Introduction
Vieillir au masculin est une expérience qui comporte sa part de bonheurs et de défis, de transformations et de continuité, de pertes et de gains. Dans certaines situations, le cancer vient s’inscrire dans la trajectoire des personnes âgées. Or, le cancer étant plus commun et plus fréquemment incurable en vieillissant, et avec le vieillissement de la population, le nombre est appelé à s’accroître au fil du temps (Kuchel et al., Reference Kuchel, Robison, Fortinsky, Bellizzi and Gosney2012).
Alors que des études majoritairement issues du monde médical se sont penchées sur les douleurs vécues par les personnes atteintes d’un cancer incurable ainsi que les manières de les soulager, peu ont été effectuées sur le vécu plus intime de la maladie et les souffrances qu’elle peut engendrer (Bourgeois-Guérin et al., 2018). Pourtant être confronté à une maladie à issue fatale occasionne souvent des bouleversements, des questionnements, des réflexions existentielles portant sur la finitude, l’identité, le sens de la vie et peut engendrer diverses souffrances (Chochinov et al., Reference Chochinov, Krisjanson, Hack, Hassard, McClement and Harlos2006). L’expérience de souffrances jugées comme étant intolérables peut être invoquée pour demander l’aide médicale à mourir et, au Québec, cette dernière est principalement prodiguée à des personnes âgées et à des personnes atteintes d’un cancer incurable (Gouvernement du Québec, 2023). Dans ce contexte, il appert particulièrement pertinent de mieux comprendre ces souffrances afin d’ouvrir différentes réflexions sur des pistes d’intervention qui pourraient potentiellement les soulager.
Un survol des écrits dévoile que diverses formes de souffrances peuvent être vécues par les hommes âgés atteints d’un cancer incurable (HACI) (p. ex. Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018; Calasanti et King, Reference Calasanti, King and Lamb2017; Charmaz, Reference Charmaz1995; Pudrovska, Reference Pudrovska2010). Des écrits portant sur la souffrance et sur l’identité narrative croisés avec des textes issus des études de genre montrent, entre autres, comment des pans des réalités du vieillissement au masculin couplées à celle d’être atteint d’une maladie incurable peuvent engendrer diverses formes de souffrances particulières (Calasanti et King, Reference Calasanti, King and Lamb2017; Charmaz, Reference Charmaz1995; Pudrovska, Reference Pudrovska2010). Ces souffrances mériteraient d’être mieux comprises pour, ultimement, être mieux soulagées.
Contexte
Problématique et recension des écrits
Cet article vise à mettre en lumière l’expérience de la souffrance des HACI. Alors que les HACI sont nombreux et le seront encore davantage dans le contexte du vieillissement de la population, les recherches portant sur leurs expériences subjectives de la maladie et du vieillissement sont rarissimes et datent de plusieurs années, voire décennies comme nous le verrons dans les lignes qui suivent. Celles portant sur les souffrances qu’ils peuvent expérimenter sont, à notre connaissance, inexistantes. Pourtant l’expérience d’être atteint d’une maladie incurable en est une qui est reconnue comme pouvant engendrer diverses émotions et, notamment, des souffrances.
Une recherche effectuée antérieurement auprès de femmes âgées atteintes d’un cancer incurable avait mis en lumière qu’une part de leurs souffrances étaient liées à l’expérience de voir leur corps se transformer (incertitudes, transformation de l’image de soi, etc.), à diverses formes d’interprétation du temps (appréhensions face au futur, impression de ne pas avoir de futur, etc.) et à des problèmes de communication (silence imposé de la part d’autrui, minimisation de leur parole, etc.) (Bourgeois-Guérin, Reference Bourgeois-Guérin2010; Reference Bourgeois-Guérin2012). Certaines de ces souffrances étant associées à des enjeux liés à la féminité, nous avons poursuivi cette avenue de recherche qui s’articule autour du genre. Nous avons effectivement décidé d’explorer quelles sont les souffrances vécues par les HACI –souffrances qui pourraient ici se relier à des réalités liées aux masculinités, se rapprocher ou se distinguer de celles vécues par les femmes.
Un projet pilote d’une étude qui portait sur la perception de la souffrance vécue par les HACI par les intervenants œuvrant auprès de ceux-ci avait dévoilé la pertinence de se pencher sur ces questions (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Van Pevenage and Durivage2018). En effet, cette étude avait notamment mis en lumière que deux des principales sources de souffrances des HACI identifiées par les intervenants étaient l’expérience de pertes et de menaces identitaires liées notamment à la masculinité et la perte de rôles sociaux (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Van Pevenage and Durivage2018). Plus précisément, ils ont noté que des souffrances étaient vécues en lien avec certaines pertes ou transformations de rôles sociaux genrés (perte du rôle de pourvoyeur, perte de rôles familiaux, crainte de devenir un fardeau) (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Van Pevenage and Durivage2018). Mais qu’en est-il du point de vue des premiers concernés, des HACI ?
Souffrance et masculinités
Des études sur le genre et les masculinités mettent en lumière des dimensions qui seraient propices à l’expérience de la souffrance psychologique d’HACI (Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018; Calasanti et King, Reference Calasanti, King and Lamb2017; Charmaz, Reference Charmaz1995; Pudrovska, Reference Pudrovska2010). Notamment, ce qui a été appelé « la masculinité hégémonique », soit le concept référant à la manière réussie d’être « un homme » dans une société, fait appel à différentes images idéalisées de la masculinité (Connell, Reference Connell1995; Spector-Mersel, Reference Spector-Mersel2006). Elles sont souvent associées à des idéaux culturels de force, de puissance physique, et d’indépendance, aux rôles de pourvoyeur et/ou de protecteur, à la performance sexuelle, au pouvoir ainsi qu’à la domination des femmes (Apesoa-Varano et al., Reference Apesoa-Varano, Barker and Hinton2018; Connell, Reference Connell2014; Courtenay, Reference Courtenay2000; Gough, Reference Gough2013). Toutefois, les recherches portant précisément sur les masculinités et le vieillissement sont peu nombreuses (Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018). Elles abordent souvent des sujets comme le veuvage, la grand-parentalité, les hommes proches aidants ou le suicide des personnes âgées, mais ne se penchent pas précisément sur l’expérience vécue du fait d’être atteint d’une maladie incurable tel que le cancer.
Quelques études ont été effectuées auprès d’hommes âgés qui ne sont pas atteints d’un cancer incurable (Branney et al., Reference Branney, Witty and Eardley2014; Cepeda et Gammack, Reference Cepeda and Gammack2006; Hammond et al., Reference Hammond, Teucher, Duggleby and Thomas2012; Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018). Elles dévoilent que si plusieurs hommes tentent d’incarner ces images valorisées de la masculinité au cours de leur existence, cela devient de plus en plus difficile lorsqu’ils vieillissent ou sont en fin de vie (Calasanti et King, Reference Calasanti, King and Lamb2017; Charmaz, Reference Charmaz1995; Pudrovska, Reference Pudrovska2010). Certains de ces hommes vont par ailleurs associer la masculinité à certains rôles sociaux, tels que le fait d’occuper un emploi particulier ou d’avoir une position d’autorité et la perte ou la transformation de ces rôles serait difficile à expérimenter (Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018). D’autres vont adopter une vision plus nuancée de la masculinité dans laquelle ils peuvent s’autoriser à vivre, par exemple, une certaine forme de vulnérabilité émotive (Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018). Le vieillissement serait malgré tout vécu chez plusieurs comme une menace à leur masculinité puisque leur corps perd des forces et qu’ils peuvent également vivre un déclin de leur libido et de leurs capacités érectiles (Chochinov et al., Reference Chochinov, Krisjanson, Hack, Hassard, McClement and Harlos2006; Hurd Clarke et Lefkowich, Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018). Enfin, vieillir et/ou d’être atteint d’une maladie à issue fatale engendrerait parfois une forme d’impuissance, une dépendance et une perte de force physique, qui les éloigne grandement des images valorisées de la masculinité au sein de leur communauté d’appartenance (Calasanti et King, Reference Calasanti, King and Lamb2017; Charmaz, Reference Charmaz1995; Pudrovska, Reference Pudrovska2010).
Cadre théorique
La souffrance
Dans cet article, nous nous intéresserons précisément à l’expérience potentiellement souffrante que ces hommes peuvent vivre en lien aux enjeux de rôles et de genre. Plusieurs conceptualisations de la souffrance ont été élaborées à travers le temps, notamment sur la souffrance en contexte de fin de vie (Alpers et Lo, Reference Alpers and Lo1999; Ashcroft, Reference Ashcroft2003; Cassell, Reference Cassell1992; Chochinov et al., Reference Chochinov, Krisjanson, Hack, Hassard, McClement and Harlos2006; Rattner et Berzoff, Reference Rattner and Berzoff2016). Ces conceptualisations de la souffrance la définissent notamment comme étant liées à l’expérience ou à la menace d’une atteinte à son intégrité personnelle (Cassell, Reference Cassell1992).
Le philosophe Paul Ricœur (Reference Ricœur2013b) a également proposé une définition de la souffrance, particulièrement riche en contexte de fin de vie. Il suggère de distinguer la souffrance (reliée à l’affection des capacités d’agir, d’être en lien avec autrui et de faire sens) de la douleur (qui renvoie davantage à une expérience vécue dans le corps). Même si ces deux expériences peuvent se rejoindre et qu’on peut les comprendre comme se situant aux deux pôles d’un même axe, cette distinction entre souffrance et douleur sera conservée dans le présent article puisque nous ne souhaitons pas mettre ici l’accent sur les douleurs physiques, mais plutôt sur les souffrances des HACI.
L’identité narrative et les rôles
Selon Ricœur (Reference Ricœur2013b), les personnes souffrantes se trouveraient dans un vécu qu’il qualifie de paradoxal alors que, malgré l’aspect délétère de la maladie, ils persistent dans leur « désir d’être et (l’)effort d’exister » (p. 33). Pour subsister, elles peuvent adopter de nouvelles façons d’être qui les mènent à vivre un renouvellement identitaire qui leur permettrait d’ajuster leur récit au vécu paradoxal que la souffrance leur inflige.
Pour Ricœur, l’identité de la personne est narrative. La manière dont la personne va « raconter son identité » correspond à ce que Ricœur a nommé l’identité narrative. En effet, il soutiendra que « la personne est son histoire », elle-même intimement liée aux histoires des autres personnes qui font partie de son existence (Ricœur, Reference Ricœur2013a). La personne, qu’on peut comprendre ici comme un personnage, est ainsi appelée à jouer divers rôles dans sa vie et dans celle d’autrui, ces différentes vies étant entrelacées les unes aux autres (Ricœur, Reference Ricœur1990). Toutefois ces rôles qu’elle jouera ne sont pas fixes: ils se modifient au fil des interactions avec autrui et de la transformation des situations et des circonstances (Ricœur, Reference Ricœur2013a). Or, malgré les transformations qui s’opèrent au niveau des rôles, la personne peut se reconnaître comme tel au fil du temps et malgré le fait qu’elle occupe différents rôles. Elle trouverait le caractère durable à travers son récit « en construisant la sorte d’identité dynamique propre à l’intrigue qui fait l’identité du personnage »: son identité narrative (Ricœur, Reference Ricœur1988, p. 301).
Mais qu’en est-il lorsque les changements qui s’opèrent avec le cancer incurable viennent altérer les rôles qu’occupent les hommes âgés dans leur vie? Comment intégrer ces changements et altérations à son récit, à son identité ?
Les approches critiques en gérontologie
Cette recherche est ancrée dans les approches critiques en gérontologie (Estes et al., Reference Estes, Biggs and Phillipson2003; Grenier, Reference Grenier2012; Holstein, Reference Holstein2015) qui cherche, notamment, à valoriser le discours des aînés et à s’inscrire dans une mouvance qui fait la promotion de leur implication dans les recherches en gérontologie. Tenant compte de maintes dimensions du vieillissement de manière critique, la perspective offerte par ces approches et qui sous-tend cet article vise à intégrer les récits des HACI par rapport à leur expérience du vieillir au masculin et des potentielles modifications de leurs rôles sociaux et genrés à travers la maladie. S’intéresser aux récits de ces hommes, c’est ainsi travailler à mieux comprendre comment ils se racontent en tant qu’hommes vieillissant à travers l’expérience de la maladie. C’est aussi, pour reprendre les mots de Meidani et Alessandrin (Reference Meidani and Alessandrin2019), s’intéresser à leur identité : « Si, dans la majorité des cas, la survenue d’un cancer marque un avant et un après, il appelle aussi à un travail de reconstruction identitaire qui prône la continuité et implique le genre » (p. 203).
Questions de recherche
Les hommes que nous avons rencontrés nous ont parlé des rôles qu’ils jouent et qu’ils associent à la masculinité : celui de père, de conjoint, de voyageur, etc., tous des rôles qui viennent se tresser et qui font partie de leur identité narrative. Nous avons voulu mieux comprendre avec eux: lorsque ces rôles se transforment, disparaissent, que d’autres apparaissent, etc., comment cela peut-il se relier à leurs expériences de la souffrance? Cette recherche s’inscrit dans une étude plus large qui porte sur la souffrance des HACI et cet article porte sur un sous-objectif de la recherche qui vise à mieux comprendre si et comment leurs souffrances se rapportent à des enjeux identitaires de genre et/ou aux transformations dans les rôles liés à ce genre.
Méthodologie
Pour répondre à cet objectif de recherche, nous avons réalisé une recherche qualitative dont le devis analytique est thématique (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2021). Ce projet de recherche multicentrique a été approuvé par les comités éthiques des Centres Intégrés Universitaires de Santé et de Services Sociaux (CIUSSS) partenaires et de l’Université du Québec à Montréal (et des modifications apportées au projet en contexte de COVID-19 ont également été approuvées par les mêmes comités).
Recrutement et caractéristiques des participants
Le recrutement des participants fut réalisé en milieu urbain, au sein de trois CIUSSS de la ville de Montréal au sein desquels nos collaborateurs (médecins, travailleurs sociaux) étaient impliqués lors du recrutement (CIUSSS Centre-Ouest-de-l’île-de-Montréal, CIUSSS du Nord-de-l’île-de-Montréal et le CIUSSS de l’Est-de-l’île-de-Montréal). Les critères d’inclusion étaient : être un homme âgé de 65 ans et plus, atteint d’un cancer incurable et connaître ce diagnostic, parler anglais ou français et être en mesure de fournir un consentement éclairé. L’échantillon a été élaboré selon la méthode non probabiliste d’échantillon typique (Mayer, Reference Mayer2000). Le projet de recherche était présenté aux hommes répondant aux critères d’inclusion par les collaborateurs et/ou par des intervenants qu’ils avaient ciblés. Ceux qui étaient intéressés étaient ensuite contactés par l’équipe de recherche afin d’obtenir plus de détails sur leur participation éventuelle.
Dix-sept participants ont été recrutés. L’arrêt du recrutement a été motivé par la richesse et l’ampleur des discours livrés lors des entrevues, la diversité des témoignages, des caractéristiques des participants et des problématiques soulevées. Le tableau 1 résume les caractéristiques socio-démographiques des participants. Il est à noter que de légères modifications ont été apportées aux données pour éviter que les participants puissent être reconnus, tel que le type de cancer, l’âge et/ou le nombre d’enfants.
Tableau 1. Données descriptives des participants

Note: - signifie l’absence de croyance
Collecte des données
Des entrevues semi-dirigées (Tracy, Reference Tracy2013) d’une durée d’approximativement de trente minutes à une heure ont été menées avec les participants. Lors de la première phase du recrutement (en automne 2019 et hiver 2020, avant la crise sanitaire de la COVID-19) ces entrevues ont été effectuées en personne au lieu choisi par les participants (p. ex. en milieu hospitalier, à domicile etc.). Dans la seconde phase qui fut réalisée durant la pandémie de COVID-19 en 2020, des entrevues téléphoniques ont été conduites pour des raisons sanitaires et la certification éthique du projet fut modifiée en conséquence.
Les entrevues, menées par des étudiants en psychologie, étaient ancrées dans une posture éthique (Bourgeois-Guérin et Beaudoin, Reference Bourgeois-Guérin and Beaudoin2016). Une question d’entame plus ouverte sur leur expérience de soin était posée, suivie de questions qui portaient plus spécifiquement sur la nature des souffrances vécues, les éventuels liens entre ces souffrances et notamment, la perte et/ou les transformations de leurs rôles, leurs expériences de la masculinité, ainsi que toute autre dimension qui semblait significative à ces hommes. Le caractère semi-directif des entretiens permettait de laisser émerger de nouveaux thèmes qui n’auraient pas été prévus par les chercheurs, l’objectif étant de laisser se déployer l’identité narrative des hommes rencontrés. Enfin, un questionnaire sociodémographique incluant des questions portant sur l’âge des participants, le type de cancer dont ils sont atteints, leur statut marital, financier, etc., fut rempli lors de l’entretien.
Analyse des données
Une analyse thématique des données a été réalisée (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2021). Une démarche de thématisation continue a été adoptée (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2021). En premier lieu, une lecture des verbatims et des entretiens a été effectuée par les assistants de recherche (tous étudiants au doctorat en psychologie et formés en clinique) et la chercheure principale. Puis, les transcriptions ont été analysées au fur et à mesure que les entretiens étaient réalisés afin de produire le relevé de thèmes (une liste de thèmes et leurs définitions respectives regroupées sous forme de rubriques). Le contenu des entretiens a été analysé et classé à partir de ce relevé de thèmes évolutif en utilisant le programme informatique QSR NVivo 12. L’analyse du relevé de thèmes a été ensuite réalisée en regroupant les thèmes qui se ressemblent, se relient et s’éclairent, convergent ou s’opposent, se distinguent, en les ordonnant de manière à mettre en lumière leur articulation, leurs nuances, points communs et divergents, leur complémentarité, leurs oppositions, etc. (Paillé et Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2021, p. 309).
L’analyse des données répond à des critères de validité rigoureux et reconnus en recherche qualitative (Morrow, Reference Morrow2005; Mukamurera et al., Reference Mukamurera, Lacourse and Couturier2006). Celle-ci a d’abord été assurée par des pratiques qui assurent l’adéquation de l’interprétation (Morrow, Reference Morrow2005) tel que le fait que divers membres de l’équipe de recherche (chercheuse principale, co-chercheurs et assistants de recherche) ont réalisé chacun de leur côté des lectures, des descriptions détaillées (“thick descriptions”) (Morrow, Reference Morrow2005) et des analyses dans QSR NVivo 12, pour ensuite réaliser l’exercice de la codification et le comparer afin de concilier ces dernières lors de rencontres d’équipe. L’analyse du relevé de thèmes a aussi été réalisée par différents membres de l’équipe de recherche afin d’en augmenter la validité, le regard de chacun contribuant à la rigueur de l’analyse par ce que Merriam (2009) a nommé le processus de cristallisation. L’analyse s’est également fondée sur les principes de réflexivité et d’équité tels que formulés par Morrow (Reference Morrow2005). Enfin, un effort constant a été mis en œuvre pour respecter l’impératif d’enracinement en nous assurant d’explorer en profondeur et dans tout son déploiement, le témoignage de tous les HACI rencontrés pour arriver à une interprétation signifiante de leurs récits.
Nous nous sommes aussi assurés de respecter les impératifs d’exhaustivité, de complétude, de justesse, de communicabilité et de conservation du travail de recherche relevés par Paillé et Mucchielli (Reference Paillé and Mucchielli2021).
Résultats
Cette section répondra à nos questions de recherche en abordant 1) les enjeux identitaires et de rôles des hommes selon les changements occasionnés par la maladie incurable, 2) la nature des changements rapportés qui affectent l’identité et ses rôles et 3) les enjeux liés aux rôles genrés selon la perspective de ces hommes vivant à la fois avec la réalité du cancer et des représentations de leur masculinité. Ils suivront la structure indiquée dans le tableau suivant (tableau 2).
Tableau 2. Résumé des enjeux et des thèmes de la section résultat

Enjeux identitaires et de rôles : entre mêmeté et altérité
Après avoir questionné les HACI sur leur expérience de la maladie et comment cela a affecté les rôles qu’ils jouent, quatre catégories de changements vécus par les hommes au moment où nous les avons rencontrés ont émergé.Footnote 1 L’expérience des hommes est partagée entre ceux qui rapportent vivre peu de changement (pôle mêmeté), et d’autres qui vivraient de grands changements, voire qui cumuleraient vers une nouvelle identité (pôle altérité). Une lecture inspirée du concept de l’identité narrative permet de dire que ces hommes ont d’un côté dû intégrer une grande part d’altérité dans leur narratif identitaire et, d’un autre côté, conserver un récit identitaire similaire à la période pré-oncologique (figure 1).

Figure 1. Spectre des enjeux identitaire et de rôle selon les changements dus au cancer.
Dans une première catégorie, certains participants ont mentionné que leurs rôles sont restés similaires et sans changement comme le dit Gilbert : « Je suis toujours comme j’agissais avant d’être malade » (Gilbert). Pour d’autres, si certains changements ont eu lieu, ils sont plutôt dus à des changements contextuels (comme la pandémie de COVID-19 ayant sévi durant leur maladie, ou au vieillissement) plutôt qu’aux impacts du cancer incurable. Pour certains de ces hommes, avoir, maintenir et entretenir un espace de vie (matériel, comme leur maison) est associé au maintien de leurs rôles (ces derniers ont par ailleurs tous rapporté être pères).
Dans une seconde catégorie, plusieurs identifient la perte de capacité d’agir comme une perte de rôle :
Je n’ai plus la capacité physique… je ne l’ai pas […] ! Aller pelleter, pour moi, c’était un cadeau. […] Puis plus ça allait, avec les années, les dernières années, ça diminuait… là je n’étais plus capable. Ce qui m’embête, ce qui me tanne le plus, c’est quand ma femme va faire ça […] Parce que je me dis que ça devrait être moi qui fasse ça, pas elle! C’est physique ça là! (Marc)
Ces pertes de capacités d’agir engendreraient souvent chez ces hommes une diminution de leur implication, voire un évitement social, ainsi qu’une impression d’inversion des rôles conjugaux et familiaux. « Même au niveau des amis, c’est pas moi qui m’(en) occupe, c’est mon épouse qui s’(en) occupe » (Joseph). Lors de l’évocation de ces pertes ou inversions de rôles dans le récit de ces hommes, la souffrance psychologique n’est jamais bien loin :
c’est pas une douleur c’est une souffrance psychologique. C’est sûr que de perdre soudainement […] le rôle que ce soit de pourvoyeur, que ce soit de chauffeur, […] l’éboueur a plus de difficultés, les vidanges (rires) c’est niaiseux, mais je ne peux pas monter et descendre les escaliers comme je le faisais avant. Mais il y a toutes sortes de rôles que ouf, faut admettre qu’on l’aura pas le premier rôle dans cette affaire-là […] il faut accepter qu’on est incapable sur plusieurs plans. (Alain)
Dans une troisième catégorie, les hommes qui subissent des changements et pertes importantes dans leurs capacités à faire vivraient, paradoxalement, l’ajout de nouveaux rôles. L’apparition du sentiment d’être un fardeau peut être vécue comme une forme de rôle plus passif et qui engendre du travail pour autrui auquel le cancer incurable assigne les hommes qui se sentent ainsi, avec toutes les souffrances que cela peut engendrer (p. ex. appréhension de futures incapacités, vécu de honte et de culpabilité, deuil et tristesse) :
I grant at my bride about this now and again when she say “I just want to look after you!” Because when she says that, I feel as if I’m… perhaps incapable of anything? OK and, as a result therefore, a burden. (Ben)Footnote 2
À l’inverse, d‘autres abordent les changements liés à la maladie comme un défi, tel que Marc le dit lorsqu’on lui demande quel message il voudrait transmettre aux HACI :
Vis ce que tu as à vivre, ne vis pas ton mal. Tu vis avec un mal, mais ne vis pas ton mal. Il y en a qui vont vivre seulement que ça, il y a d’autres choses à faire ! Commence à lire, si tu es capable de lire, lis. […] Si tu fais de la peinture, ben peins ! Peins tes émotions si tu veux, fais n’importe quoi, débarrasse-toi de ça pour rester le bout qui est à toi encore là… bien c’est ça, vis-le ce bout là. (Marc)
Dans une quatrième catégorie se situent les hommes qui font l’expérience de grands changements associés à la maladie et qui s’identifient aux rôles que leur attribue leur nouvelle condition. Notamment le rôle stigmatisé d’être « malade », voire « d’être malade avec un grand M » (Jack) :
I was sort of put a ‥ you know, a label was put on me… and that make me “sick,” you know? And you know, sick with a capital S, you know, and like: “He’s dying he’s not going to make it.” (Jack)Footnote 3
En somme, les expériences de ces hommes, au plan identitaire et social sont liées aux changements occasionnés par le cancer et peuvent être situées sur un spectre entre mêmeté et altérité. Les expériences rapportées par les hommes ne permettent pas de dire que l’« ampleur » de la souffrance vécue suivrait parallèlement (ou de manière corrélative) le spectre de changements observés. En effet, des hommes ayant vécu de nombreux changements dus à la maladie arrivent à se repositionner dans leur histoire ou à reprendre certains rôles qu’ils jouaient et qui sont cohérents avec leur identité antérieure. Toutefois, il demeure que des changements font parfois perdre ou ajouter des rôles, puis provoquer des changements identitaires chez ces hommes, qui vivraient de la souffrance liée à ces changements.
Nature des changements affectant l’identité et ses rôles
Le rapport au corps malade et vieillissant
Plusieurs hommes ont abordé les transformations corporelles vécues lorsque questionnés au sujet de l’impact de la maladie incurable sur leurs rôles.Footnote 4 Certains rôles seraient en partie déterminés par les capacités que permet ou ne permet plus leur corps. « I can’t do the lawn. I can’t physically do the lawn. That annoys me, but there it is. Cause I have my way to mowing the lawn, you see ? » (Ben).Footnote 5 Les transformations corporelles liées au cancer auraient un impact sur les rôles qui peuvent être perçus comme problématiques par les participants:
The doctors and most of the workers want me to use a cane or a walker and I refuse it. I’m really stumbling, and I don’t like pity from people, but I don’t like people who stare at me, you know? (Normand)Footnote 6
Ces altérations sont parfois associées à des représentations du vieillissement plutôt qu’à l’impact de la maladie.
Plusieurs thèmes liés au corps évoqués par ces hommes (les transformations du corps qui vieillit plus rapidement à cause de la maladie, l’incapacité, ainsi que l’apparence que leur donne le fait de vieillir) renvoient aussi à des pertes progressives qu’ils vivent au niveau des rôles qu’ils jouent. Pour Joseph, par exemple, ces pertes le touchaient au plan identitaire « Je ne suis pas fonctionnel ! Je ne suis pas quelqu’un! J’ai vu des gens qui ont le cancer, mais qui continuent de fonctionner – pas moi » (Joseph). Dans d’autres cas, il s’agit de pertes avec lesquelles il est possible de cohabiter, comme si une part de l’identité de ces hommes restait solide malgré les écueils de la maladie et permettait d’atténuer les pertes vécues :
Je remarque que je ne suis plus aussi habile qu’avant, je vois que j’ai plus de misère, j’ai plus mal dans les jambes, puis j’ai plus mal dans les hanches, c’est là qu’est le cancer […] C’est sûr qu’en vieillissant tu es capable de faire moins de choses, mais malgré tout ça, je suis chanceux parce que je ne sais pas si je peux le dire de même, mais j’ai une assez bonne santé, je suis très fort. (Michel)
Pour certains, la description du fait de vieillir avec le cancer et des pertes associées se fait sobrement, comme une expérience inévitable qu’on doit accomplir – « it’s just something I had to deal with »Footnote 7 (Normand)) – alors que pour d’autres, comme Alain, il s’agit d’un processus complexe de réalisation, de consentement et de dénouement.
En somme, bien que les expériences rapportées soient hétérogènes, nous voyons que chez ceux qui évoquent une diminution de capacité d’agir (limitations physiques, perte de contrôle, incapacité) ou des manifestations douloureuses et souffrantes, leurs rôles et leur identité peuvent être affectés.
Le rapport au matériel perdu et à perdre
Le rapport au monde matériel (c’est-à-dire aux objets inanimés) est également lié aux transformations des rôles de ces hommes. En effet, le matériel viendrait soutenir les hommes dans leur vécu du cancer incurable. Toutefois, avec le temps et l’évolution de leur condition, ils auraient parfois à se défaire d’objets qui ont une valeur personnelle et qui revêtent parfois une connotation identitaire. L’importance de ces objets ne tiendrait pas tant à leur fonction ou leur matérialité, mais davantage à la place qu’ils prennent au sein des relations de ces hommes et aux rôles qui découlent de ces organisations.
Le contexte des entretiens réalisés au domicile des participants exposait bien cette intrication de l’espace, du matériel et du relationnel. Pendant une entrevue, Raymond nous invite à nous déplacer dans d’autres pièces de la maison, pour nous faire visiter et raconter son histoire de famille. En se promenant dans sa maison, sa conjointe dit : « Un jour c’est de penser que tu vas partir puis tu vas perdre tout ça » et Raymond poursuit « C’est ce que je me suis dit en regardant les photos » (Raymond). Même s’ils reconnaissent parfois que la perte est normale compte tenu du contexte, certaines choses les habitent encore malgré tout :
Il y a comme une gestion, j’appelle ça gérer un processus d’abandon, il faut abandonner. […] Abandonner tout. Pas tenir au travail. Pas tenir à l’auto. Pas tenir à l’argent. […] Parce qu’on sait qu’on s’en va vers la mort, la dissolution, on va disparaitre. […] On a vendu notre camion. Notre camion, (pleurs) […] On a eu un camion, un camping-car […] on allait partout avec ça. Coucher dans des rues à Nouvelle-Orléans […] (pleurs) Ça, ça reste. […] Parce qu’on partait tous les deux. Fini. Il faut arriver à concevoir que c’est terminé. (Alain)
Ces pertes vont venir altérer ses rôles et plus largement son identité (p. ex. celle de voyageur). Il ressort des résultats que l’impossibilité d’agir sur les pertes et transformations corporelles et matérielles apparaît comme souffrant. Ces pertes affecteraient les rôles de ces hommes de façon différente. Alors que les pertes matérielles touchent et rappellent une identité et leurs rôles perdus ou à perdre, les pertes corporelles elles, en même temps qu’enlever des possibilités pourraient ajouter et assigner les hommes à de nouveaux rôles liés à l’être malade. Le cancer en tant que tel, selon les hommes rencontrés, n’implique pas nécessairement un vécu de grandes pertes au niveau de leurs rôles, lorsqu’il demeure des possibilités d’avoir une vie presque normale aux plans de leurs capacités corporelles, matérielles et sociales. Ce qui est considéré comme étant souffrant serait les transformations, les deuils et l’incapacité d’agir que le cancer incurable et le vieillissement imposent, notamment en ce qui a trait à leur représentation des rôles qu’ils associent à la masculinité.
Le rôle de l’homme capable d’être un homme : masculinité parfois idéalisée sur fond d’incapacités
Nos analyses précédentes exposent que des souffrances sont liées à la perte de rôles chez les HACI. Certaines de ces souffrances semblent être liées à des représentations de la masculinité et de rôles sociaux genrés. Mais quels sont les rôles sociaux et/ou genrés qui ont potentiellement changé voire qui furent perdus selon ces hommes ? Nous explorerons les rôles de « l’homme de famille », ses changements et ses difficultés ainsi que les souffrances qui émergent de l’écart perçu entre les représentations de la masculinité et l’incapacité de l’incarner.
Les rôles de l’homme de famille et l’expression de sa liberté
Parmi les participants, presque tous pères de famille d’enfants aujourd’hui adultes, certains rapportent n’avoir vu que peu ou aucun changement concret dans leur rôle paternel. Toutefois, la majorité rapporte des altérations dans la manière de vivre ou d’incarner leurs rôles d’homme de famille, soit, selon eux, leurs rôles de père et de conjoint. Ces derniers parlent de souffrances liées à leurs difficultés d’exprimer à leur famille leurs souffrances, leurs volontés et leur besoin de liberté.
D’un côté, les hommes rapportent la souffrance lors de désaccord familial par rapport aux décisions de fin de vie, puis celle liée aux malaises des autres face à la maladie engendrant parfois de l’effritement des liens familiaux et l’éloignement des enfants, et donc l’isolement des pères. D’un autre côté, ils souffriraient de voir leurs proches souffrir à cause de leur condition incurable.
Je ne veux pas revivre ça, pis je ne veux pas que (émotion dans la voix) ma femme revive ça… mes enfants revivent ça. […] C’est lourd parce que ta famille est inculquée là-dedans. Tu sais ? J’ai dit à ma fille puis à mon garçon « papa il ne veut pas d’acharnement. Il veut mourir, faut le laisser aller. » Ma fille n’était pas d’accord… (Claude)
Cette souffrance engendrerait parfois des changements comme l’évitement du contact avec les enfants et des difficultés dans l’échange et la transmission, à cause notamment de l’émotivité que ferait émerger la souffrance perçue et partagée. Ce changement intrafamilial peut lui-même générer de la souffrance puisqu’il freine et module les échanges entre les membres de la famille. « C’est à peu près nul la relation avec mes frères et mes sœurs, c’est nul. Même avec mes enfants c’est pas fort… On dirait qu’ils se sentent gênés de venir me voir sachant que j’ai le cancer » (Pierre).
À l’inverse, les enfants qui auraient tendance à donner davantage d’attention à leur père susciteraient parfois chez ces derniers des sentiments contradictoires de gratitude et d’impression de perte de liberté. En effet, la (sur)attention de la famille envers eux leur ferait parfois vivre de la colère et de l’irritation. Ils expriment généralement un besoin de liberté qui persiste et qui a besoin d’être protégé parfois en imposant certaines limites. Ainsi, bien que les participants rapportent avoir les mêmes rôles « d’hommes de famille » dans leur quotidien, des souffrances liées à ces rôles seraient vécues lorsque leur liberté d’exprimer cette souffrance serait contrainte par des écueils relationnels et des difficultés à s’exprimer.
Au début c’était un peu plus difficile pour ma femme de me voir… perdre des capacités comme ça, de savoir ma condition… Elle et ma fille étaient très, très attentionnées. Des fois ça me tombait un peu sur les nerfs. Parce que je me dis « Aye! Écoutez-là, je ne me plains pas, faites vos affaires… […] Maintenant ma femme me laisse un peu plus […] de liberté. […] Là je dis : Lâchez-moi un peu, laissez-moi au moins faire un petit bout ! (Marc)
Malgré ces écueils, les hommes rapportent avoir pris des moments pour se remémorer, avec leur famille, comment ils ont plus ou moins bien rempli leur rôle de père. Un mélange de fierté, de reconnaissance et de tristesse accompagne le constat que leurs enfants peuvent maintenant faire leur chemin sans eux. Ce résultat met en lumière qu’à travers l’expérience de la souffrance, avoir la capacité d’exprimer et d’explorer son vécu et son histoire peut altérer positivement la manière de vivre la maladie et les pertes pour les hommes et leur famille.
Les hommes évoquent toutefois que l’expression des souffrances ne va pas toujours de soi (voir notre article qui aborde précisément les enjeux de communications chez les HACI (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Cormier, Lavoie, Côté, Wallach, Morin and Durivage2023).
Lorsqu’ils furent questionnés à savoir s’il y avait des différences selon eux entre les souffrances des hommes et des femmes âgées atteintes d’un cancer incurable, ils indiquent que selon eux la souffrance serait plus difficile à communiquer pour les hommes que pour les femmes (Jack). Par exemple, pour un participant (Marc) cette « incapacité à dire » rendrait les hommes plus vulnérables que les femmes.
je ne pense que les hommes on essaie de cacher plus que les femmes. […] parce que je ne veux pas qu’ils s’en fassent (émotion dans la voix) […] J’ai plus de misère à aller attaquer, j’aime pas ça parler de ça. […] c’est un sujet qui est plus sensible. Fait qu’on ne va pas creuser plus que ça. (Michel)
Il y aurait aussi, selon ces derniers, une différence entre les hommes et les femmes à aller chercher de l’aide, du soutien et des ressources pour soulager les souffrances associées à la maladie. Ils reconnaissent toutefois que lorsqu’ils vont en chercher ou partagent, « d’en parler » est au minimum « un peu » aidant: « Je trouve que ça fait du bien, ça fait pas du bien tu sais, il y a rien de gai là-dedans, mais … de parler avec vous c’est sûr que ça aide un peu, mais… le problème est toujours là » (Pierre).
Toutefois, beaucoup mentionnent que le cancer ou la maladie incurable, en tant que réalité humaine qui s’attaque au vivant, fait exploser cette différence entre homme et femme: « Je pense qu’elles (les femmes) vivent des choses similaires à ce que je vis là maintenant en ayant le cancer, en ayant la maladie, en ayant une maladie qui vous frappe comme ça » (Joseph).
En ce qui concerne leur rôle professionnel ou de pourvoyeur, tous les participants étant retraités depuis un certain temps, ils n’ont pas évoqué de souffrance qui y serait liée. Un participant soupçonne toutefois que l’âge à laquelle la maladie frappe pourrait avoir une influence sur le processus d’acceptation, surtout en rapport avec la profession et ses revenus. En ce sens, la possibilité d’avoir les capacités financières pour entretenir et maintenir un espace de vie matériel faciliterait l’adaptation aux changements occasionnés par la maladie. Le rôle de pourvoyeur serait maintenu via les « capacités » matérielles. « Si je n’avais pas les moyens financiers, etc., ce ne serait pas la même chose, mais j’ai les moyens financiers, une maison, j’ai tout ce qu’il faut » (Joseph). Dans ce rôle de pourvoyeur se dessine progressivement une représentation de la masculinité qui risque d’être affectée par la maladie.
Écueils des traces d’une masculinité normative perdue
Le cancer incurable, entraînant des changements corporels et dans les relations aux autres, transformerait l’intimité des hommes. « Ouf, on fait plus l’amour depuis un bout (fait un clin d’œil à sa femme), un gars qui perd son char, qui perd son permis et qui ne fait plus l’amour… tu dis que tu ne vaux pas cher, hein? » (Raymond). Alors que pour certains, cette perte d’intimité serait considérée comme source de souffrance, pour d’autres, elle remettrait en question leur propre valeur personnelle, atteignant davantage leur rôle qu’ils associent à la masculinité. Dévier de la masculinité normative semble être vécu comme une souffrance ambivalente et paradoxale. Cette souffrance émergerait de l’écart entre les tentatives de maintien de certains comportements et rôles genrés qui répondent aux exigences d’une masculinité normative et l’expérience vécue, notamment au niveau affectif et corporel, qui serait éloignée de ces derniers.
Les pertes et changements corporels, matériels, identitaires et dans leurs rôles pourraient engendrer des souffrances liées à la perte de capacité d’occuper leur « rôle d’homme » ou d’atteindre un certain « idéal d’homme » qui nécessiterait un certain nombre de critères de masculinité que le cancer a rendu difficilement accessible, comme l’exprime la citation précédente.
À cela s’ajouteraient les difficultés « typiquement genrées » de l’expression des souffrances de ces hommes. Ces difficultés feraient parfois paraître leur vécu comme étant fixé dans une forme « virile » de la masculinité, quand bien même ils souhaiteraient, paradoxalement, s’en différencier. En effet, bien que certains idéaux masculins puissent continuer d’affecter le vécu des hommes rencontrés, notamment par l’écart entre ces idéaux et les réelles capacités ou incapacités des hommes à les atteindre, les participants reconnaissent généralement les paradoxes liés au fait d’associer au genre l’expression des souffrances en contexte de cancer.
elle ne pleure pas elle (pointe sa femme). […] Elle ne pleure pas, puis moi je pleure. Je peux pleurer à la journée longue moi. J’en parle puis je pleure drette-là,Footnote 8 là pourquoi, pourquoi je suis comme ça, hein ? J’essaie de me comprendre, pourquoi je suis braillard comme ça moi ? (Raymond)
La différence que ce participant rapporte fait émerger chez lui un questionnement qui semble lui-même source de souffrance. Est-ce qu’exprimer et vivre sa souffrance d’une manière qui dévie de la « norme » de genre amène en soi de la souffrance ? À nouveau, il apparaît que le cancer vient créer un vécu d’ambivalence, voire paradoxal, entre le besoin d’expressivité et certaines représentations traditionnelles de la masculinité.
Discussion et conclusion
Cette recherche a poursuivi l’objectif de mieux comprendre si et comment les souffrances des HACI se rapportent à des enjeux identitaires de genre et/ou aux transformations dans les rôles liés à ce genre. L’analyse qualitative a permis d’exposer une diversité d’expériences de la souffrance de ces hommes, qui se relie aux changements de rôles parfois occasionnés par le cancer, aux changements corporels et matériels, puis aux représentations de la masculinité. Nous aborderons ici plus particulièrement la souffrance liée aux rôles genrés masculins, les pertes et transformations identitaires, puis les limites de la présente étude.
La souffrance: une question de genre ?
Les transformations des rôles vécus par les HACI sont diversifiées tant dans leur nature que leur ampleur. Ces changements peuvent venir toucher l’identité, les rôles occupés et se relier de manières diverses à des enjeux de genre. Nous avons constaté que les HACI décrivent à la fois des souffrances qui seraient universelles, qui déborderaient de la question du genre et de certaines différences qu’ils attribuent partiellement au genre.
Ainsi, les souffrances vécues plus particulièrement par les HACI seraient engendrées par la perte (voire l’ajout) de divers rôles, dont certains sont étroitement associés à la masculinité par ces hommes et prendraient ainsi un visage particulier pour ceux-ci. Les représentations d’une masculinité que l’on pourrait rapprocher de la masculinité hégémonique semblent ici à la source de certaines souffrances vécues par les HACI. En effet, nos résultats exposent que les HACI vivraient de la souffrance lorsqu’ils ne peuvent pleinement remplir leurs rôles d’homme de famille dû à des transformations ou des pertes corporelles ou matérielles (p. ex. capacités sexuelle ou financière) ou encore lorsqu’ils n’arrivent pas à communiquer leur souffrance avec les personnes qui les entourent. Au même titre que d’autres recherches, notre étude met en évidence les limites de l’identification à certaines représentations de la masculinité qui viendraient se lier à des souffrances accrues chez les hommes qui avancent en âge et qui sont atteints de maladies incurables (Courtenay, Reference Courtenay2000). Chez les hommes âgés dont la maladie est incurable nous constatons que dévier de cette masculinité en vieillissant et/ou lorsqu’atteints de maladies graves engendre une souffrance, parfois ambivalente et/ou paradoxale.
Cette adhésion à des images peu diversifiées de la masculinité est possiblement préjudiciable pour l’expression, voire le soulagement possible de la souffrance, qu’elle peut aller jusqu’à accroître. Ces représentations de la masculinité se conjuguent mal avec les réalités de la maladie incurable en contexte de vieillissement et avec les souffrances qui en découlent. On voit d’ailleurs qu’elles peuvent venir attiser les souffrances vécues par les HACI. Ceci se rapproche de la perspective des intervenants rencontrés dans une étude préalable, même si on note certaines différences concernant la nature de ces rôles. Rappelons que les intervenants percevaient des souffrances liées non seulement à la perte des rôles familiaux et de pourvoyeur des HACI, mais également à la crainte d’être un fardeau, des observations qui rejoignent nos résultats (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Van Pevenage and Durivage2018). Ceci rappelle aussi les constats de Chochinov et collaborateurs (Reference Chochinov, Krisjanson, Hack, Hassard, McClement and Harlos2006) et Hurd Clarke et Lefkowich (Reference Hurd Clarke and Lefkowich2018), en étant toutefois moins centrale dans nos résultats que dans les leurs. Cela se rapproche aussi partiellement des constats que la souffrance qui se relierait aux menaces à la masculinité.
Cela appelle aussi plus largement à nuancer et diversifier les représentations des masculinités qui sont valorisées socialement, et à contribuer à créer des modèles plus flexibles et ouverts de masculinités multiples afin que ces derniers puissent être plus facilement intégrés au tissu narratif – donc identitaire – d’hommes qui avancent en âge et qui sont atteints d’un cancer et/ou dont la maladie est incurable. Reconnaître et valoriser des représentations des masculinités qui ne sont pas fixes, mais appelées à se transformer dans le temps, et notamment en vieillissant, pourrait aussi donner des repères qui permettraient peut-être plus facilement d’intégrer les transformations et pertes qui sont vécues à divers niveaux et que ces hommes relient à leur masculinité.
Pertes et transformations identitaires: deuil et déprise
Différentes pertes et transformations ont été vécues tant dans le corps qu’au niveau matériel par ces hommes. Celles-ci ont engendré des modifications de rôles et du vécu de ces hommes et ont suscité diverses souffrances chez ces derniers. À partir de la notion d’identité narrative de Ricœur (Reference Ricœur1990), nous pouvons comprendre qu’une des facettes qui fait que ces expériences sont aussi souffrantes à vivre est qu’elles sont difficiles à intégrer au récit de ces hommes. On peut se demander lorsque ces hommes font face à de telles pertes et transformation, comment les intégrer à leur récit ? À cette question, le concept de déprise peut apporter des pistes de réponses pour mieux comprendre ces souffrances tout en ouvrant des pistes potentiellement fertiles de soulagement de cette dernière. Ancet (Reference Ancet2018) soutient, au sujet de la déprise qu’
on peut se déprendre d’un rôle social pour mieux se reprendre, la déprise apparaissant dès lors comme un recentrage sur ce que l’on peut encore accomplir au détriment d’autres activités. Elle peut permettre d’initier de nouvelles activités, de nouveaux liens, plus adaptés à sa situation personnelle. (Texte en ligne, p. 2)
Il ajoute cette dimension fort pertinente dans le cadre du sujet qui nous intéresse :
Mais encore faut-il se reconnaître dans cette déprise: se reprendre, reprendre prise sur soi, tout en laissant de côté une partie de ses relations et de ses activités, c’est aussi risquer une rupture de la continuité entre soi et soi. Si ce risque est assumé, voire la rupture souhaitée, la déprise reste une manière de se raconter. Mais si la rupture est imposée par les contraintes, la narration peut perdre son fil directeur et sa cohérence. Dès lors c’est l’identité même qui se trouve atteinte, car le contact entre soi et soi dans la durée relève du récit, support fondamental de notre appréhension du temps (Ricœur, 1985). (Ancet, Reference Ancet2018, texte en ligne, p. 2)
On peut alors mieux comprendre qu’une déprise imposée, comme certaines de celles que vivent les HACI, puisse être source de souffrances, comme lorsque que les changements occasionnés par le cancer imposent des pertes et des changements au niveau des rôles, voire plus largement sur le plan identitaire.
Lorsque la déprise est « reprise » par la personne, celle-ci tentera de relier ses différents récits en (re)construisant ce que Ricœur appelle son identité narrative. Malgré les changements vécus, ce processus de reprise permettrait à la personne de préserver la conviction d’être soi, bien qu’elle ait changé. Conséquemment, un remaniement important de diverses aptitudes ou rôles n’entraînerait pas nécessairement une perte d’identité, ce qui rejoint les constats de Ricœur qui soulevait l’aspect changeant des rôles qui ne vient pas annihiler le caractère durable de l’identité. Cette capacité à intégrer et à reconstruire son récit en incluant ces changements pourrait-elle aussi contribuer à soulager les souffrances qui pourraient alors être vécues? Inversement, la difficulté à reconstruire son récit pourrait-elle se relier à certaines souffrances ?
En effet, nos résultats dévoilent que les hommes ayant vécu de nombreux changements dus à la maladie et qui arrivent à se repositionner dans leur histoire ou à reprendre certains rôles qui sont cohérents avec leur identité semblent mieux vivre ces changements que ceux qui les vivent comme une imposition à laquelle ils se résignent à s’identifier. Tout se passe comme si, à chaque étape de leur maladie, une possibilité de reprendre certains rôles demeurait. Malgré les changements, la souffrance pourrait alors être soulagée par les capacités, rapportées par ces hommes : à recevoir (l’aide de leurs proches et des professionnels), à s’adapter, à faire un travail de deuil, à changer de perspective, à croire et espérer, à aider les autres différemment, à être avec et appartenir, à miser sur le positif et le présent, voire à prendre un certain contrôle sur certains pans de leur vie.
Nos résultats dévoilent également que les HACI peuvent vivre de la souffrance engendrée par la perte, qu’elle soit matérielle ou corporelle. Si les pertes matérielles touchent l’identité de ces hommes dans leurs représentations, avec les souvenirs et les relations qui y sont tissées, les pertes corporelles, elles, touchent à la fois les représentations que ces hommes ont d’eux-mêmes et de leur capacité à accomplir différentes tâches au quotidien, venant ainsi affecter certains de leurs rôles (ainsi que leur image d’eux-mêmes comme hommes, telle que soulevée antérieurement) et, possiblement, de manière plus globale leur identité.
Ces résultats peuvent aussi être croisés avec le processus de deuil. Certains auteurs soutiennent depuis les écrits de Kübler-Ross (Reference Kübler-Ross1970) (malgré les critiques apportées à ses écrits) que le processus de la fin de vie, lorsqu’elle est connue tel que c’est le cas chez nos participants, est un processus qui se rapproche ou qui consiste en une série de deuils qui se cumulent, notamment lorsque les pertes s’additionnent avec la maladie. On peut ici voir, une fois de plus, que la capacité à faire son deuil pourrait aider les HACI à faire face aux souffrances vécues. Mais encore faut-il connaître et reconnaître les souffrances de ces hommes et en comprendre les ramifications. Si l’expression de la souffrance de ces derniers peut être plus difficile et n’est pas toujours la panacée (Bourgeois-Guérin et al., Reference Bourgeois-Guérin, Cormier, Lavoie, Côté, Wallach, Morin and Durivage2023), il reste que des souffrances sont souvent vécues et mériteraient d’être entendues, mieux comprises et accueillies. Comprendre les enjeux identitaires liés à différentes pertes (p. ex. matérielles) peut permettre de voir au-delà de l’objet de la perte en tant que tel, ce que celui-ci vient signaler au niveau identitaire.
Limites
Cette recherche présente certaines limites, malgré ses forces. La taille de l’échantillon qui la constitue est relativement limitée. Nous avons fait face à des défis de recrutement qui peuvent être attribués à des caractéristiques de la population rencontrée (hommes âgés atteints d’une maladie incurable) ainsi qu’au contexte dans lequel le projet s’est déroulé, et plus précisément, celui de la pandémie COVID-19 (qui dans ses premières vagues a touché au Québec, plus particulièrement les personnes âgées et a généré une surcharge de travail chez beaucoup d’intervenants qui étaient impliqués dans notre recrutement).
Notons aussi que l’échantillon de participants aurait pu être plus diversifié à divers niveaux. Force est de reconnaître, entre autres, qu’il y a une certaine homogénéité des origines culturelles des participants. Les expériences qu’ils partagent dans les entretiens sont potentiellement plus homogènes, tant au niveau de leurs croyances que de leurs origines culturelles. On remarque également un manque de diversité sexuelle dans cet échantillon, une autre limite de cette recherche. Il serait pertinent dans des recherches futures de tenter de mieux comprendre l’expérience de personnes issues de diverses identités de genre et orientations sexuelles afin d’avoir un portrait plus complet et nuancé des souffrances que peuvent vivre une diversité d’HACI.
En ce qui concerne les milieux de vie, les participants sont également tous domiciliés à Montréal, une métropole québécoise. Or les réalités d’hommes issus de divers milieux par exemple ruraux ou semi-ruraux fourniraient un portrait plus vaste de l’expérience d’HACI. Enfin, une majorité de participants recevaient des soins palliatifs à domicile, expérience qui est différente de celle des soins palliatifs en centre hospitalier ou encore des personnes qui ne bénéficient pas de soins palliatifs. Il serait aussi pertinent d’avoir davantage de diversité au niveau de la trajectoire et des types de soins reçus afin d’avoir un portrait plus complet de ces réalités.
Conclusion
Mieux comprendre les souffrances des HACI ouvre des pistes qui contribuent à ce que l’on soit davantage en mesure de soulager ces souffrances d’une manière qui soit signifiante, ancrée dans les besoins et réalités de ces hommes. Être sensible aux pertes et transformations de rôles, matérielles et/ou physiques et leurs liens avec les représentations de la masculinité des HACI peut notamment aider à mieux comprendre les visages que peuvent prendre leurs souffrances et contribuer à moduler les interventions afin de les soulager le mieux possible. Cela peut devenir une corde à ajouter à nos arcs, pour tenter de répondre à l’appel de leurs souffrances, d’une manière qui leur ressemble.
Remerciement
Organisme subventionnaire
Nous remercions le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour le financement du projet ainsi que la contribution financière du Réseau québécois de recherche en soins palliatifs et de fin de vie (RQSPAL) et de l’équipe VIES (Vieillissements, exclusions sociales et solidarités). Nous tenons également à remercier la Société de soins palliatifs à domicile du Grand Montréal ainsi que le centre intégré de santé et de service sociaux pour leur collaboration essentielle à la réalisation de ce travail.