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Art, nature et expérience esthétique chez Kant

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Claude Veillette
Affiliation:
Université de Montréal

Extract

Au § 45 de la Critique de la facultè de juger, Kant écrit: «La nature était belle lorsqu'elle avait incontinent l'apparence de l'art; et l'art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu'il s'agit bien d'art, mais qu'il prend pour nous l'apparence de la nature». Ce qui semble à première vue n'être qu'un simple «paradoxes Gedankenspiel» nous convie au contraire à l'un des problèmes les plus intéressants de la troisième Critique: celui du rapport entre la beauté de l'art et celle de la nature. L'intention de la présente analyse est de préciser l'importance de ce rapport dans l'économie et dans l'articulation générale de cette œuvre. Comment devons-nous comprendre cette sorte de «chassé-croisé» entre l'art et la nature? Est-ce que, par exemple, l'affirmation qui déclare que l'art ne peut être beau que s'il apparaît comme nature possède, aux yeux de Kant, le même statut philosophique que celle qui dit que la nature pour être belle doit apparaître comme art? En somme, est-ce que d'après Kant la relation entre les belles formes naturelles et les beaux produits de l'art en est une de réciprocité?

Type
Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1996

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References

Notes

1 I. Kant, Kritik der Urteilskraft, Ak, 5, p. 306; trad, franç., t. II, p. 1088. Nous citons les écrits de Kant en nous référant à l'édition de l'Académie de Berlin (abréviation: Ak), et à la traduction française d'Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty dans la Bibliothèque de la Pléiade: E. K.ant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, t. 1, 1980; t. II, 1985; t. III, 1986. La référence à la Kritik der Urteilskraft est donnée dans le texte entre parenthèses par l'abrèviation suivante: KdU.

2 L'expression est de Menzer, Paul, Kants Ästhetik in ihrer Entwicklung, Berlin, Akademie Verlag, 1952, p. 163.Google Scholar

3 Pour une étude en profondeur et détaillée de l'<<Analytique du beau>>, nous renvoyons aux analyses et interprètations suivantes: Basch, Victor, Essai critique sur I'esthètique de Kant, Paris, Vrin, 1929;Google ScholarCassirer, H. W., A Commentary on Kant's Critique of Judgment, New York, Barnes & Noble;Google Scholar Londres, Methuen, 1938, 2e èd. 1970, p. 177 sqq.; Guyer, Paul, Kant and the Claims of Taste, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1979, p. 120255Google Scholar; Menzer, P., Kants Ästhetik in ihrer Entwicklung, p. 130142Google Scholar.

4 Sur le problème de la genèse de la subjectivitè esthètique chez Kant, cf. l'analyse de Zammito, John H., The Genesis of Kant's Critique of Judgment, Chicago, The University of Chicago Press, 1992, p. 6488Google Scholar. À titre d'indication, mentionnons que Zammito interprète le problème de la subjectivité esthétique auquel Kant a été sensible pendant l'elaboration de la troisième Critique comme une <<phénoménologie de la conscience subjective>>.

5 II faut mentionner que c'est sur cette harmonisation du jeu des facultés, à l'occasion d'une représentation particulière, que se fonde la prétention du jugement esthétique à un assentiment universel:«[…]» la communicabilité universelle subjective du mode de représentation dans le jugement de goût ne peut être rien d'autre que l'etat d'ame éprouvé dans le libre jeu de l'imagination et de l'entendement […]» (KdU, §9, p. 217-218; trad, françl., p. 976).

6 Schopenhauer, Arthur, Die Welt als Wille und Vorstellung, dans Sämtliche Werke, vol. 1, éd. par Wolfkang von Löhneysen, Francfort, Suhrkamp, 1986, p. 709710Google Scholar.

7 À vrai dire c'est Schiller qui s'est occupé de poursuivre la réflexion de Kant sur le beau et le sublime dans l'art en accord avec l'esprit qui anime la troisième Critique. Cf. Briefe über die ästhetische Erziehung des Menschen, dans Schillers Werke, vol. 20, éd. par Benno von Weise, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1960, p. 310.

8 De faÇon à ne pas trop sous-estimer l'expérience esthétique personnelle de Kant, Karl Vorländer, dans son introduction à la Kritik der Urteilskraft, Leipzig, Felix Meiner, 4e éd., 1913, p. xv-xvi, fait remarquer que notre auteur avait une assez bonne connaissance de la litterature ancienne et qu'il était mäme au fait de certaines tendances theoriques du Sturm und Drang. Plus récemment, John H. Zammito a mäme soutenu que l'introduction du concept de génie dans la troisieme Critique serait motivé par son opposition à Herder, mais aussi à la conception du génie que défendait le Sturm und Drang (The Genesis of Kant's Critique of Judgment, p. 137 sqq.).

9 Au sujet de l'influence du XVIIe siècle sur le développement de l'esthetique kantienne, cf. Bäumler, Alfred, Das Irrationalitätsproblem in der Ästhetik und Logik des 18. Jahrhunderts bis zur Kritik der Urteilskraft (1923)Google Scholar, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1975, p. 257-307; P. Menzer, Kants Ästhetik in ihrer Entwicklung, p. 22-62.

10 Cf. Kulenkampff, Jens, «Über Kants Bestimmung des Gehalts der Kunst», Zeitschrift für philosophische Forschung, vol. 33, n 62 (1979), p. 72Google Scholar.

11 Sur le sens et les problèmes de l'esthétique rationaliste, cf. Bäumler, A., Das Irrationalitäts problem…, p. 108122Google Scholar, et Cassirer, Ernst, La philosophie des Lumières, Paris, Fayard, 1966, p. 350 sqqGoogle Scholar.

12 Au sujet du rapport entre la beauté naturelle et le concept de «finalité sans fin», K. Kuypers écrit: «Die Konzeption der Schönheit als Zweckmäfβgkeit ohne Zweck [ist] sehr wahrscheinlich Aufgrund der Analyse dieses Gefühls für die Schönheit der Natur entsanden» (Kants Kunsttheorie und die Einheit der Kritik der Urteilskraft, Amsterdam, North-Holland, 1972, p. 119)Google Scholar.

13 Kant, I., Kritik der reinen Vernunft, B 6970Google Scholar; Ak, 3, p. 71; trad, franÇ., t.1, p. 808-809. Notons qu'il arrive à Kant de considérer «Erscheinung» au sens de «blosser Schein» (cf. A 780 / B 808; Ak, 3, p. 508; trad, franÇ., t. I, p. 1347).

14 Sur le concept d'apparence chez Kant, cf. Ginette Dreyfus, «L'apparence et ses paradoxes dans la Critique de la raison pure», Kant-Studien, vol. 67, n 4 (1976), p. 493549Google Scholar.

15 Concernant l'esthétique classique et le principe d'imitation, cf. E. Cassirer, La philosophie des Lumieres, p. 355.

16 Pour éviter toute méprise, il est important d'ajouter que si la question du génie chez Kant est d'abord centrée sur la recherche des conditions que doit remplir le principe qui est á la base de la production des oeuvres artistiques, elle permet également de répondre á la question de l'appreciation esthetique de l'oeuvre. S'il est vrai, comme on l'a montre, que la condition essentielle d'une oeuvre d'art reussie est en outre sa capacite a nous apparaitre comme nature, de facon a dissimuler le concept qui preside a sa production, il ne faudrait toutefois pas oublier que la réalisation de cette condition est cela même qui permet d'engendrer un heureux rapport des facultés de l'esprit. Autrement dit, le produit du créateur génial est apprécié en raison de son aptitude à favoriser chez celui qui le contemple cette harmonisation de l'entendement et de l'imagination. Mais ce n'est pas tout. Comme l'exigence de communicabilité de l'expérience esthétique repose sur Kant dans le sentiment que produit l'accord de ces deux facultés, il en résulte pour l'appreciation des oeuvres artistiques que celles-ci seront d'autant plus estimees qu'elles sauront favoriser la communication entre les hommes. Pour s'en assurer, il suffit d'examiner le §51 ou Kant se livre a une classification des beaux-arts, en tant que produits du genie, et surtout le §53 ou il complète cette division par une appreciation de leur valeur esthetique respective. En effet, on apprend que parmi les beaux-arts, les arts de la parole, qu'il distingue des artsfiguratifs et des arts dujeu des sensations, occupent la premiere place etant donne leur capacite a «stimuler» le libre jeu des facultes de connaitre et, par extension, leur aptitude a communiquer universellement le «charme» de leur mode d'expression esthetique. A ce sujet, on lira avec profit Donald W. Crawford, Kant's Aesthetic Theory, Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 1974, p. 60-176.

17 Guyer, Paul, «Interest, Nature and Art: A Problem in Kant's Aesthetics», The Review of Metaphysics, vol. 31, n 4 (1978), p. 594Google Scholar.

18 Guillermit, Louis, L'élucidation critique du jugement de gout selon Kant, Paris, CNRS, 1986, p. 174Google Scholar.

19 Sur le sens du terme «admiration», on se rapportera au §62, ou Kant fait une distinction entre l'admiration et l'etonnement (Verwunderung) (KdU, p. 364; trad, franc., p. 1154). Dans une note au tout dernier paragraphe de la «Critique de la faculte de juger teleologique», Kant ira jusqu'a dire que l'admiration «a quelque chose de semblable a un sentiment religieux» (KdU, p. 482; trad, franc., p. 1295).

20 Kant, I., Kritik der praktischen Vernunft, Ak, 5, p. 161; trad, franc., t. II, p. 800Google Scholar.

21 Pour une presentation approfondie de la dimension ethique de la troisième Critique, cf. Zammito, John H., The Genesis of Kant's Critique of Judgment, p. 306341Google Scholar.

22 Cet aspect a été particulièrement bien mis en lumière par K. Kuypers. Comme il le dit: «Die Naturprodukte werden als Produkte von Technik und die Natur nicht nur als Weltmachine, als Mechanismus und Aggregat, sondern auch als Kunst gedeutet» (Kants Kunsttheorie und die Einheit der Kritik der Urteilskraft, p. 53).

23 Dans une problèmatique plus gènèrale, cf. la these d'Odo Marquard selon laquelle la sphère esthétique au xvme siecle serait un moyen de compenser la «perte eschatologique du monde» par la rationalite scientifique («Der angeklagte und der entlastete Mensch in der Philosophic des 18. Jahrhunderts», dans Marquard, Odo, Abschied vom Principiellen, Stuttgart, Reclam, 1981, p. 3366Google Scholar; trad, franÇ. «L'homme accuse et l'homme disculpe dans la philosophie du xvme siecle», Critique, t. 37, no 413 [1981], p. 1015-1037).

24 C'est ainsi que la pensée kantienne du sublime a été dans la philosophie française contemporaine interpretee comme le signe d'une pensee de «l'exces», de «l'informe», du «differend», bref comme quelque chose qui deborde les cadres de la representation. A ce sujet, cf. l'entretien de Jean-Francois Lyotard avec Willem van Reijen et Veerman, Dick, «Les Lumieres, le sublime», Les Cahiers de philosophie, n0 5 (1988), p. 6398Google Scholar.