Published online by Cambridge University Press: 13 April 2010
S'agissant du problème lié au statut de la connaissance humaine en général, la querelle du faillibilisme et du fondationnalisme n'est pas neuve. On peut même dire qu'elle parcourt l'histoire de la philosophie depuis ses tout débuts. Dans le contexte des préoccupations propres à la pensée contemporaine, cette querelle semble cependant se cristalliser autour de la question suivante : quel statut devons-nous aujourd'hui accorder à nos énoncés philosophiques? Pouvons-nous et devons-nous encore revendiquer pour ces énoncés, traditionnellement chargés d'établir les fondements et les principes premiers, un statut ontologique, sinon transcendantal? Ou au contraire, le développement des sciences expérimentales modernes, ayant éveillé en nous de manière sans cesse plus aiguë la conscience de la précarité de nos connaissances, ne nous incite-t-il pas désormais à envisager les propositions philosophiques comme n'étant rien de plus, malgre leur prétention et leur visée, que des énoncés faillibles, relatifs à l'expérience ou à l'histoire?
1 Cf. Schnädelbach, H., «Transformation der kritischen Theorie», dans A. Honneth et H. Joas, dir, Kommunikatives Handeln, Françfort, Suhrkamp, 1986, p. 15–34Google Scholar; Apel, K.-O., «Normative Begründung der “Kritischen Theorie” durch Rekurs auf lebensweltliche Sittlichkeit? Ein transzendentalpragmatisch orientierter Versuch, mit Habermas gegen Habermas zu denken» (référence abrégée ci-après «Normative Begründung…»), dans A. Honneth, T. McCarthy, C. Offe et A. Wellmer, dir., Zwischenbetrachtungen im Prozeß der Aufklärung, Françfort, Suhrkamp, 1989, p. 15–65Google Scholar; trad, franç, par Marianne Charrière, Penser avec Habermas contre Habermas, Combas, Éditions de L'Èclat, 1990. C'est sur cette étude, résumant le plus complètement et le plus clairement les objections fondationnalistes à l'endroit du faillibilisme de Habermas, que nous nous pencherons dans le présent article.
2 Habermas, J., Theorie und Praxis, Françfort, Suhrkamp, 1971 (éd. orig. 1963), p. 28Google Scholarsqq.; trad, franç. Théorie et pratique, t. 1, Paris, Payot, 1975, p. 52sqq.
3 Habermas, J., Erkenntnis und Interesse, Françfort, Suhrkamp, 1973 (éd. orig. 1968), p. 411sqq.Google Scholar; trad, franç, par Clémençon, G. et Brohm, J.-M., Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976, p. 367sqq.Google Scholar
4 Habermas, J., «Was heißt Universalpragmatik» (1976) (référence abrégée ciaprès «Universalpragmatik»), dans J. Habermas, Vorstudien und Ergänzungen zur Theorie des kommunikativen Handelns, Françfort, Suhrkamp, 1984, p. 353–440Google Scholar (référence abrégée ci-après Vorstudien….); trad, franç, par Rochlitz, R., «Signification de la pragmatique universelle», dans Logique des sciences socials et autres essais, Paris, PUF, 1987, p. 329–411.Google Scholar
5 Cf. Habermas, J., Moralbewußtsein und kommunikatives Handeln, Françfort, Suhrkamp, 1983Google Scholar (référence abrégée ci-après Moralbewußtsein….); trad, franç, par Bouchindhomme, C., Morale et communication, Paris, Éditions du Cerf, 1986.Google Scholar
6 Sans entrer ici dans tous les détails de cette théorie (le noyau de base en est de toute manière resté inchangé depuis son élaboration dans les années 70), rappelons que Habermas voit dans l'intelligibilité sémantique et grammaticale, dans la vérité propositionnelle, dans la justesse normative et dans la sincérité expressive des énonciations linguistiques les quatre exigences de validité incontournables pour toute forme de communication. L'aptitude des locuteurs à maîtriser, tout au moins implicitement, une relation interpersonnelle sur la base de ces standards de rationalite, a evaluer par leur aide la recevabilite des actes de parole échangés et, le cas échéant, a pouvoir eux-memes justifier rationnellement leurs expressions au moyen d'arguments en vue d'aboutir à un consensus rationnellement fondé, définit la compétence communicationnelle. Dans le contexte plus particulier des discussions argumentées, rappellons également que Habermas comme Apel voit, dans la symétrie, la réciprocité et l'interchangeabilité des rôles communicationnels les présuppositions argumentatives universelles et nécessaires à tout consensus rationnel. La grande majorité des études produites par Habermas au cours des années 70 en vue de la construction de sa pragmatique formelle ont été rassemblées dans les Vorstudien …Celles d'Apel ont pour leur part été réunies, en deux tomes, dans Transformation der Philosophie, Françfort, Suhrkamp, 1972.
7 Habermas distingue en effet une variante «forte» ou inneiste (representee par l'école de Chomsky), et une variante «faible», constructiviste et développementaliste (représentée par l'école de Piaget et de Kohlberg) parmi les disciplines procédant par reconstruction rationnelle. On sait qu'il s'est, dans ses propres travaux, explicitement rangé derrière l'école de Piaget. Habermas considère en effet que les multiples compétences (cognitives, linguistiques, morales ou, plus largement, communicationnelles) ne sont pas innées, mais acquises, qu'elles n'experiment que la compétence du sujet adulte, tandis que l'acquisition de cette compétence peut elle-même être rationnellement reconstruite selon une suite ordonnée de stades. Cf. J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 378 (trad, franç, p. 353).
8 Sur les rapports entre compréhension herméneutique et reconstruction rationnelle, cf. J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 367 sqq. (trad. franç, p. 343 sqq.) La différence entre les deux démarches est reconsidérée de façon plus approfondie dans l'étude suivante : J. Habermas, «Rekonstruktive vs. verstehende Sozialwissenschaften», dans J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 29–52; trad, franç. «Les sciences sociales face au problème de la comprehension», dans Morale et communication, p. 41–62. Habermas y soutient sa thèse du caractère incontournable des «interprétations rationnelles» dans les sciences socials compréhensives (que nous ne discuterons pas ici) et montre comment elles ont à s'appuyer sur les reconstructions théoriques de compétences que proposent les sciences reconstructives.
9 Habermas a surtout explicité cette différence entre science nomologique et science reconstructive en référence aux travaux de la linguistique et à ses orientations, empirique ou reconstructive. Cf. J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 370 sqq. (trad, franç, p. 346 sqq.).
10 J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 107 (trad, franç, p. 119).
11 J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 373 (trad, franç, p. 348). Sur les rapports conventionnalisme /essentialisme, cf. également: J. Habermas, «Vorlesungen zu einer sprachtheoretischen Grundlegung der Soziologie», dans J. Habermas, Vorstudien…, p. 16 sqq.
12 Sur les rapports entre sciences reconstructives et philosophie transcendantale, cf. en particulier : J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 379 sqq. (trad, franç, p. 354 sqq.); J. Habermas, «Die Philosophie als Platzhalter und Interpret», dans J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 9–28; trad, franç. «La rédefinition du rôle de la philosophie», dans Morale et communication, p. 23–40.
13 J. Habermas, «Universalpragmatik», p. 380 (trad. franç, p. 355).
14 Cf. J. Habermas, «Rekonstruktive vs. verstehende Sozialwissenschaften», p. 42 sqq. (trad, franç, p. 54 sqq.).
15 Précisons que Habermas voit dans l'entreprise de Lakatos un autre exemple de la division du travail qu'il prône entre la philosophie et les sciences sociales empiriques. Cf. J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 41–42 (trad, franç, p. 53–54).
16 J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 128 (trad, franç, p. 132–133).
17 Cf. note 1.
18 K.-O. Apel, «Normative Begrundüng…», p. 18–19 (trad, franç, p. 10, trad, modifiée).
19 Ibid., p. 22 (trad. franç, p. 13–14, trad, modifiée).
20 Sur cette question, cf. en particulier: McCarthy, T., «Rationality and Relativism : Habermas's “Overcoming” of Hermeneutics», dans J. B. Thompson et D. Held, dir., Habermas: Critical Debates, Cambridge, MA, MIT Press, 1982, p. 14sqq.Google Scholar
21 K.-O. Apel, «Normative Begründung…», p. 27–28, 52 et 59 (trad, franç, p. 19, 42 et 49).
22 Apel présume que Habermas ne ferait pas une utilisation appropriée (c'est-àdire transcendantale) de ses découvertes par peur de perdre contact avec la base concrète et matérielle de la vie sociale. Cf. K.-O. Apel, «Normative Begrundüng…», p. 51–52 (trad, franç, p. 42).
23 K.-O. Apel, «Normative Begrundüng…», p. 19–21 (trad, franç, p. 11–12).
24 On sait qu'Apel juge que le fameux «trilemme de Münchhausen» ou «trilemme de Fries» (régression à l'infini, interruption arbitraire dans la chaîne régressive, circularité) opposé par les poppériens aux tentatives de fondation suffisante par l'évidence ne serait pas applicable à son entreprise, puisque celle-ci remettrait au gout du jour un type de fondation, non plus déductif (logico-sémantique), mais réflexif, présent par exemple chez Descartes dans l'argument du «cogito ergo sum». Sur la métacritique apelienne du rationalisme critique, cf. entre autres : K.-O. Apel, «Das Apriori der Kommunikationsgemeinschaft und die Grundlagen der Ethik» (1967), dans Transformation der Philosophie, t. 2, en particulier p. 405 sqq. Également: K.-O. Apel, «La question de la fondation ultime de la raison», Critique: Vingt ans de pensée allemande, no 413 (octobre 1981), trad. S. Foisy et J. Poulain, p. 895–928.
25 K.-O. Apel, «Normative Begrundüng…», p. 48 (trad, franç, p. 39).
26 J. Habermas, Erläuterungen zur Diskursethik, Françfort, Suhrkamp, 1991 (référence abrégée ci-après Erläuterungen….), p. 189–190 (notre traduction).
27 Pour cet argument, cf. J. Habermas, «Diskursethik — Notizen zu einem Begrundüngsprogramm», dans J. Habermas, Moralbewußtsein…, p. 112 sqq.; trad, franç. «Notes programmatiques pour fonder en raison une éthique de la discussion», dans Morale et communication, p. 120 sqq.
28 J. Habermas, Erläuterungen…, p. 187–188 (notre traduction, les commentaires entre parenthèses sont de nous).
29 J. Habermas, Erläuterungen…, p. 195.
30 Ibid., p. 194 sqq.
31 Cf note 1.
32 Kuhlmann, W., «Philosophie und rekonstruktive Wissenschaft», dans Zeitschrift für philosophische Forschung, vol. 40, 1986, p. 224–234.Google Scholar
33 J. Habermas, «Entgegnung», dans Kommunikatives Handeln, p. 349 (notre traduction, les italiques sont de nous).
34 Ibid., p. 349–350 (notre traduction).
35 Dans ce contexte, l'affirmation de K.-O. Apel, que nous ne pouvons discuter ici, selon laquelle il y aurait identité ou «coïncidence» entre les évidences réflexives pragmatiques-transcendantales et leur interprétation linguistique, laquelle ne pourrait inévitablement conduire qu'à leur reconfirmation intersubjective, nous semble tout à fait gratuite. II ne suffit pas de postuler une telle chose, il faut encore le démontrer. L'identification des contradictions performatives et des pétitions de principe peut sans doute nous démontrer le caractère indépassable et inévitable de nos évidences actuelles. Mais peut-elle nous garantir leur permanence et leur identité à travers le temps, à travers toutes leurs interprétations futures possibles? On peut en douter. Cf. Apel, K.-O., «Le problème de l'évidence phénoménologique à la lumière d'une sémiotique transcendantale», Critique, no 464–465 (1986), p. 179–113.Google Scholar