marshall, P., «Parisian Psychology in the Mid-Fourteenth Century», Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen âge, vol. 50 (1983), p. 101–193.Google Scholar
10 La version imprimée dans l'édition Lockert l'affirme d'abord pour l'esèece sensible: cf. Quœstiones et decisiones physicales insignum virorum, ed. G. Lokert, Paris, 1518, fo XI ra-rb, repris par Marshall, dans «Parisian Psychology … », p. 153: «Tout sens dans lequel un sensible imprime une species est passif à l'égard de ce sensible. Or le sensible imprime une certaine species dans le sens, comme c'est évident de la vue, par expérience [ … ]»; et p. 1 5 5 : « [ … ] sans espece sensible produite par l'objet, le sens ne peut pas sentir». Pour l'espece intelligible, Jean Buridan affirme dans la même version la distinction de l'espece et de l'acte: cf. ibid., III, vIII, fo XXVIIvb, réédité dans Benoît Patar, Le Traité de l'âme de Jean Buridan, Louvain-la-Neuve, Éd. de l'lnstitut Supérieur de Philosophies Longueuil, Éd. du Préambule, 1991, p. 589: «I1 faut alors, pour répondre, poser une conclusion, à savoir que les espèces intelligibles different des actes d'intelliger». Le manuscrit de Bruges édité par B. Patar comme prima lectura affirme en revanche qu'il n'y a pas de distinction réelle entre l'acte et l'espece, à la différence de ce qui se passé dans le sens, où l'espèce doit précéder l'acte (cf. ibid., p. 459).
11 Tractatus de anima, édité dans O. Pluta, Die philosophische Psychologie des Peter von Ailly, t. II: Edition –Petrus de Aillyaco: Tractatus de anima (Bochumer Studien zur Philosophie, vol. 6), Amsterdam, Grüner, 1987, c. 8, p. 46; pour la référence à Grégoire, voir la note 3 de l'éditeur, p. 45.
12 Ibid., p. 46. Je passe très vite sur les espèces dans le milieu, dans les sens externes ou dans le sens interne; on peut à ce sujet consulter O. Pluta, Die philosophische…, t.1: Die philosophische Psychologie des Peter von Ailly, p. 70–99, ou Meller, B., Studien sur Erkenntnislehre des Peter von Ailly, Fribourg, Herder, 1954, p. 51–81.Google Scholar
13 D'apres l'usage qu'en fait Pierre d'Ailly dans le Traité de l'âme, on peut estimer que le terme «intelligible» désigne d'abord, au sens large, tout ce qui est ou peut être intelligé (voir par exemple p. 80), que cela soit ou non également perceptible par les sens; concernant plus spécialement les «espèces intelligibles», ainsi qu'elles sont parfois nommées, elles sont en vérité les «especes de l'intellect» (cf. ibid., c. 10, p. 58: «Après avoir parlé des especes du sens, il faut parler des espèces de l'intellect»). Cela n'implique pas qu'elles possédent un mode d'être spécifique ou constituent un monde proprement intelligible.
14 Dans l'introduction à son édition du Traité de l'âme, p. 108–110, Olaf Pluta critique Bernhard Meller qui décèle une opposition entre le Traité de l'âme et le Commentaire des Sentences, à propos d'une distinction que Pierre d'Ailly-introduit au-sei«jde la connaissance abstractive. Il est bien sur important de restituer le véritable ordre chronologique entre les deux œuvres – le Commentaire des Sentences (1376–1377) étant antérieur au Traité de l'âme (entre 1377 et 1381). Et il ne semble pas y avoir de forte opposition entre les deux textes. Toutefois, Ludger Kaczmarek (art. cité) montre que dans le passage du Commentaire des Sentences qui est consacre a la connaissance intuitive et à la connaissance abstractive, c'est bien sur Guillaume d'Ockham et non sur Grégoire de Rimini que se regie Pierre d'Ailly. Le fait de reprendre, dans le Traité de l'âme, des définitions de Grégoire peut marquer une certaine évolution de la réflexion et entraîner certains déplacements. Ainsi, Ton note bien certaines différences dans les définitions de la connaissance abstractive. On pourrait alors se demander s'il n'y a pas aussi une évolution entre le Conceptus (entre 1368 et 1375), qui affirme fortement le rapport direct du concept au signifié, assimilé à la chose, et le Traité de l'âme qui combine le rôle des species avec la «signification objectives On peut l'admettre, mais il ne me semble pas y avoir d'incompatibilité entre ces différents aspects.
15 Cf. Pierre d'Ailly, In I. Sent, q. 3, art. 1, texte donné par L. Kaczmarek, art. cité, §§6 et 7, p. 407, avec, en regard, le texte correspondent de Guillaume d'Ockham.
16 Ibid., §10, p. 408–409; et §14 (Ockham: §17), p. 411.
17 Ibid., p. 414.
18 Tractatus de anima, c. 11, p. 70.
19 Tractatus de anima, c. 10, p. 59; on trouve la même idée p. 71.
20 Tractatus de anima, c. 12, p. 73 et c. 11, p. 70.
21 Ibid., c. 12, p. 73.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Cf. ibid., c. 10, p. 62 : « [ … ] bien que notre intellect soit une faculté immatérielle, il ne peut cependant rien intelliger naturellement sans une faculté matérielle fantastique [… ] et ainsi une mémoire matérielle peut conserver les espèces de toutes nos intellections ».
25 Les espèces sensibles «ne sont pas dites espèces sensibles parce qu'elles pourraient être senties mais parce que par elles la sensation peut être causée» (c. 8, p. 48); il en va de même des espèces intelligibles, qui ne sont pas les objets de l'intellection, mais ce grâce a quoi les choses peuvent être intelligées. On doit d'ailleurs noter que ce statut de moyen et non d'objet a d'une certaine manière toujours été lié à la notion d'espèce; cf. Thomas d'Aquin, Summa contra gentiles, II, c. 15: «L'espèce intelligible, reçue dans l'intellect possible, se comporte done, lorsque l'on intellige, comme ce par quoi Ton intellige et non comme ce qui est intelligé [ … ]. Quant à ce qui est intelligé, e'est la nature [ratio] même des choses existant en dehors de l'âme [ … ]» (éd. Léonine, Rome, 1937, p. 179). Mais ces auteurs divergent, évidemment, sur ce qui est objet pour l'intellect, done aussi sur le rapport de ces différentes species à l'objet.
26 Ibid., c. 12, p. 75 (c'est moi qui souligne). Cf. Guillaume d'Ockham, Scriptum in librum primum sententiarum ordinatio, Prologue, q. I, Opera theologica, I, éd. G. Gél et St. Brown, St. Bonaventure, New York, 1967, p. 72.
27 Cf. d'Ockham, Guillaume, Scriptum in primum librum Sententiarum ordinatio, dist. 3, q. IX, Opera theologica, II, éd. Brown, St. et Gél, G., St. Bonaventure, NY, The Franciscan Institute, 1970, p. 545Google Scholar: «Et ce qui est ainsi connu peut etre dit représentatif de quelque chose d'autre, et rien d'autre n'est à proprement parler représentatif, et en ce sens aussi bien le vestige que l'image représentent ce dont its sont le vestige ou l'image».
28 d'Ockham, Guillaume, Quodlibeta, IV, q. 3, Op. theol., IX, ed. Wey, J. C., St. Bonaventure, NY, The Franciscan Institute, 1980, p. 310.Google Scholar
29 Pierre d'Ailly, In I. Sent., q. 3, art. 1, éd. L. Kaczmarek, art. cité, p. 399.
30 Cf. par exemple Guillaume d'Ockham, Scriptum in primum librum Sententiarum ordinatio, Prol., q. 1, p. 38, lorsqu'il s'agit de comparer la connaissance intuitive et la connaissance abstractive: «La connaissance intuitive et la connaissance abstractive diffèrent en elles-meêmes et non en fonction de leurs objets [… ]».
31 Est-il besoin de le préciser, le rapport de ce langage signifiant et de la chose extérieure signifiée est d'une tout autre nature, et pose de tout autres problèmes, que le rapport de l'esse apparens à l'esse reale.
32 Sur cette utilisation, cf. Graziella Federici Vescovini, Studi sulla prospettiva medievale, Turin, Giappichelli, 1965, p. 145–163, et, par exemple, les textes de Nicole Oresme dans P. Marshall, art. cité, en particulier p. 169 (3a concl.).
33 Cf. Pierre d'Ailly, Conceptus, p. 82, oà signifier est défini «esse signum alicuius rei», p. 83, oà le concept est «ipsamet noticia rei naturaliterproprie representans rem», etc.
34 Cf. Tractatus de anima, p. 17, p. 19 sq., etc.
35 Cf. ibid., p. 52 et p. 55.
36 « [ … ] une telle sensation extérieure ne peut naturellement se produire si 1'objet sensible n'existe pas ni se conserver naturellement lorsqu'il est détruit, quoi qu'il en soit de la ouissance surnaturelle et absolue de Dieu» (Tractatus de anima, c. 11, p. 68).
37 Conceptus, p. 91.
38 Cf. par exemple p. 12, à propos de l'objet de la puissance nutritive.
39 Tractatus de anima, c. 9, p. 56.
40 Ibid., p. 57.
41 Ibid., c. 12, p. 73.
42 Ibid., c. 10, p. 59.
43 Ibid., c. 11, p. 71.
44 Cf. ibid., c. 10, p. 60; à quoi Ton peut ajouter une autre occurrence adverbiale, p. 58.
45 Cf. ibid., c. 9, p. 56, à propos de la connaissance abstractive, comme du sens: «[…] tali cogitationi de re absente obicitur immediate aliquod obiectum cognitum, quicquid sit Mud, sicut visioni exteriori obicitur color […]»; c. 10, p. 59, à propos de la connaissance per speciem: « [ … ] mediante specie, quœ sibi immediate obicitur [ … ] »; mais aussi, c. 11, p. 70, à propos de la connaissance intuitive : « [ … ] in notitia ntuitiva res ipsa quasi presens immediate in se ipsa cognoscenti obicitur».
46 Ibid., c. 11, p. 70; on trouvera en note les références à Grégoire de Rimini.
47 Insolubilia, sign. C III r; trad, anglaise dans Spade, Peter of Ailly…, 1980, §190, p. 56.
48 On aura un aperçu de ces traités et des théories de la connaissance qui y sont développées dans Broadie, A., Notion and Object, Oxford, Clarendon Press, 1989.Google Scholar