1. Introduction
Au sein de l’Organisation des États américains (OÉA),Footnote 1 la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (CIDH) et la Cour interaméricaines des Droits de l’Homme sont les deux principaux organes chargés de veiller à la protection des droits de la personne dans les Amériques.Footnote 2 Ces instances sont habilitées à instruire des recours individuels intentés contre des États membres et portant sur des allégations de violations de la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme (CADH)Footnote 3 et d’autres instruments interaméricains applicables.Footnote 4 La présente chronique portera sur certaines décisions rendues par la Cour pendant l’année 2023.
Dans le cadre de cette période, la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme a émis vingt-six jugements sur le fond, sept décisions sur l’interprétation de jugements antérieurs, soixante-deux décisions sur le suivi des mesures de réparation, de même que vingt-huit décisions relatives à des mesures provisoires et aucun avis consultatif.Footnote 5 La CIDH a, pour sa part, adopté 216 résolutions relatives à la recevabilité d’affaires, quatre-vingt-treize relatives à l’irrecevabilité et trente-huit décisions sur le fond.Footnote 6
En 2023, les deux instances ont abordé plusieurs thèmes d’actualité et d’importance particulière pour les Amériques, entre autres en ce qui a trait à l’organisation du pouvoir judiciaire, aux disparitions forcées, aux détentions arbitraires, au droit des femmes de vivre libres de violence, aux droits reproductifs et maternels des femmes, aux droits des personnes LGBTQIA+, aux droits de parents et d’enfants en contexte d’adoption et de retour international, aux droits des défenseurs des droits humains, aux droits des peuples autochtones et au droit à un environnement sain.Footnote 7
2. Affaire Aguinaga Aillón c Équateur, Jugement du 30 janvier 2023, Série C, N° 483
Dans cette seconde décision de l’année 2023, les juges interaméricains eurent à se prononcer sur la destitution des membres du Tribunal Électoral Suprême (TSE) par le biais d’une résolution du congrès équatorien en 2004.Footnote 8 Cette décision a traité d’un enjeu qui n’est pas nouveau pour le système interaméricain et qui a été discuté dans la chronique précédente, soit le licenciement et limogeage de fonctionnaires publics, dont tout particulièrement ceux au sein d’instances responsables de l’application du droit.Footnote 9 Toutefois, une des particularités principales de cette affaire réside dans le fait que ce cas concerne une victime qui fut un membre d’une institution administrative responsable de la direction et de la surveillance des élections.
La Cour interaméricaine dut d’abord se prononcer à l’effet que les TSE exercent principalement des fonctions administratives, d’organisation et de gestion des processus électoraux, mais que leurs fonctions incluent également le fait d’entendre et de résoudre des questions relatives à la justice électorale, donc des fonctions judiciaires. Par conséquent, la Cour conclut que les membres du TSE doivent jouir des mêmes garanties d’indépendance judiciaire que les juges (para. 59) et réitéra les critères qu’elle avait établis à ce sujet par le passé (paras. 63–68). Les juges interaméricains considérèrent que garantir l’indépendance judiciaire des tribunaux électoraux est indispensable dans un système démocratique, car ces institutions sont l’épine dorsale du système électoral et servent de mécanisme de contrôle juridictionnel qui garantit des élections équitables, libres et crédibles (para. 70). Une violation à l’indépendance des tribunaux électoraux affecte non seulement la justice électorale, mais aussi l’exercice même de la démocratie représentative en tant que fondement de l’État de droit; elle affecte de façon transversale toutes les institutions démocratiques (paras. 71–72).
Pour ces raisons, la Cour considéra que la protection de l’indépendance judiciaire dans ce domaine revêt une importance particulière dans le contexte mondial et régional actuel d’érosion de la démocratie, et où des pouvoirs étatiques sont utilisés pour promouvoir des valeurs antidémocratiques qui vident les institutions de leur contenu pour n’en garder que l’apparence (para. 71). Notons finalement qu’en l’espèce, puisque la destitution de la victime fut considérée arbitraire par la Cour, il fut déterminé que ces faits constituaient également une violation à l’article 23(1)(c) concernant les droits politiques et, en vertu du principe iura novit curia, au droit au travail (paras. 93–94). En effet, tel qu’expliqué dans la chronique antérieure, les droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux sont indissociables des droits civils et politiques de telle sorte que leur reconnaissance et leur jouissance doivent être indéfectiblement guidées par les principes d’universalité, d’indivisibilité, d’interdépendance et d’interrelation (para. 95). Cela exige une reconnaissance simultanée de toutes les violations que les faits permettent d’établir.Footnote 10 Une telle approche apparaît aussi avec clarté dans l’Affaire Collectif d’avocats “José Alvear Restrepo” c Colombie abordée ci-après.
3. Affaire Olivera Fuentes c Pérou, Jugement du 4 février 2023, Série C, N° 484
Dans cette affaire, le 11 août 2004, la victime était dans un centre d’achat avec son partenaire de même sexe lorsqu’ils furent sommés de cesser “leurs scènes d’amour par respect pour les autres clients” et car “il y avait des enfants qui circulaient pour jouer dans les modules de jeux” (para. 48). La victime indiqua sa désapprobation et signala que la demande était basée sur des prémisses discriminatoires en raison de son orientation sexuelle. Le couple dut ultimement quitter les lieux. En réponse à ce traitement discriminatoire, la victime entreprit diverses actions administratives et judiciaires en vue de corriger la situation et obtenir réparation. À la suite de sept années et plusieurs appels, en 2011, une décision finale fut rendue par le plus haut tribunal du pays déclarant les recours de la victime irrecevables.
En guise d’introduction à son jugement, la Cour rappela d’abord l’importance du droit à la non-discrimination ainsi que l’obligation positive qui incombe aux États d’adopter les mesures nécessaires afin de rendre effectifs les droits protégés par la CADH (paras. 85–87). Elle rappela aussi qu’elle a reconnu, dans sa jurisprudence, que les personnes LGBTQIA+ ont été historiquement victimes de discrimination structurelle, de stigmatisation, ainsi que de diverses formes de violence et de violations à leurs droits fondamentaux (para. 89).
À partir de ces constats, et s’inspirant en grande partie de l’Affaire Buzos Miskitos (Lemoth Morris et al) c Honduras Footnote 11 ainsi que la jurisprudence croissante en matière des droits des personnes LGBTQIA+,Footnote 12 les juges interaméricains se penchèrent alors sur la question de déterminer si un État peut être trouvé internationalement responsable pour une violation commise par des personnes privées, ici une entreprise. Ils réitèrent alors l’importance des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux Droits de l’Homme des Nations Unies à cet égard et le fait qu’il incombe, en premier lieu, aux entreprises d’adopter un comportement responsable dans le cadre de leurs activités, et ce puisque leur participation active s’avère essentielle au respect et à l’application des droits humains (paras. 97–98).
Les États doivent, en outre, garantir un accès à des mécanismes de réparation efficaces, judiciaires et non-judiciaires, ainsi que l’existence de mécanismes non-étatiques, et ils ont l’obligation de supprimer tout obstacle à l’accès à une réparation pour les personnes dont les droits auraient été violés (para. 99). Les États doivent aussi adopter des mesures qui garantissent que les entreprises remplissent leur rôle dans la protection des droits humains, en adoptant, par exemple, des politiques exhaustives concernant les droits humains et la mise en place de mécanismes de plainte et de réparation (para. 100), ainsi que l’inclusion expresse dans leurs politiques de reconnaissances et protections des droits des personnes LGBTQIA+ (para. 104).Footnote 13 Les juges interaméricains précisèrent que ces obligations concernent non seulement les relations de travail à l’intérieur des entreprises, mais aussi les relations commerciales que celles-là entretiennent par le biais de l’offre de produits ou de services (para. 102).
Ayant établi ses conclusions préliminaires, la Cour se pencha alors sur les violations concrètes qui furent commises par l’État dans le cas d’espèce. Elle conclut alors à des violations aux droits à la liberté personnelle, aux garanties judiciaires, à l’égalité devant la loi, à la protection judiciaire et à la vie privée (plus précisément au droit de vivre sa vie selon ses propres choix et convictions, au droit à l’autonomie personnelle, au développement personnel et au droit d’établir et de développer des relations avec d’autres êtres humains et avec le monde extérieur). Le Tribunal considéra que la CADH exige un renversement du fardeau de la preuve lorsqu’une victime fait la preuve prima facie d’une violation à ces droits pour un motif de discrimination et lorsque la partie défenderesse est un État ou une entreprise. Ceci a pour objectif d’assurer l’effectivité du principe d’égalité et de non-discrimination dans des rapports juridiques inégaux, considérant que les parties défenderesse contrôlent les éléments de preuve nécessaires à la démonstration d’une violation (paras. 108–09). En outre, les juges affirmèrent que l’emploi de preuves sans fondements scientifiques et qui sont basées sur des préjugés est discriminatoire et contraire aux à l’article 1(1) de la CADH (paras. 122–23).
4. Affaire María et al. c Argentine, Jugement du 22 août 2023, Série C, N° 494
Dans cette affaire, la victime avait été diagnostiquée comme étant enceinte de vingt-huit semaines tandis qu’elle avait douze ans et vivait avec sa mère dans une situation de pauvreté et de violence familiale. Elle fut soignée dans une maternité publique où le personnel avait fait pression sur elle afin qu’elle abandonne son enfant. La victime et sa mère ont finalement signé un document, sans représentation juridique, dans lequel elles déclaraient qu’elles renonceraient à l’enfant à naître en vue d’une adoption ultérieure dès qu’il serait né. La victime dut accoucher sans la présence de sa mère et elle n’a eu droit qu’à des droits de visite limités pour sa famille par la suite. Une fois né, le bébé fut donné en adoption de façon immédiate. Après l’accouchement et durant les années qui suivirent, la victime et sa mère ont tenté d’obtenir des droits de visite auprès de l’enfant, toutefois les tribunaux ont posé plusieurs obstacles à cet égard et retardé l’éventuelle réunion entre la victime et son enfant.
Cette affaire n’est pas sans rappeler que, en 2012, l’Argentine avait fait le sujet d’un jugement concernant l’adoption d’un enfant dans lequel certains aspects du système d’adoption et les droits des parents et des enfants avaient été abordés.Footnote 14 Notons aussi que plusieurs éléments jurisprudentiels ont nourri la présente décision et que les enjeux relatifs aux enfants, à leur séparation de leur famille et la mise en adoption d’enfants avaient déjà été abordés sous d’autres angles.Footnote 15 Dans le cadre de son jugement, la Cour se prononça d’abord sur le fait que, tant la victime que son enfant, étaient des mineurs au moment des faits. Dans toute situation impliquant des enfants et des adolescents, quatre principes directeurs doivent être appliqués et respectés de manière transversale: le principe de non-discrimination, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, le principe du respect du droit à la vie, à la survie et au développement, et le principe du respect de l’opinion de l’enfant dans toute procédure concernant celui-ci, et ce, afin d’assurer sa participation (para. 83).
Ayant établi la responsabilité spéciale qui incombe aux États en vertu des droit des enfants (article 19), les juges se penchèrent alors sur le droit à la famille (article 17). Ils affirmèrent que les enfants et les adolescents ont le droit de vivre avec leur famille, que plusieurs modèles de famille existent et que tous méritent d’être protégés, et que l’expression “membres de la famille” doit être comprise au sens large et englobe toutes les personnes ayant un lien de parenté étroit avec les membres de la famille (para. 87). Ils réitérèrent aussi que les enfants et les adolescents devraient rester dans leur noyau familial d’origine, à moins que des raisons décisives fondées sur l’intérêt supérieur de l’enfant ne justifient le choix de les séparer de leur famille (paras. 89, 100–02). Les États doivent donc prendre des mesures non seulement en faveur de l’enfant, mais aussi en faveur de ses parents, puisque faisant également l’objet d’une protection spéciale (para. 89). Ils doivent veiller à ce qu’il n’y ait pas d’immixtion arbitraire ou abusive dans la vie familiale et prendre des mesures pour assurer la protection de la vie familiale (article 17, para. 90).
En l’espèce, les juges interaméricains déterminèrent, notamment, que le consentement à un acte d’une importance transcendantale comme l’est le placement d’un enfant en vue de son adoption ne peut être tacitement déduit et doit être donné après la naissance (para. 98). Ce qui n’est pas sans rappeler que la Cour, dans le contexte de la vente d’enfants pour adoption, s’était déjà prononcée à l’effet que l’abus de pouvoir, la mise à profit d’une situation de vulnérabilité ou le fait de donner ou de recevoir des paiements ou des avantages pour obtenir le consentement d’une personne a pour effet de vicier ce consentement et peut entraîner de graves violations à des droits fondamentaux.Footnote 16 Par ailleurs, la volonté de la victime, en tant qu’enfant requérant une protection spéciale, n’a pas été prise en compte en l’espèce, et il n’a pas été procédé à une analyse de son intérêt supérieur au moment de prendre des décisions qui ont eu un impact non seulement sur la vie de son fils, mais aussi sur la sienne (para. 99).
Finalement, il fut déterminé que, bien que la victime ait bénéficié d’un suivi psychologique lors de son accouchement, le traitement qu’elle a reçu de la part du personnel de la maternité, où on l’a forcé à prendre la décision de donner son enfant en adoption, a amené celle-là à développer une attitude de méfiance à l’égard du personnel (para. 113). En outre, l’absence de considération de l’intérêt supérieur de la mère tandis qu’elle était mineure et le fait qu’elle fut forcée à entreprendre des procédures administratives et judiciaires furent considérés comme causant de graves souffrances et angoisses qui ont affecté son intégrité personnelle (article 5 de la CADH).
5. Affaire Córdoba c Paraguay, Jugement du 5 septembre 2023, Série C, N° 505
D’une façon similaire, la Cour interaméricaine se pencha sur les droits des parents et des enfants en contexte d’enlèvement international de mineurs. Dans cette affaire, un couple composé d’un homme argentin et d’une femme paraguayenne, avait établi sa résidence en Argentine et y avait eu un enfant. Après un certain temps, la mère et son enfant d’un an quittèrent pour le Paraguay sans obtenir le consentement du père. Celui-ci entreprit divers recours au Paraguay en vertu de la législation locale et des traités internationaux applicables, sans réponse effective de la part des autorités judiciaires paraguayennes. Neuf ans plus tard, suite à une intervention d’INTERPOL, la mère fut localisée et détenue préventivement, tandis que l’enfant refusa de quitter le Paraguay et de rétablir des liens avec son père. Malgré diverses initiatives proposées par le Paraguay dans le cadre de la mise en œuvre de mesures conservatoires adoptées par la Commission interaméricaine, il fut impossible de rétablir des liens entre le père et son enfant.
La Cour a rappelé d’emblée que les procédures administratives et judiciaires se rapportant à la protection des droits de l’enfant, notamment celles liées à l’adoption, à la tutelle et à la garde de la petite enfance, doivent être traitées avec diligence et rapidité exceptionnelle afin de minimiser les incertitudes et les impacts sur l’intégrité physique, mentale et émotionnelle des enfants et leur famille (paras. 79, 96, 104–06). Ces procédures doivent néanmoins assurer le droit de l’enfant d’être entendu adéquatement en conformité avec l’intérêt supérieur de celui-ci (paras. 79, 94). En l’espèce, la Cour conclut que le manque de diligence et de rapidité dans l’exécution de l’ordonnance de restitution et dans l’adoption de mesures visant à maintenir la relation entre le père et le fils ont facilité la consolidation d’une situation illicite au détriment du demandeur, ce qui a contrevenu à son droit à la protection judiciaire (article 25 de la CADH). De même, en n’adoptant pas les mesures nécessaires à la localisation rapide de la mère et de l’enfant, l’État a failli à prendre en compte l’impact du passage du temps sur la possibilité de rétablir une relation entre l’enfant et son père en contravention du droit à la vie privée et à la famille de ce dernier (articles 11 et 17 de la CADH).
Il est intéressant de constater que le Tribunal interaméricain a estimé qu’au moment des faits, le Paraguay n’avait pas adopté les mesures nécessaires dans son ordre juridique interne (article 2 de la CADH) pour assurer une mise en œuvre adéquate des traités relatifs au retour international des enfants, en particulier en ce qui concerne (1) les principes de célérité et diligence exceptionnelle et (2) l’obligation de localiser les enfants transférés illicitement (paras. 109, 112).
6. Affaire Rodríguez Pacheco et al. c Venezuela, Jugement du 1 septembre 2023, Série C, N° 504
Dans cette affaire, introduite avant la dénonciation de la CADH par le Venezuela, la victime dut accoucher par césarienne en raison de risques détectés lors d’un contrôle prénatal mené par son médecin traitant. Pendant l’accouchement, on mena un curetage du placenta qui occasionna une hémorragie importante. Malgré la volonté clairement exprimée par la patiente et son mari — lui-même médecin — de même que les indications de l’interniste, le chirurgien refusa de mener une hystérectomie (ablation de l’utérus). Suite à l’accouchement, la patiente fut victime d’une série d’autres erreurs médicales importantes (perforation accidentelle des urètres, retrait prématuré des cathéters, contamination par urine des plaies de l’abdomen). Au terme de cette saga, la victime dut se faire opérer de nouveau, elle subit une série d’inconforts sérieux et resta partiellement invalide. Malgré diverses plaintes interposées par la victime et ses proches pour erreurs médicales, aucun recours ni appel ne permit d’établir la responsabilité individuelle du personnel médical.
En plus de réitérer les principes qu’elle avait établi dans Affaire Brítez Arce et al c Argentine Footnote 17 portant aussi sur une affaire de violence obstétricale, la Cour conclut que les États doivent mettre en place des politiques de santé qui permettent de garantir des soins d’accouchement adéquats, avec un personnel dûment formé, de même que des politiques de prévention de la mortalité maternelle par le biais de contrôles prénataux et post-partum conséquents (paras. 103–05). En cas de violence obstétricale, comme en l’instance, il est particulièrement important que les autorités chargées de l’enquête mènent celle-ci avec diligence et efficacité. La Cour a également établi que les États ont l’obligation d’établir des mécanismes de plainte opportuns, adéquats et efficaces qui reconnaissent la violence obstétricale comme forme de violence à l’égard des femmes, enquêter sur les faits avec diligence raisonnable, punir éventuellement les auteurs de ces violences et indemniser les victimes de façon juste et efficace (paras. 106–12).
En l’espèce la Cour constata que les plaintes présentées par la victime n’ont pas permis d’établir la responsabilité des auteurs des violations dans un délai raisonnable. Ainsi, non seulement ces obstacles ont-ils violé les droits de la victime aux garanties et à la protection judiciaire, mais le manque d’accès à un mécanisme adéquat de plainte et de recours a eu un impact sur l’intégrité personnelle et le droit à la santé protégés par les articles 5.1 et 26 de la CADH (para. 137). Enfin, la Cour a noté que ce type de violation favorisait un environnement d’impunité reflétant une tolérance de la violence contre les femmes dans le cadre de la vie quotidienne, en contravention de l’article 7(b), (f) et (g) de la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme (paras. 138–39).Footnote 18
7. Affaire García Rodríguez et al. c Mexique, Jugement du 25 janvier 2023, Série C, N° 482
Cette décision est particulière en ce qu’au moment du jugement de la Cour interaméricaine, elle était encore en appel devant les tribunaux mexicains, et qu’un avis avait été rendue par un organe du système universel (le Groupe de travail sur les détentions arbitraires [GTDA]). Cette affaire concerne le traitement de deux personnes accusées d’homicide et de plusieurs autres crimes qui ont subi, pour ces raisons, de la torture et un emprisonnement prolongé. Concernant l’exception préliminaire de duplication, la Cour interaméricaine considéra que (1) le GTDA et la Cour interaméricaine sont des organes de nature différente et qu’ils rendent des décisions de nature différente, notamment en matière de réparations; (2) l’avis du GTDA en l’instance n’a pas la même base factuelle que la présente affaire, puisque certains faits allégués devant la Cour se sont produits après la décision du GTDA, et plusieurs faits n’ont pas été analysés par le GTDA; et (3) la Cour rend ses décisions sur la base des traités du Système interaméricain des droits humains, alors que le GTDA analyse la responsabilité des États sur la base des instruments du Système universel des Nations Unies (para. 21).
Vu la nature particulière du GTDA, étant un organe relevant du Conseil des droits de l’homme ayant des pouvoirs spéciaux afin de traiter en urgence certaines situations de violations potentielles,Footnote 19 il aurait été intéressant, pour la Cour, de se prononcer plus amplement à ce sujet. En effet, à l’aune du nouveau siècle, la Commission du droit international considérait déjà que la fragmentation du droit international soulevait des problèmes de plus en plus importants et, dans son rapport final, elle rappelait que “le droit international n’est pas une accumulation aléatoire de telles normes” que “les règles de droit international devraient être réglées conformément au principe de l’harmonisation” et que l’intégration “systémique régit toute l’interprétation des traités.”Footnote 20 Concernant l’épuisement des recours internes, les juges interaméricains affirmèrent que le délai de vingt ans pour qu’un jugement sur le fond soit rendu, en 2022, constituait un retard injustifié du processus judiciaire et que le fait que des moyens de recours internes existaient encore accentuait ce constat (para. 28). Ils conclurent donc à l’épuisement des recours internes.
Sur le fond, la Cour considéra, dans un premier temps, que le fait d’amener de force la victime, que la police “accompagne” celle-ci afin d’être interrogée à propos d’un crime en l’absence d’une ordonnance judiciaire s’y rapportant (d’un mandat d’arrêt), constitue une détention et que l’absence de fondements juridiques et factuels à une telle détention la rend arbitraire et contraire à l’article 7.2 de la CADH (paras. 126, 131–32). De même, procéder à des tactiques de localisation et contrôle d’identité dans le but de détenir une personne spécifique dans le cadre d’une investigation criminelle, et ce, sans ordonnance judiciaire, donne aussi lieu à une détention arbitraire. La fuite de la personne dont on suspecte l’implication dans le crime au moment d’un tel contrôle “aléatoire” d’identité ne rend pas cette détention légale (para. 134).
Les juges interaméricains réitérèrent aussi que l’État a l’obligation de garantir la sécurité et de maintenir l’ordre public sur son territoire et doit ainsi mettre en œuvre les moyens nécessaires pour lutter contre la délinquance et la criminalité organisée, y compris des mesures impliquant des restrictions à la liberté individuelle. Néanmoins, le pouvoir de l’État n’est pas illimité, quelles que soient la gravité de certains actes et la culpabilité de leurs auteurs présumés. Les autorités ne peuvent pas violer les droits reconnus dans la CADH, tels que le droit à la présomption d’innocence, à la liberté personnelle, et à une procédure régulière et à des garanties judiciaires (para. 154).Footnote 21
Toute acte juridique visant à restreindre la liberté d’une personne de façon préventive afin de mener une enquête avant que ne soit déposé un acte d’accusation formel est intrinsèquement contraire au contenu de la CADH et viole manifestement les droits à la liberté de la personne et à la présomption d’innocence (paras. 146, 151).Footnote 22 De même, le tribunal affirma que l’existence de normes juridiques qui obligent les tribunaux d’ordonner la détention préventive d’office lorsqu’une personne est accusée de crimes graves est contraire à la CADH, et ce, puisque cela ne respecte pas le test de la proportionnalité et ne tient pas compte des particularités spécifiques de chaque affaire (paras. 156, 158, 163, 173).Footnote 23 De plus, la décision de maintenir une personne en détention préventive ne peut pas se fonder sur des considérations subjectives telles que l’honnêteté et la loyauté plutôt que des éléments permettant une détermination objective du risque de fuite (para. 180).
Les juges interaméricains ont aussi abordé la question de la torture de personnes accusées de crimes et placées en détention préventive. Ils ont noté que plusieurs personnes avaient été victimes de mauvais traitements au Mexique lors de périodes de détention préventive préalable au dépôt d’un acte d’accusation, pendant la phase d’investigation, et que ces mauvais traitements avaient pour but d’extraire des confessions (para. 213). Ils conclurent que, en l’espèce, les deux victimes dans la présente affaire avaient été soumises à de la torture (paras. 212, 214, 222). La Cour affirma aussi que, lorsque qu’une personne est présentée devant un juge, celui-ci ne peut ignorer une allégation de torture faite par la personne qui comparaît devant lui et face à laquelle il doit se comporter en magistrat garant de ses droits, dont celui à une investigation immédiate à propos des allégations de torture (para. 221). Le juge doit, notamment, ordonner que la personne soit présentée à un médecin indépendant qui puisse évaluer les blessures, donner les soins nécessaires et documenter la situation en vue de constituer une preuve concernant les supposés actes de torture (para. 221).
8. Affaire López Sosa c Paraguay, Jugement du 17 mai 2023, Série C, N° 489
L’Affaire López Sosa s’inscrit dans la foulée des événements qui ont suivi la tentative de coup d’État qui eut lieu au Paraguay le 18 mai 2000.Footnote 24 En effet, le lendemain, la victime, un officier de la police nationale, fut convoquée par ses supérieurs sur son lieu de travail, puis capturée. Après l’avoir bâillonné et lui avoir bandé les yeux, des agents de son commissariat interrogèrent M. Lopez Sosa quant à son emploi du temps avant et pendant le putsch. Il fut battu sévèrement pendant plusieurs heures, en présence du ministre de l’intérieur de l’époque, avant d’être déplacé à plusieurs endroits et finalement incarcéré dans des locaux de la marine avec d’autres personnes suspectées d’avoir participé au coup.
La victime fut sanctionnée par une procédure disciplinaire administrative accélérée. Sur le plan du droit pénal, les tribunaux paraguayens ordonnèrent la comparution de M. López Sosa le 26 mai, qui fut alors amené devant le ministère public pour faire sa déposition. Celui-ci requit la détention préventive de la victime, ce qui fut ordonné par les tribunaux le 31 mai. Il fut ainsi détenu pendant plus de six mois avant d’être assigné à résidence. Trois ans plus tard, les accusations furent abandonnées contre López Sosa qui fut relâché, puis réintégré dans la police nationale. López Sosa porta plainte pour torture et diverses actions judiciaires furent diligentées contre certains membres de la police nationale et contre le ministre qui fit d’ailleurs l’objet d’une procédure de destitution. Les personnes accusées d’avoir participé à la détention et à la torture de M. López Sosa furent acquittées et d’autres recours interlocutoires furent initiés. Plus de vingt ans plus tard, aucun suspect ne fut tenu responsable pour les crimes commis à l’endroit de la victime.
En l’instance, la Cour interaméricaine a conclu à diverses violations de la CADH en adoptant une analyse plutôt classique. Elle a d’abord considéré que la privation de la liberté de la victime était arbitraire, puisqu’elle a débuté avant l’émission d’un mandat par les autorités judiciaires, en contravention de l’article 7(1), (2) et (3) de la convention. Cette garantie a également été violée du fait que M. López Sosa ne fut pas informé, dans le plus court délai, de l’accusation ou des accusations portées contre lui (article 7(4) de la CADH) et du fait qu’il ne fut pas présenté devant un juge dans un délai raisonnable (article 7(5) de la CADH). De même, elle a considéré que M. López Sosa avait non seulement été victime de torture (article 5 de la CADH; article 1 de la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture), mais aussi que le juge chargé de la comparution avait failli à son obligation de s’assurer du respect de la sécurité et de l’intégrité de la victime à ce moment, y compris en exigeant un examen médical, en conformité avec le Protocole d’Istanbul: Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Footnote 25
Il est cependant très intéressant de constater que la Cour préféra ne pas aborder ces violations à la lumière du fait que le Paraguay avait formellement suspendu les dispositions dérogeables de la CADH, en déclarant l’état d’urgence dès le 19 mai et en notifiant formellement les États parties à la convention le 23 mai (para. 75). En l’espèce, l’État défendeur n’a pas invoqué cette suspension dans ses représentations devant la Cour et celle-ci a décidé de ne pas s’y référer proprio motu. C’eut été une occasion intéressante pour le Tribunal interaméricain d’aborder, dans le cadre d’une affaire contentieuse, la portée de l’article 27 de la CADH se rapportant à la suspension des droits lors d’états d’urgence. Rappelons que la Commission interaméricaine a abordé de façon exhaustive cette question dans le cadre de son Rapport de 2002 sur le Terrorisme et les Droits Humains,Footnote 26 et que la Cour a aussi traité des garanties judiciaires applicables dans ces situations dans le cadre de ses avis consultatifs 8 et 9, ainsi que dans une affaire contentieuse de 2007.Footnote 27 Ces organes avaient alors indiqué que les autorités judiciaires nationales devraient être habilitées à déterminer la légalité de la déclaration d’état d’urgence de même que de celle des mesures spécifiques adoptées dans ce cadre. Il sera intéressant de voir si et comment la Cour interaméricaine abordera ces enjeux dans son prochain avis consultatif portant sur l’urgence climatique et les droits humains, demandé par le Chili et la Colombie.Footnote 28
9. Affaire Tabares Toro et al. c Colombie, Jugement du 23 mai 2023, Série C, N° 491
Une fois de plus, la Cour interaméricaine eut à se pencher sur une affaire de disparition forcée en Colombie.Footnote 29 Ici, la victime était un membre des forces armées colombiennes et avait été portée disparue alors que sa compagnie était campée près de La Vereda de San Luis de Toledo, à une centaine de kilomètres à l’est de Bogota. En décembre 1997, une grenade explosa et des coups de feu retentirent près du campement, suite à quoi M. Tabares Toro disparut.
N’ayant pas des nouvelles de son fils, la mère du soldat a contacté les autorités de l’armée colombienne, qui l’informèrent que M. Tabares Toro avait été impliqué dans l’attaque de décembre 1997 et avait rejoint la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC). Au contraire, des collègues de son fils l’informèrent que celui-ci avait été tué lors de l’attaque menée contre son campement. Malgré les enquêtes menées par les autorités, y compris suite aux multiples plaintes présentées par la famille de M. Tabares Toro à l’Ombudsman des droits humains et devant la justice pénale régulière, le sort ou la localisation de la victime ne fut jamais établi et les personnes responsables de sa disparition jamais sanctionnées.
En l’espèce, la Cour n’hésita pas à considérer que la disparition de M. Tabares Toro constituait une disparition forcée au sens du droit international, non seulement parce qu’elle conclut qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour déduire que des agents de l’État colombien avaient fait disparaître la victime, mais aussi parce qu’au moment des faits, M. Tabares Toro exerçait ses fonctions en tant que soldat des forces armées colombiennes sous le contrôle de l’État. La Cour jugea ce dernier responsable des atteintes à l’intégrité de la victime (paras. 72–74) et, en tenant compte de ces éléments, celle-ci conclut que l’État défendeur avait contrevenu à l’article 1a) de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes ainsi qu’aux droits à la reconnaissance de la personnalité juridique (article 3), à la vie (article 4.1) à l’intégrité (article 5.1) et à la liberté et sécurité (article 7.1) prescrits dans la CADH. Footnote 30
Par ailleurs, le Tribunal interaméricain sanctionna l’État défendeur pour avoir activement empêché la famille de la victime d’obtenir des informations sur la localisation ou le sort de M. Tabares Toro, non seulement en ne donnant pas suite aux sept demandes présentées en ce sens par la famille auprès des autorités et en n’initiant pas d’enquête pour y donner suite, mais aussi puisqu’elles avaient intentionnellement menti à la famille en prétendant que le soldat avait rejoint les FARC, avait participé à l’attaque de décembre 1997 et s’était enfui avec les rebelles. Ce faisant, l’État a non seulement violé le droit aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire des victimes, mais aussi leur droit à la vérité, maintenant bien établi par la jurisprudence (paras. 90–94).Footnote 31
Notons enfin, qu’en plus de discuter extensivement de l’impact de la disparition forcée sur les enfants et sur la famille de M. Tabares Toro,Footnote 32 de même que sur l’honneur de ceux-ci (articles 11, 17 et 19 de la CADH), la Cour aborda plus en détail les obligations qu’ont les États de prendre des mesures pour reconnaître et garantir le travail des femmes qui recherchent leurs proches et tentent de découvrir la vérité. Celles-ci doivent pouvoir agir sans intimidations ou menaces. Les autorités publiques doivent non seulement garantir leur intégrité personnelle et leur droit à la participation politique, mais aussi endiguer les obstacles historiques et culturels qui limitent les recherches menées par celle-ci. De plus, ils doivent adopter des mesures de réparation adaptées pour ne pas reproduire des stéréotypes de genres et refléter adéquatement la manière dont celles-ci souhaitent être représentées (paras. 108–20).Footnote 33
10. Affaire Guzmán Medina et al. c Colombie, Jugement du 23 août 2023, Série C, N° 495
Dans le cadre de cette autre affaire de disparition forcée en Colombie, la Cour eut l’occasion d’aborder la notion assez complexe de “participation des agents de l’État” dans ce type spécifique de violation des droits humains. En effet, le droit interaméricain — et le droit international des droits de la personne en général — définit la disparition forcée comme la “privation de liberté d’une ou de plusieurs personnes sous quelque forme que ce soit, causée par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État, suivie du déni de la reconnaissance de cette privation de liberté ou d’information sur le lieu où se trouve cette personne, ce qui, en conséquence, entrave l’exercice des recours juridiques et des garanties pertinentes d’une procédure régulière.”Footnote 34
En l’espèce, la disparition eut lieu dans la Comuna 13, un quartier de Medellin anciennement sous le contrôle de la guérilla FARC qui, en 2002, avait fait l’objet de l’Opération Orion menée par les forces armées colombiennes et des groupes paramitlitaires alliés (les Autodefensas Unidas de Colombia [AUC], entre autres représentées par un groupe dénommé el Bloque Cacique Nutibara). La victime, qui exploitait un petit restaurant dans la zone, à quelques mètres d’un poste de contrôle de l’armée et de la police nationale, fut abordée par des individus sans uniforme qui l’amenèrent à bord d’un taxi pour répondre aux questions de leur supérieur.
En l’instance, la Cour détermina non seulement que l’État était responsable d’avoir failli à son obligation d’assurer, avec diligence, la protection de la victime et la prévention des violations de ses droits par des personnes privées (ce que la Colombie avait d’ailleurs reconnu formellement), mais aussi qu’il s’agissait d’une disparition forcée au sens du droit international, puisque la disparition s’inscrivait dans le contexte des opérations conjointes menées par les forces armées et les AUC lors de l’Opération Orion, et qu’elle suivait le modus operandi des disparitions menées par le Bloque Cacique Nutibara, le tout suivant l’approche adoptée dans la célèbre Affaire Velásquez Rodríguez c Honduras. Footnote 35 De plus, il fut établi, lors du procès du chef du Bloque Cacique Nutibara, que cette disparition spécifique fut exécutée sous le commandement de chefs des AUC qui étaient chargés de coordonner les opérations de celles-ci avec les forces armées nationales (paras. 83–85).
Pour faire cette détermination, la Cour apprécia notamment le témoignage d’expert rendu par l’un des auteurs de la présente contribution à l’effet que la disparition peut être attribuable à l’État en raison du soutien, de l’autorisation ou de son acquiescement aux actions de personnes privées entre autres lorsqu’il y a une indication claire d’une relation entre l’État et l’acteur non-étatique (par exemple lorsqu’il existe une coopération dans la planification d’une opération ou lorsqu’il existe un soutien financier ou logistique, y compris dans le cadre de liens historiques entre ceux-ci) ou lorsque des acteurs non-étatiques exercent des pouvoirs et des responsabilités conjoints avec les forces étatiques et contrôlent efficacement une zone géographique où se produisent les événements.Footnote 36 Rappelons qu’en l’espèce, l’armée colombienne et le Bloque Cacique Nutibara contrôlaient l’entièreté de la Comuna 13 et que la disparition eut lieu à quelques mètres d’un poste de contrôle de l’armée et de la police nationale.
À ce sujet, il sera intéressant de voir comment la Cour interaméricaine développera sa jurisprudence dans des affaires où la relation institutionnelle et fonctionnelle entre l’État et les acteurs non-étatiques est plus ténue mais où, dans un contexte d’impunité systémique, l’État avait ou aurait dû avoir une connaissance établie des actions de ces acteurs et a délibérément omis d’intervenir pour en empêcher les actions.Footnote 37 Il s’agit d’une question qui se posera inévitablement lors de l’analyse de la disparition de migrants dans certains pays.Footnote 38
11. Affaire Núñez Naranjo et al. c Équateur, Jugement du 23 mai 2023, Série C, N° 492
Ces deux précédentes affaires de disparitions forcées contrastent significativement avec celle de Núñez Naranjo et al c Équateur où la victime avait été placée en détention dans un commissariat de police du canton de Quero après avoir pris part à une bagarre avec un tiers. Alors que la mère et la sœur de la victime s’eurent présentées au commissariat, une foule de 400 personnes s’y rassembla également, libéra le tiers susmentionné, et prit la victime et ses proches en otages. Rien n’indique que les policiers présents intervinrent pour empêcher cette capture et protéger les trois personnes qui furent transportées dans une localité voisine située à environ un kilomètre. Bien que la mère et la sœur de la victime furent libérées par la foule, M. Núñez Naranjo ne fut jamais retrouvé. Malgré les plaintes présentées aux autorités de même que les quelques initiatives d’investigations menées par celles-ci et les accusations portées contre certains suspects, ni la localisation ni le sort de Núñez Naranjo ne furent jamais établis, et personne ne fut sanctionné pour cet enlèvement.
Ici, bien qu’il semble assez clair que la capture et la détention de Núñez Naranjo ne furent pas menées directement par des agents de l’État, la Cour conclut néanmoins qu’il s’agissait d’une disparition forcée puisque la victime était sous le contrôle et la protection exclusive de l’État au moment de sa capture par la foule, et les policiers ont omis d’intervenir pour protéger la victime. Ce faisant la Cour a suivi l’approche qu’elle avait développée dans l’Affaire Isaza Uribe et al c Colombie Footnote 39 où un leader syndical avait été enlevé par des membres d’un groupe paramilitaire alors qu’il était en détention sous le contrôle exclusif de l’État.Footnote 40 Il est surprenant, cependant, que la Cour ne profita pas de cette comparaison pour distinguer les faits des deux affaires puisque, dans le cas Colombien, la collusion entre les forces paramilitaires et les forces armées colombiennes avait été établie. Bien que, dans les deux cas, il faille présumer que l’État avait failli à son obligation de prévenir les violations commises et de protéger les victimes alors qu’elles étaient en détention sous son contrôle exclusif (violation des articles 1, 4, 5, 7, 8 et 25 CADH), il est surprenant que la Cour ait considéré que la capture de Núñez Naranjo ait été “causée par des agents de l’État ou par des personnes ou des groupes de personnes qui agissent avec l’autorisation, l’appui ou l’acquiescement de l’État” au sens du droit international (paras. 94–98).
Par ailleurs, notons qu’ici la Cour n’accepta pas l’argument de l’Équateur visant à renverser la présomption que la violation avait eu lieu alors que la victime était sous le contrôle de l’État, considérant que l’État n’avait pas établi clairement que les circonstances constituaient une force majeure, entre autres parce qu’il n’avait pas pu démontrer l’imprévisibilité des faits, ni expliquer pourquoi les autorités n’avaient rien fait pour prévenir la capture de la victime ni pour lui porter secours une fois qu’elle fut transportée de force dans la localité voisine (paras. 90–94).
12. Affaire membres du Collectif d’avocats “José Alvear Restrepo” c Colombie, Jugement du 18 octobre 2023, Série C, N° 506
Dans cette importante décision, la Cour s’est penchée sur probablement l’une des plus importantes affaires se rapportant aux droits des défenseur.e.s des droits humains.Footnote 41 Tout comme elle l’avait fait dans le cadre de l’Affaire des Membres et partisans de l’Union patriotique c Colombie Footnote 42 décidée l’année précédente, le Tribunal interaméricain a procédé à une analyse minutieuse de l’effet qu’ont eu des politiques publiques et des opérations des forces de sécurité sur les membres de l’organisation Collectif d’avocats “José Alvear Restrepo” (CAJAR) et leurs familles, un groupe perçu par les autorités comme s’opposant au gouvernement. Ce groupe d’avocats a été et est encore aujourd’hui l’une des organisations les plus dynamiques dans la représentation de victimes de violations des droits humains devant les instances judiciaires colombiennes et devant les instances internationales, y compris la Commission et la Cour interaméricaines. Rappelons qu’en 2011 le Barreau du Québec s’était adressé au Ministre canadien des Affaires extérieures de l’époque, pour lui faire part de sa vive préoccupation à l’égard de la sécurité personnelle des membres du CAJAR, tout comme l’avait fait le Barreau du Haut-Canada, en 2010.Footnote 43
En l’instance, la Cour interaméricaine a constaté qu’entre les années 1990 et 2005, des activités de renseignement arbitraires ont été menées par diverses agences publiques de la Colombie causant préjudice aux victimes, en contravention expresse de la législation interne réglementant les services de renseignement nationaux. Ainsi, les membres du CAJAR et leurs famillesFootnote 44 ont été victimes de violence et de stigmatisation, de violations attribuables à des représentants de l’État et à des publications gouvernementales les associant à des groupes rebelles (la guérilla des FARC). Les victimes ont subi divers actes de violence, de harcèlement et d’intimidation, dont certains avec la participation directe d’agents de l’État, ce qui créa un climat de danger pour leur vie et leur intégrité personnelle, et ce, tout particulièrement, en raison de la communication d’informations personnelles à des groupes paramilitaires à travers différentes activités de renseignement. L’impunité résultant de l’absence d’enquêtes sur ces actes a contraint certains membres du CAJAR et leurs familles à quitter leurs résidences, à l’intérieur et à l’extérieur de la Colombie, pour des raisons de sécurité, ce qui a eu un impact direct sur les activités de l’organisation et sur ses membres, limitant leur capacité à défendre les droits humains (paras. 137–393).
En effet, il fut établi qu’à l’époque, il existait dans le territoire colombien une situation de risque constant pour les défenseur.e.s des droits humains et que des agences de sécurité et de renseignements ont formé le Grupo especial de inteligencia 3 dont l’objectif était d’obtenir des informations sur des présumés opposants au gouvernement afin d’établir d’éventuels liens avec des groupes de la guérilla. Par exemple, des actions ont été menées contre les membres du CAJAR et les membres de leurs familles, y compris de la surveillance et de l’interception de communications, la prise de photographies de résidences, bureaux et lieux familiaux, la collecte de diverses informations personnelles, professionnelles, financières, patrimoniales, et se rapportant à leurs connaissances, à leur famille, et à leur participation à des activités en Colombie et à l’étranger (y compris à la Commission et la Cour interaméricaines) (paras. 303–86).
La Cour considéra, dans un premier temps, que l’État avait failli à son obligation de protéger les défenseur.e.s des droits humains en n’adoptant pas un cadre législatif adéquat pour protéger les droits de ceux-ci (paras. 528–30). Elle statua également que le but recherché par les activités de renseignement menées par les autorités ne visaient pas la réalisation d’objectifs légitimes et nécessaires dans une société démocratique, mais, au contraire, des intérêts particuliers fondés sur des motivations purement politiques, et dont l’objectif était de saper la crédibilité du CAJAR, contrecarrer et neutraliser ses actions, compte tenu de la position critique adoptée par celui-ci à l’égard des politiques promues par le gouvernement de l’époque. Ces actions constituaient des ingérences manifestement arbitraires dans la vie privée des victimes (paras. 531–608). De plus, ces activités de renseignements ont eu un effet d’intimidation et d’inhibition sur les victimes quant à l’utilisation libre et légitime de communications de tout genre, en contravention à leur droit à la liberté de pensée et d’expression (paras. 626–29, 959–67). La Cour a également considéré que l’État avait violé le “droit à l’autodétermination informationnelle” implicitement garanti par la CADH aux articles 11, 13, et 25 et se rapportant au droit de toute personne d’accéder et de contrôler ses données personnelles, sous toute forme, détenues par tout organisme public. Par ailleurs, le manque d’accès des victimes à tous les documents et données contenus dans les dossiers de renseignements les concernant les a empêchées de connaître l’ampleur et la portée de cette ingérence en violation du droit des victimes à la vérité et au droit d’accès à l’information (paras. 580–607).
De plus, il fut établi que les autorités publiques ont formellement qualifié le CAJAR et ses membres, et plus largement les défenseur.e.s des droits humains, de sympathisants et défenseur.e.s des FARC. Cela a non seulement violé le droit des victimes à l’honneur, mais les a également exposés à des dangers supplémentaires. En effet, plusieurs attaques menées contre les membres du CAJAR et leurs familles par des organisations paramilitaires associées à l’armée ont violé le droit à la vie et à l’intégrité de plusieurs. La Cour a conclu que ces actes et menaces par des organisations paramilitaires concordaient dans le temps avec ces qualifications de la part des autorités, de même qu’avec l’absence d’intervention de la part de celles-ci pour protéger les victimes. Ces actions ont également causé des préjudices importants à l’intégrité morale de certains membres du CAJAR et de leur familles — en particulier les défenseures femmes — poussant certain.e.s à fuir leur résidence et se réfugier ailleurs en Colombie ou même à l’étranger (paras. 833–967).
Finalement, la Cour a considéré que ces actions et omissions de la part de l’État avaient également violé le droit des victimes de défendre les droits humains, également garantis par la CADH. Selon le tribunal, le “droit de défendre les droits humains” est un droit autonome qui peut être effectivement violé au-delà de la violation particulière de certains droits avec lesquels il est étroitement lié (comme ceux concernant la vie, l’intégrité personnelle, la liberté d’expression, la liberté de réunion, la liberté d’association, la liberté de résidence et de circulation, de même que le droit aux garanties et à la protection judiciaires), et ce, sans que ceux-ci soient nécessairement violés dans une affaire spécifique. Ainsi, le “droit de défendre les droits humains” englobe la possibilité effective d’exercer librement, sans risque et limitation, différentes activités et tâches visant à promouvoir, observer, diffuser, enseigner, défendre, revendiquer ou protéger les droits humains. L’imposition de limitations ou la tolérance d’obstacles illégitimes à la capacité des défenseurs de mener de telles activités librement et en toute sécurité peut violer ce droit (paras. 971–92).
Ainsi, la Cour a déclaré que la Colombie avait violé, les droits à la vie, à l’intégrité personnelle, à la vie privée, à la liberté de pensée et d’expression, à la vérité, “à l’autodétermination informationnelle,” à l’honneur, aux garanties et à la protection judiciaire, à la liberté d’association, à la liberté de circulation, à la protection de la famille, aux droits de l’enfance et “au droit de défendre les droits humains” (articles 4.1, 5.1, 5.2, 8.1, 11.1, 11.2, 11.3, 13.1, 16.1, 17.1, 19, 22.1 et 25.1 de la CADH et articles 7 de la Convention interaméricaine pour prévenir, punir et éradiquer la violence contre les femmes).
Quoique le contexte politique ne soit pas partout le même, et que la gravité des faits soulevés dans la présente affaire ne fasse pas de doute, il semble pertinent de souligner que la question de la protection des défenseur.e.s des droits humains au sein de l’État, ainsi qu’à l’extérieur de celui-ci que ce soit par les actions ou omissions de l’État, ou par celles d’entreprises sous sa juridiction, est un enjeu qui exige une action concertée de la part de tous les États des Amériques.Footnote 45
13. Affaire Communauté autochtone maya q’eqchi’ de Agua Calientes c Guatemala, Jugement du 16 mai 2023, Série C, N° 488; Affaire Communauté garifuna de San Juan et ses membres c Honduras, Jugement du 29 août 2023, Série C, N° 496
Après un court laps de trois ans depuis la dernière décision de la Cour en matière de droits territoriaux des peuples autochtones,Footnote 46 les juges interaméricains ont dû se prononcer sur deux affaires concernant de tels droits. Dans la première affaire, le Guatemala a été reconnu responsable pour ne pas avoir procédé au titrage, à la délimitation et démarcation du territoire de la communauté autochtone victime, de ne pas avoir procédé à une consultation préalable adéquate au sujet d’un projet minier affectant le territoire de cette communauté, ainsi que divers actes de violence, de menace et de harcèlement qui se sont déroulés dans le cadre du conflit territorial engendré par ces enjeux. De plus, il fut considéré que l’État n’avait pas garanti le droit d’usage et de jouissance de la propriété collective, n’avait pas permis à la communauté de participer aux affaires publiques les concernant, et avait violé le droit de la communauté aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire. Cette affaire concerne un projet minier qui est lié à une compagnie initialement incorporée au Canada et qui a fait couler beaucoup d’encre avant que ce jugement ne soit rendu.Footnote 47
Dans la seconde affaire, le Honduras n’avait pas assuré le titrage des terres et n’avait pas garanti les droits d’usages et de jouissance des biens communaux, n’avait pas permis à une communauté garifuna de participer aux affaires publiques la concernant, avait violé le droit de la communauté aux garanties judiciaires et à la protection juridique, et au droit à l’intégrité personnelle des membres de la communauté en raison du climat de violence et de menaces qui existait à l’encontre de ses membres. Cette décision s’insère donc en continuation de décisions précédentes de la Cour concernant le peuple Garifuna sur le territoire du HondurasFootnote 48 et dans un long contexte de lutte contre diverses formes de marginalisation et d’exploitation.Footnote 49
En ce qui concerne le droit à la propriété, force est de constater que les juges interaméricains ont réitéré des principes déjà établis par la jurisprudence et les ont appliqués aux faits plutôt que de proposer des innovations notables. Il est intéressant de noter que, en se basant sur deux affaires récentes,Footnote 50 la Cour a rappelé le lien qui existe entre le droit à la propriété et l’exercice de droits politiques, mais ce, seulement en ce qui concerne la question de la consultation préalable. Cela nous semble alors être une occasion perdue pour approfondir la question de la portée de l’article 23 de la CADH, selon une approche ontologique conforme à l’interprétation récente de la Cour,Footnote 51 afin de reconnaître que la terre, le territoire et les lieux où vivent les peuples autochtones sont des éléments qui ont un caractère qui dépasse le simple droit à la propriété. Il existe un lien profond entre ces éléments et d’autres droits protégés et il appert que les droits politiques sont le socle de la jouissance pleine et entière du territoire depuis une interprétation qui s’harmonise avec le droit à l’autodétermination et à l’autogouvernance. De plus, il aurait été pertinent pour la Cour de discuter plus amplement de l’impact de l’adoption récente de la Déclaration américaine sur les droits des peuples autochtones qui n’a, pour l’instant, connu très peu d’attention jurisprudentielle.Footnote 52
Cela étant dit, il importe de souligner que les juges interaméricains ont traité d’éléments juridiques novateurs qui n’avaient pas été abordés dans la jurisprudence antérieure. Tout d’abord, dans ces deux affaires, la Cour explicita pour la première fois le lien qui existe entre les droits prévus en matière de participation politique et consultation et le droit d’accès à l’information (n° 488, para. 252; n° 496, para. 123).Footnote 53 La Cour précisa, dans l’affaire concernant le Guatemala, que l’accès dans la langue d’un peuple autochtone à de l’information portant sur un tel projet peut être essentiel pour permettre à ce peuple de participer activement et en connaissance de cause au processus de consultation préalable et, au contraire, que de lui refuser cette possibilité peut conduire à l’exclusion des membres du peuple autochtone concerné. La Cour ajouta, à cet égard, que la langue est l’un des éléments les plus importants de l’identité d’un peuple, dans la mesure où elle garantit l’expression, la diffusion et la transmission de sa culture.Footnote 54 Toute régulation qui discrimine quant à l’accès à l’information, directement ou indirectement, est attentatoire aux droits consacrés dans la CADH (n° 488, para. 253).
Par la suite, la Cour analysa, pour la première fois, le sujet de conflit territorial comme pouvant être lié directement à certains articles de la CADH, soit l’article 5 (droit à l’intégrité de la personne) et l’article 21 (droit à la propriété). En effet, les juges interaméricains précisèrent qu’il était nécessaire d’évaluer les allégations de violence, de menaces et de harcèlement dans le cadre de violations au droit à la propriété collective et à la consultation. La violation de l’intégrité personnelle fut ainsi conçue, sous cet angle du conflit territorial, comme visant des droits collectifs et la communauté en son ensemble, la communauté ici entendue comme ensemble indifférencié de ses membres (para. 321). La Cour affirma sans ambages que c’est l’incertitude quant au droit de propriété collectif et l’implantation d’un projet minier sans consultation adéquate préalable qui généra une perturbation profonde dans la vie de la communauté et que cela s’est manifesté par des actes de violence et de harcèlement (paras. 324–25). La Cour estima ainsi raisonnable de conclure qu’il y avait eu une situation de harcèlement et de violence à l’encontre des membres de la communauté qui a affecté la vie de la communauté, qui a été causée par l’intervention d’agents de l’État et de la compagnie minière, et que cette situation résultait du conflit territorial concernant les terres de la communauté.
Les juges interaméricains poursuivirent en affirmant que cette situation de conflit territorial provenait de la violation des droits de la communauté à la participation et à la consultation ainsi qu’à la propriété collective. Le tribunal conclut donc que l’État était responsable d’avoir violé le droit à l’intégrité morale de la communauté, et ce en portant atteinte au droit à l’intégrité de tous les membres de la communauté de façon collective (para. 327). Considérant la violence des conflits territoriaux, il appert que cette reconnaissance est fondamentale et semble avoir un potentiel transformateur considérable. Pour la première fois, un tribunal international reconnaît que la violation des droits territoriaux doit être inexorablement liée à la possibilité que des actes de menaces, violence et harcèlement aient lieu dans le cadre d’un conflit territorial et que ces transgressions menacent les droits collectifs des communautés qui revendiquent leur droit au territoire. Rappelons que les défenseur.e.s de droits humains les plus souvent assassinés sont ceux qui protègent la terre et ses ressources.Footnote 55
14. Affaire Habitants de La Oroya c Pérou, Jugement du 27 novembre 2023, Série C, N° 511
Dans cette dernière affaire de l’année 2023, la Cour dut se prononcer sur des violations de droit humains causés par les activités d’une entreprise, plus spécifiquement sur un complexe métallurgique qui contamina gravement une communauté. La ville de La Oroya est considérée comme étant l’une des villes les plus polluées au monde,Footnote 56 et cette cause est la première de la Cour interaméricaine à reconnaître un État responsable d’avoir violé le droit à un environnement sain. Dans un premier temps, la Cour rappela, notamment, que les États sont tenus de réglementer l’activité des entreprises et obliger celles-ci à adopter des mesures visant à respecter les droits humains reconnus dans les différents instruments du système interaméricain de protection de ces droits. En vertu de cette réglementation, les entreprises doivent éviter que leurs activités ne causent ou ne contribuent à des violations des droits humains et doivent aussi adopter des mesures visant à remédier à ces violations (para. 111).
Les juges interaméricains affirmèrent ensuite que le droit à un environnement sain constitue un intérêt universel et un droit fondamental pour l’existence de l’humanité. Le droit à un environnement sain se compose d’un ensemble de droits procéduraux et matériels: les premiers concernent l’accès à l’information, la participation politique et l’accès à la justice, et les seconds comprennent, entre autres, le droit à l’air, l’eau, la nourriture, l’écosystème et le climat. Les États sont tenus de protéger la nature non seulement en raison de son utilité ou de ses effets pour les êtres humains, mais aussi en raison de son importance pour les autres organismes vivants avec lesquels la planète est partagée (para. 118).
De cela découle le droit des personnes à respirer un air dont les niveaux de pollution ne constituent pas un risque significatif pour la jouissance de ces autres droits humains, tel que le droit à la santé, à l’intégrité personnelle ou à la vie. Ce droit à respirer de l’air pur constitue un élément essentiel du droit à un environnement sain et, par conséquent, l’État est tenu de: (1) établir des lois, règlements et politiques qui régissent les normes de qualité de l’air; (2) surveiller la qualité de l’air et informer la population des risques éventuels pour sa santé; et (3) mettre en œuvre des plans d’action pour contrôler la qualité de l’air qui comprennent l’identification des principales sources de pollution de l’air et la mise en œuvre de mesures pour faire respecter les normes de qualité de l’air (para. 120).
De même, les personnes possèdent un droit à une eau exempte de niveaux de pollution qui constituent un risque significatif pour la jouissance de leurs droits humains, dont leur droit à la santé et à la vie. Cet élément essentiel du droit à un environnement sain impose aux États les obligations suivantes: (1) élaborer des normes et des politiques qui définissent des normes de qualité de l’eau, dont tout particulièrement en matière d’eaux traitées et d’eaux usées; (2) surveiller les niveaux de pollution des eaux et, le cas échéant, signaler les risques éventuels pour la santé des humains et les écosystèmes; (3) élaborer des plans et contrôler la qualité de l’eau, y compris par l’identification des principales causes de pollution; (4) mettre en œuvre des mesures pour faire respecter les normes de qualité de l’eau; et (5) adopter des actions pour assurer la gestion durable des ressources en eau (para. 121). La Cour précisa aussi que le droit à un environnement sain vise de façon générale les humains ainsi que les écosystèmes et les différents éléments qui les composent (perspective écocentrique), tandis que, le droit à l’eau protégé par l’article 26 de la CADH concerne avant tout les humains et le droit pour une personne d’avoir accès à l’eau nécessaire à sa survie (perspective anthropocentrique) (para. 124).
La Cour reconnut aussi que le principe de l’équité intergénérationnelle exige des États qu’ils contribuent activement à l’élaboration de politiques environnementales visant à garantir que les générations actuelles laissent des conditions environnementales qui permettent aux générations futures de bénéficier de possibilités de développement similaires (para. 128). En outre, la Cour réitéra que les États doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour créer un cadre normatif adéquat afin de dissuader toute menace au droit à la vie, mettre en place un système judiciaire efficace capable d’enquêter, sanctionner et réparer toute privation de la vie par des acteurs étatiques ou privés, et que cela inclut l’obligation de sauvegarder le droit de toute personne à une vie digne (para. 136). Les États ont l’obligation positive de protéger et de préserver la vie, dont les conditions de bases nécessaires à celle-ci, et ainsi la protection de l’environnement est une condition à la pleine jouissance du droit à une vie digne (para. 221).
Les juges interaméricains reconnurent donc qu’il est difficile d’imaginer des obligations internationales plus importantes que celles visant la protection de l’environnement contre les comportements illégaux ou arbitraires qui causent des dommages graves, étendus, durables et irréversibles à l’environnement, et ce, dans le cadre d’une crise climatique qui menace la survie de toutes les espèces. La protection internationale de l’environnement exige la reconnaissance progressive de l’interdiction de tels comportements en tant que norme impérative, puisque fondamentale à la survie des générations actuelles et futures (para. 129).
15. Conclusion
Cette année a été marquée par plusieurs développements significatifs dont, tel qu’abordé dans cette dernière affaire, la reconnaissance du droit à un environnement sain comme une norme qui doit devenir progressivement une norme de jus cogens. Dans un contexte de pullulement de recours en matière de protection environnementale, tant à l’échelon national qu’international,Footnote 57 on peut s’attendre à des développements jurisprudentiels importants pour l’année 2024, entre autres dans l’avis consultatif à venir sur l’urgence climatique et les droits humains.Footnote 58 Cette opinion consultative sera l’occasion pour la Cour de se prononcer sur cette question dont sont saisis plusieurs tribunaux nationaux et internationauxFootnote 59 et d’approfondir sa jurisprudence récente en matière de droits environnementaux.Footnote 60 Une décision à cet égard exercera une influence indéniable sur la jurisprudence des États des Amériques et pourrait être une occasion de soulever certains des enjeux qui sont soulevés de longues dates par les peuples inuit qui, dès 2005, ont logé une pétition devant la Commissions interaméricaine “[to obtain] relief from human rights violations resulting from the impacts of global warming and climate change caused by acts and omissions of the United States,” et ce “[b]ecause climate change is threatening the lives, health, culture and livelihoods of the Inuit, it is the responsibility of the United States, as the largest source of greenhouse gases, to take immediate and effective action to protect the rights of the Inuit.”Footnote 61 Tel qu’en témoigne un discours récent du secrétaire général des Nations Unies, le monde fait face à de multiples crises, que ce soit les événements météorologiques extrêmes qui sont amplifiés par le changement climatique, la lutte pour la justice climatique, ou les multiples conflits armés en cours ainsi que leurs effets sur les droits fondamentaux des personnes affectés par ces conflits, et ces problématiques nécessitent, entres autres, des actions concertées de la part de tous les États.Footnote 62