La visibilité médiatique des différents enjeux lors des élections au Québec entre 1994 et 2018 étonne par ses fluctuations. L'enjeu du statut politique du Québec domine l'ordre du jour en 1994 avant de quitter progressivement l'avant-scène et de devenir, malgré un sursaut éphémère en 2014, pratiquement invisible par la suite. Les enjeux identitaires occupent une place accrue avec le temps, notamment lors des élections de 2007, de 2014 et de 2018, contribuant ainsi à redéfinir le débat sur la question nationale. La santé domine l'ordre du jour en 1998 et 2003, l’économie est à l'avant-scène en 2008 et les questions éthiques reçoivent une attention marquée en 2012. Finalement, l'environnement et l'immigration bénéficient d'une visibilité inédite lors de l’élection de 2018. L'objectif du présent article est d'examiner ces fluctuations de l'ordre du jour électoral au Québec à travers le temps afin de voir si ces changements pourraient être attribuables au contexte propre à chaque élection, aux transformations des clivages politiques dans cette province ou à une combinaison de ces deux facteurs.
La mise à l'ordre du jour des enjeux électoraux a suscité un intérêt notable chez les spécialistes de la communication politique. Généralement, ce processus est compris comme résultant de l'interaction entre les préoccupations exprimées par l'électorat, la compétition entre les acteurs politiques et le traitement de l'information par les médias. Pour plusieurs, l’évolution de l'ordre du jour médiatique refléterait l’évolution des débats qui animent une société ainsi que les stratégies des partis politiques prenant acte de ces débats et visant à en tirer profit (Iyengar et Kinder Reference Iyengar and Kinder1987; Dearing et Rogers Reference Dearing and Rogers1996; Norris et al. Reference Norris, Curtice, Sanders, Scammell and Semetko1999; Strömbäck et Nord Reference Strömbäck and Nord2006; Harder et al. Reference Harder, Sevanans and Van Aelst2017; Feezell Reference Feezell2018).
Ces considérations montrent l'intérêt d’étudier la couverture médiatique des campagnes à travers le temps pour prendre la mesure de l’évolution de la dynamique politique au Québec. Cette étude paraît d'autant plus pertinente au vu des transformations des équilibres partisans au cours des dernières décennies au Québec qui paraissent signaler un réalignement significatif et durable des forces partisanes (Bélanger et Nadeau Reference Bélanger and Nadeau2009; Pelletier et Bélanger Reference Pelletier, Bélanger, Pelletier and Tremblay2017). À cela s'ajoute le caractère singulier de l'élection de 2018, qui fut remportée par un tiers parti, mettant ainsi un terme à l'alternance au pouvoir, depuis les années 1970, de deux partis traditionnels, soit le Parti québécois et le Parti libéral du Québec (voir Bélanger et al. Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022).
Notre étude se démarque des travaux existants sur la couverture médiatique des campagnes électorales au Québec à deux égards. D'abord, par son ampleur. La plupart, sinon toutes les études ayant analysé la couverture des enjeux lors des élections québécoises ont étudié une seule ou un petit groupe d'élections (Latouche Reference Latouche1977b; Reference Latouche1977a; Monière Reference Monière1994; Lawlor et Bastien Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013).Footnote 1 Notre recherche adopte une approche longitudinale plus étendue : elle se propose d'examiner la couverture médiatique accordée aux différents enjeux lors des huit dernières élections québécoises, soit celles allant de 1994 à 2018.
Notre étude se démarque aussi des travaux existants par la perspective particulière qu'elle adopte. La plupart des travaux sur la couverture des campagnes électorales privilégie une approche de court terme afin de comprendre la dynamique propre aux débats et à la stratégie des partis à l'occasion d'une élection donnée. Notre attention dans cette recherche porte moins sur des élections particulières que sur l'examen de tendances à travers le temps. Nous souhaitons ainsi comprendre en quoi l’évolution de la couverture médiatique des campagnes au Québec peut expliquer de possibles réalignements politiques durables survenus au cours de cette période.
La prochaine section du texte portera sur une revue des écrits pertinents et débouchera sur les questionnements généraux au centre de la recherche. Nous présenterons ensuite l'approche méthodologique retenue pour procéder à l'analyse de contenu de la couverture médiatique des principaux enjeux débattus lors des élections générales au Québec de 1994 à 2018. Nous présenterons ensuite nos principaux résultats avant de discuter en conclusion de la possibilité que ceux-ci puissent refléter une reconfiguration durable de l'espace partisan au Québec.
1. Déterminants et évolution de l'ordre du jour électoral
Les études sur les médias occupent une place importante en communication politique puisque l'on conçoit généralement que les institutions médiatiques contribuent à construire les rapports que les individus entretiennent envers la politique (Esser et Strömbäck Reference Esser and Ströbäck2014; Chadwick Reference Chadwick2017). Différents effets des médias ont été documentés. Les travaux les plus importants ont porté sur les effets d'ordre du jour (McCombs et Shaw Reference McCombs and Shaw1972; Feezell Reference Feezell2018), d'amorçage (Krosnick et Kinder Reference Krosnick and Kinder1990; Moy et al. Reference Moy, Tewsbury and Rinke2016) et de cadrage (Entman Reference Entman1993; Chong et Druckman Reference Chong and Druckman2007; Entman et Usher Reference Entman and Usher2018).
L'effet de formation de l'ordre du jour revêt un intérêt certain puisqu'il stipule que les médias, en attirant l'attention du public sur certains enjeux, auraient la capacité d'influencer les priorités politiques des électeurs. Selon Lawlor et Bastien par exemple (Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013, 110), si les médias abordent certains enjeux : « les citoyens penseront que c'est important ». Les conséquences de cet effet pourraient donc être significatives lors des campagnes électorales puisque les enjeux traités en priorité par les médias pourraient inciter les individus à évaluer les partis politiques en fonction de certaines questions plutôt que d'autres et produire ainsi un effet de saillance susceptible d'influencer leurs choix électoraux (Iyengar et Kinder Reference Iyengar and Kinder1987; Vavreck Reference Vavreck2009; Moy et al. Reference Moy, Tewsbury and Rinke2016).
L'influence reconnue du lien entre la visibilité médiatique des enjeux et l'importance de ces mêmes questions sur les choix électoraux souligne la pertinence des questionnements sur la couverture médiatique en campagne électorale. Les travaux mettant l'accent sur les interactions entre les médias et les partis en tant qu'acteurs ayant des intérêts divergents offrent une série de pistes stimulantes pour comprendre le processus menant à la construction de l'ordre du jour (Wolton Reference Wolton1997; Zaller Reference Zaller1999; Thesen Reference Thesen2014). Selon cette optique, les journalistes chercheraient à publier des reportages capables d'attirer un large public tout en reflétant la voix indépendante de leur profession (Page Reference Page1996; Nadeau et Giasson Reference Nadeau, Giasson, Howe, Johnston and Blais2005). Les politiciens chercheraient de leur côté à influencer le contenu de la couverture médiatique afin d'amener les journalistes à accorder plus d'attention aux enjeux les présentant sous un jour favorable (Petrocik Reference Petrocik1996; Bélanger et Meguid Reference Bélanger and Meguid2008; Nadeau et al. Reference Nadeau, Pétry and Bélanger2010; D'Alimonte et al. Reference D'Alimonte, De Sio and Franklin2019).
Les travaux ayant adopté une perspective longitudinale pour étudier l’évolution des ordres du jour politiques et institutionnels offrent aussi des pistes pour comprendre la formation de l'ordre du jour médiatique en période électorale (Jennings et al. Reference Jennings, Bevan and John2010, Reference Jennings, Bevan, Timmermans, Breeman, Brouard, Chaqués-Bonafont, Green-Pedersen, John, Mortense and Palau2011; Dworak et al. Reference Dworak, Lovett and Baumgartner2014; Bonafont et al. Reference Bonafont, Baumgartner and Palau2015; Grenne et O'Brien Reference Grenne and O'Brien2016; Möller et al. Reference Möller, Trilling, Helberger and van Es2018). Ces études ont montré notamment que l'ordre du jour gouvernemental aux États-Unis et dans plusieurs pays européens a été centré sur quelques missions fondamentales (sécurité, relations internationales, économie), que les enjeux économiques occupent une place plus marquée dans les périodes de crise et que l'on assisterait à une diversification progressive des priorités gouvernementales caractérisée par l’émergence de « nouveaux enjeux » comme l'immigration et l'environnement. Ces résultats recoupent les conclusions d’études montrant que la diversité de l'ordre du jour des citoyens se résorbe en périodes de crise et qu'il se serait élargi en raison de l’émergence d'enjeux comme le réchauffement climatique et l'immigration (Smith Reference Smith1985; Jennings et Wlezien Reference Jennings and Wlezien2011; Edy et Meirick Reference Edy and Meirick2018).
Les observations précédentes suggèrent que la formation de l'ordre du jour médiatique lors des campagnes électorales est le produit de dynamiques complexes résultant de l'action et des comportements d'acteurs politiques clés et du contexte changeant prévalant au moment des élections. Le graphique 1 présente les principaux facteurs susceptibles d'influencer la couverture des enjeux lors des campagnes électorales. Cette caractérisation suppose d'abord que la couverture médiatique des enjeux dépend à la fois des circonstances ponctuelles propres à chaque élection (Behr et Iyengar Reference Behr and Iyengar1985; Soroka Reference Soroka2002a Reference Sorokab; Bélanger et Nadeau Reference Bélanger and Nadeau2009) et de changements politiques et sociétaux susceptibles de transformer durablement l'opinion et les débats publics sur certaines questions importantes (Page et Shapiro Reference Page and Shapiro1992; Stubager Reference Stubager2013; Ford et Jennings Reference Ford and Jennings2020; Stubager et al. Reference Stubager, Hansen, Lewis-Beck and Nadeau2021; Bélanger et al. Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022).
Le cœur du modèle repose sur l'interaction entre les acteurs principaux exerçant une influence sur la formation de l'ordre du jour électoral qui résulterait d'un « transaction process in which elites, the media and the public converge to a common set of salient issues that define the campaign » (Dalton et al. Reference Dalton, Beck, Huckfeldt and Koetzle1998, 463). La convergence entre les ordres du jour des acteurs (Dearing et Rogers Reference Dearing and Rogers1996; Dalton et al. Reference Dalton, Beck, Huckfeldt and Koetzle1998; Hopmann et al. Reference Hopmann, Elmelund-Prasestekaer and De Vreese2009; Hayes Reference Hayes2010; Wagner et Mayer Reference Wagner and Meyer2014; Klüver et Sagarzazu Reference Klüver and Sagarzuzu2016) refléterait les tentatives des partis pour accroître la visibilité d'enjeux électoralement rentables, mais proches des préoccupations des électeurs et de la volonté des médias de trouver un équilibre entre la visibilité devant être accordée aux communications des partis d'une part et aux priorités des citoyens d'une autre part (Zaller Reference Zaller1999; Dalton et al. Reference Dalton, Beck, Huckfeldt and Koetzle1998; Hopmann et al. Reference Hopmann, Elmelund-Prasestekaer and De Vreese2009).
Le fait que la tension entre les partis et les médias débouche sur un « compromis » proche des préoccupations des citoyens s'explique dans la mesure où ces acteurs tiennent compte de l'opinion publique en établissant leurs stratégies de promotion ou de couverture des enjeux. De nombreux travaux ont montré que les partis politiques abordent fréquemment les mêmes enjeux lors des campagnes pour se montrer sensibles aux besoins des citoyens (Sigelman et Buell Reference Sigelman and Buell2004; Damore Reference Damore2005; Klüver et Sagarzazu Reference Klüver and Sagarzuzu2016)Footnote 2 et que les médias orientent leur couverture en fonction de leurs priorités pour se faire l’écho de leurs préoccupations et attirer leur attention en abordant des thèmes susceptibles de les intéresser (Dalton et al. Reference Dalton, Beck, Huckfeldt and Koetzle1998; Zaller Reference Zaller1999; Strömback Reference Strömbäck2005; Soroka Reference Soroka2002a, Reference Sorokab; Hopmann et al. Reference Hopmann, Elmelund-Prasestekaer and De Vreese2009; Soroka et Wlezien Reference Soroka and Wlezien2009). L'ensemble de ces travaux suggère que l'ordre du jour médiatique lors des campagnes électorales résulte d'une transaction entre les partis et les médias, dont les termes sont fortement influencés par les préoccupations des citoyens qui sont elles-mêmes le reflet d’événements ponctuels et de changements sociétaux plus durables.Footnote 3
Cette caractérisation du processus de formation de l'ordre du jour électoral présente un intérêt certain, mais soulève deux questions. La première porte sur le caractère particulier des campagnes électorales. Certains auteurs avancent à ce propos que l'ordre du jour des partis pourrait être dominant à ces occasions en raison de leur visibilité et de la finalité des campagnes qui consiste notamment à faire connaître leurs positions afin de permettre aux électeurs de faire un choix éclairé (Walgrave et Aelst Reference Walgrave and Van Aelst2006; Aelst et al. Reference Aelst, Thesen, Walgrave, Vliegenthart, Esser and Strömbäck2014). Bien que l'argument soit plausible, la plupart des travaux ne corroborent pas l'idée que l'ordre du jour des partis soit dominant, tant durant les périodes de gouvernance que pendant les campagnes électorales (Dalton et al. Reference Dalton, Beck, Huckfeldt and Koetzle1998; Hopmann et al. Reference Hopmann, Elmelund-Prasestekaer and De Vreese2009; Esser et Strömbäck Reference Esser and Ströbäck2014; Klüver et Sagarzazu Reference Klüver and Sagarzuzu2016; Harder et al. Reference Harder, Sevanans and Van Aelst2017).Footnote 4 La transformation de l'environnement médiatique aurait pu modifier par ailleurs le processus de formation de l'ordre du jour en raison notamment de la multiplication des plateformes de diffusion de contenu permettant à un plus grand nombre d'acteurs de faire la promotion d'enjeux (Marland et al. Reference Marland, Giasson and Small2014; Chadwick Reference Chadwick2017; Giasson et al. Reference Giasson, Greffet and Chacon2018a; Coppock et al. Reference Coppock, Green and Porter2022). Cela dit, de nombreux travaux soulignent l'importance des médias traditionnels dans la formation de l'ordre du jour politique (Chadwick Reference Chadwick2017; Giasson et al. Reference Giasson, Greffet and Chacon2018a). Harder et ses collaborateurs (Reference Harder, Sevanans and Van Aelst2017, 1) concluent dans cette perspective que les « traditional players dominate the news agenda in election times ». Langer et Gruber (Reference Lange and Gruber2021, 313) avancent de leur côté que « the legacy news media […] often remain at the core of the national conversation », un constat qui présente à leurs yeux d’« important implications for agenda setting and beyond ». Gilardi et ses collègues (Reference Gilardi, Gessler, Kubli and Müller2022, 39) notent par ailleurs que « the traditional media agenda, the social media agenda of parties, and the social media agenda of politicians influence one another but, overall, no agenda leads the others more than it is led by them ». Ces constats permettent de croire que la couverture des médias traditionnels offre une caisse de résonance adéquate des débats électoraux dans les démocraties contemporaines.
Les travaux précédents suggèrent donc que la couverture médiatique des enjeux lors des campagnes électorales au Québec entre 1994 et 2018 aurait été le reflet d'un processus de coproduction de l'ordre du jour électoral largement influencé par les priorités des électeurs. Le modèle illustré au graphique 1 et les travaux examinés dans cette section semblent donc appropriés pour dégager un certain nombre d'attentes à propos de l’évolution de l'ordre du jour médiatique au Québec depuis 25 ans. Il est d'abord permis de penser que les enjeux liés aux principales fonctions de l’État québécois–soit la santé, l’éducation et les questions sociales–pourraient avoir occupé une place relativement stable et importante dans l'ordre du jour médiatique lors des huit campagnes électorales à l’étude. Il est aussi plausible d'avancer que des facteurs plus ponctuels, comme la détérioration de la conjoncture économique et la mise à jour de scandales, pourraient avoir contribué à réduire la diversité des enjeux électoraux couverts par les médias. Il semble également possible de croire que l'intérêt croissant des citoyens pour les questions environnementales et les enjeux liés à l'intégration des immigrants pourrait être le reflet d'une transformation structurelle de la dynamique partisane au Québec qui aurait notamment contribué à produire une diversification accrue de la couverture médiatique des enjeux.
Les attentes précédentes reposent sur la transposition au cas du Québec de conclusions tirées de tendances observées dans plusieurs démocraties, notamment aux États-Unis et en Europe. La dynamique électorale au Québec présente cependant des caractéristiques particulières en raison du rôle central qu'y joue la question nationale dans le positionnement des partis et les choix des électeurs (Bélanger et Nadeau Reference Bélanger and Nadeau2009; Nadeau et Bélanger Reference Nadeau, Bélanger, Bastien, Bélanger and Gélineau2013; Bélanger et al. Reference Bélanger, Nadeau, Hepburn and Henderson2018, Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022). Il convient donc d'examiner les travaux sur la couverture médiatique lors des élections provinciales québécoises pour enrichir ces attentes sur la couverture médiatique des enjeux au Québec durant la période à l’étude.
Le traitement de l'information en contexte électoral québécois commence à faire l'objet de recherches plus détaillées à partir des années 1960 et 1970. Ces travaux sont devenus plus nombreux par la suite avec les contributions de Latouche (Reference Latouche1977a, Reference Latoucheb), Crête (Reference Crête1984), Monière (Reference Monière1994), Lawlor et Bastien (Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013) et Giasson et al. (Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010, Reference Giasson, Sauvageau and Brin2018b). Les études portant sur la couverture des campagnes électorales au Québec présentent un certain nombre de caractéristiques et ont débouché sur quelques conclusions éclairantes. On peut constater d'abord que les études sur la couverture des campagnes se sont limitées à une ou à un petit nombre d’élections. On peut noter ensuite que ces études ont généralement conclu que les partis en lice bénéficient d'un traitement équitable malgré l'existence d'une possible prime de visibilité pour le gouvernement sortant (Crête Reference Crête1984; Monière 2004). Cette conclusion rejoint celle de Lawlor et Bastien (Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013) à propos de la campagne électorale québécoise de 2012.
Les études sur la couverture médiatique des enjeux lors des campagnes sont les plus pertinentes pour notre étude. Ces travaux tendent d'abord à souligner la centralité de la question nationale dans la dynamique électorale de la plupart des élections (Monière et Guay Reference Monière and Guay1995; Bélanger et Nadeau Reference Bélanger and Nadeau2009; Guay Reference Guay2018; Nadeau et Bélanger Reference Nadeau, Bélanger, Bastien, Bélanger and Gélineau2013; Bélanger et al. Reference Bélanger, Nadeau, Hepburn and Henderson2018) tout en notant par ailleurs un déclin du caractère structurant de cet enjeu dans le positionnement des partis et les choix des électeurs (Guay Reference Guay2018; Bélanger et al. Reference Bélanger, Nadeau, Hepburn and Henderson2018, Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022; Hale Reference Hale2019). Ces études tendent ensuite à mesurer la visibilité des enjeux et à interpréter leurs résultats en fonction du contexte propre à chaque élection. Lawlor et Bastien (Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013) par exemple identifient six enjeux prédominants lors de l’élection de 2012, Monière et Guay (Reference Monière and Guay1995) s'intéressent plus particulièrement à la couverture de la question nationale lors de l’élection préréférendaire de 1994 alors que Giasson et al. (Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010, Reference Giasson, Sauvageau and Brin2018b) s'intéressent à la couverture des débats sur les accommodements raisonnables en 2007 et à la Charte des valeurs en 2014. En bref, les études portant sur la couverture des campagnes québécoises tendent à adopter une perspective conférant à chaque élection une bonne part de singularité qu'illustre bien le propos de Nadeau et Bélanger (Reference Nadeau, Bélanger, Bastien, Bélanger and Gélineau2013, 204) : « Chaque élection », écrivent ces auteurs, « met en jeu des questions qui reflètent les préoccupations des électeurs au moment où elle se déroule. La santé en 2003, les accommodements raisonnables en 2007 et l'économie en 2008 ont dominé les débats. Deux enjeux particuliers ont émergé lors de la campagne de 2012, soit la corruption et la hausse des droits de scolarité universitaires. »
Les études recensées ci-dessus sont intéressantes parce qu'elles mettent en lumière une singularité de la dynamique électorale au Québec, soit l'importance de la question nationale dans l'ordre du jour électoral de cette province. Le déclin de l'influence de cette question devrait normalement se traduire par une baisse de visibilité de l'enjeu dans la couverture médiatique des campagnes. En bref, le déclin de l'importance de la question nationale pourrait s'ajouter aux autres tendances notées dans certaines démocraties, notamment l'importance accrue d'enjeux nouveaux comme l'immigration et l'environnement (Stubager Reference Stubager2013; Stubager et al. Reference Stubager, Hansen, Lewis-Beck and Nadeau2021).
Ce portrait mérite toutefois d’être nuancé. Bélanger et ses collaborateurs (Reference Bélanger, Nadeau, Hepburn and Henderson2018) ont montré que la question nationale au Québec présentait trois grandes dimensions correspondant aux enjeux du statut constitutionnel du Québec, de la promotion de la langue, de l'identité et de la culture québécoise ainsi que de la défense des intérêts du Québec. Dans cette perspective, il paraîtrait plus juste de parler non pas simplement d'un déclin de la question nationale au Québec comme enjeu électoral, mais peut-être davantage de sa transformation, moins axée aujourd'hui sur la question du statut constitutionnel du Québec et davantage marquée par l'importance accordée aux questions identitaires. L'orientation des analyses sur la couverture médiatique des élections québécoises à travers le temps, d'abord axées sur les débats constitutionnels (Monière Reference Monière1994; Guay et Monière Reference Monière1994) puis sur les débats identitaires (Giasson et al. Reference Giasson, Brin and Sauvageau2010, Reference Giasson, Sauvageau and Brin2018b), refléterait cette évolution.
Les travaux précédents suggèrent ainsi une transformation de la question nationale dans la dynamique politique au Québec plutôt que son effacement. Cette conclusion va dans le sens d’études récentes qui se sont penchées sur le rôle changeant de la question nationale et sur les effets de cette évolution sur la dynamique politique au Québec (Dubois et al. Reference Dubois, Villeneuve-Siconnelly, Montigny and Giasson2022). Certains auteurs avancent par exemple que l'affaissement du clivage sur la question de l'indépendance du Québec ne se serait pas traduit par un déclin du nationalisme québécois dans l'espace public, mais plutôt par l'importance accrue de sa composante autonomiste dans les débats politiques (Montigny et Margineanu-Plante Reference Montigny and Margineanu-Plante2022). D'autres chercheurs estiment plutôt que ce sont les questions de l'identité, de l'immigration et de la gestion de la diversité qui domineraient dorénavant les débats sur la question nationale et qui auraient par voie de conséquence contribué le plus à modifier les équilibres partisans au Québec (Bélanger et Godbout Reference Bélanger and Godbout2022). Finalement, d'autres études suggèrent plutôt que l'importance accrue de la dimension identitaire au Québec reflète une transformation de la question nationale qui s'inscrit dans la perspective plus large de la montée dans plusieurs démocraties d'un clivage libéral-autoritaire traduisant un conflit de valeurs sur des enjeux émergents comme l'intégration des immigrants et la protection de l'environnement (Bélanger et al. Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022). Tous ces travaux suggèrent une évolution à travers le temps de l'importance et de la nature des débats électoraux sur la question nationale au Québec qu'il convient d'examiner.
Nous allons maintenant nous tourner vers l'analyse de la couverture médiatique des enjeux électoraux entre 1994 et 2018. Cette analyse repose sur la présomption que cette couverture constitue une caisse de résonance relativement fidèle de l’évolution des préoccupations des électeurs québécois depuis un quart de siècle. Quelques attentes ont été formulées dans cet esprit à propos de la visibilité attendue de plusieurs catégories d'enjeux au cours de la période. Il est impératif pour en examiner le bien-fondé d’étudier la couverture médiatique des enjeux non pas pour une élection en particulier, mais pour l'ensemble des élections qui se sont déroulées au Québec durant la période à l’étude. Cette orientation particulière requiert une démarche méthodologique appropriée que nous présentons maintenant.
2. Méthodologie
À travers une étude longitudinale du contenu de la presse écrite en campagne électorale, nous souhaitons observer si des changements significatifs sont observables en ce qui a trait à la composition et la diversité de l'ordre du jour médiatique durant les huit élections générales au Québec entre 1994 et 2018. L'objectif de notre recherche consiste, ultimement, à dégager une meilleure compréhension des dynamiques politiques propres au contexte électoral contemporain.
Deux journaux nationaux ont été sélectionnés, soit La Presse Footnote 5 et Le Devoir. Des recherches ont déjà montré que peu de différences majeures sont observables entre les différents journaux au Québec. Après avoir examiné le contenu de sept journaux de langue française et trois journaux de langue anglaiseFootnote 6 pendant la campagne québécoise de 2012, Lawlor et Bastien concluent par exemple que
la couverture électorale par la presse québécoise, bien qu'elle puisse présenter certaines différences d'un journal à l'autre en fonction, notamment, de certaines spécificités régionales ou orientations éditoriales, est relativement uniforme. L'agenda, l'attention accordée à chacun des partis et la tonalité de la couverture sont relativement semblables. (Lawlor et Bastien Reference Lawlor, Bastien, Bastien, Bélanger and Gélineau2013, 122)
Nous croyons donc que La Presse et Le Devoir, deux quotidiens largement distribués au Québec, offrent un contenu représentatif de la presse québécoise.
Les articles constituant notre corpus ont été tirés de la base de données Eureka.cc. Pour chaque élection, nous avons recherché tous les textes ayant été publiés à partir du déclenchement de la campagne jusqu'au soir du scrutin et contenant le nom d'au moins un parti politique ou chef de parti ayant fait élire des députés à l'Assemblée nationale. Pour chaque journal, les articles ont été regroupés par section et seuls les textes parus dans une rubrique destinée aux nouvelles d'actualité ont été retenus.Footnote 7 Le contenu éditorial est exclu du corpus pour faire ressortir les sujets qui émergent du processus de co-production de la nouvelle. Le tableau 1 présente le nombre d'articles retenus par journal pour chaque élection. Les résultats d'analyses présentés à l'annexe C montrent, conformément à nos attentes, que les enjeux qui se taillent une place dans l'actualité électorale sont similaires d'un journal à l'autre.
Un dictionnaire d'enjeux permettant de dresser un portrait de l'évolution de l'ordre du jour électoral au Québec a été développé. Pour limiter les biais pouvant découler du choix des enjeux et des mots qui leur sont associés, nous avons développé notre lexique à partir de critères objectifs. Plus précisément, tous les mots et les syntagmesFootnote 8 de deux à cinq mots apparaissant au moins cinq foisFootnote 9 dans la couverture d'une campagne ont été exportés.Footnote 10 Les éléments pouvant être associés à un enjeu électoral ont été retenus lors d'un tri manuel, pour ensuite être regroupés par enjeu. Le tableau 2 présente les vingt catégories qui ont ainsi été dégagées de l'exercice. Une discussion détaillée sur l'ensemble des critères ayant présidé au classement des questions abordées dans les rubriques du tableau 2, de même que les résultats de tests de fiabilité pour établir la validité des classements retenus sont présentés en annexe.Footnote 11
Un des aspects centraux de cette analyse consiste à déterminer si la diversité de cet ordre du jour, soit la dispersion de la visibilité accordée aux différents enjeux, s'est accrue avec le temps (McDonald et Dimmick Reference McDonald and Dimmick2003). Cette hypothèse paraît plausible au regard des tendances observées dans d'autres pays et en raison du déclin–mais non de l'effacement–de la question nationale au Québec qui aurait été accompagné de la montée de « nouveaux enjeux » comme l'immigration et l'environnement.
L'indice de Shannon (Reference Shannon1948), largement employé en communication, et plus récemment en science politique pour mesurer la diversité de l'ordre du jour des acteurs politiques, des médias et des citoyens (Jennings et al. Reference Jennings, Bevan and John2010, Reference Jennings, Bevan, Timmermans, Breeman, Brouard, Chaqués-Bonafont, Green-Pedersen, John, Mortense and Palau2011; Grenne et O'Brien Reference Grenne and O'Brien2016; Möller et al. Reference Möller, Trilling, Helberger and van Es2018; Lasorsa Reference Lasorsa1991; Binderkrantz et al. 2017; Dworak et al. Reference Dworak, Lovett and Baumgartner2014) sera utilisé à cette fin, une première à notre connaissance au Canada. Cet indice, qui représente une mesure probabiliste équivalant au « logarithme de la somme des probabilités des différents états possibles dans un système » (Jennings et al. Reference Jennings, Bevan and John2010), est plus précis que d'autres mesures similaires en raison de sa sensibilité à la proportion des catégories dominantes, une caractéristique désirable dans l'étude des ordres du jour (McDonald et Dimmick Reference McDonald and Dimmick2003; Boydstun et al. Reference Boydstun, Bevan and Thomas III2014).
L'indice de Shannon présente l'avantage de pouvoir être interprété de façon relativement intuitive. En effet, la valeur maximale de l'indice équivaut au logarithme du nombre total de catégories. Puisque notre dictionnaire comporte vingt enjeux, la valeur maximale de l'indice est de 3. Ainsi, une élection où l'attention porterait sur un seul enjeu présenterait un indice de 0. À l'inverse, une élection caractérisée par une dispersion parfaite de l'attention à travers les vingt enjeux obtiendrait un score de 3. Appliqué à l'univers social, l'indice est toutefois peu susceptible de refléter des valeurs aux extrêmes.Footnote 12
Les analyses présentées à la section suivante ont été réalisées avec R version 3.5.3 (R. Core Team 2020) à l'aide de Quanteda (Benoit et al. Reference Benoit, Watanabe, Wang, Nulty, Obeng, Müller and Matsuo2018). Nous aborderons d'abord la question de l’évolution de la diversité de l'ordre du jour électoral au Québec depuis 1994 avant de nous pencher plus particulièrement sur sa composition.
3. Résultats
Plusieurs recherches (e.g., Jennings et al. Reference Jennings, Bevan and John2010) ont observé au cours des dernières décennies une diversification de l'ordre du jour législatif. Cette évolution est interprétée comme une démonstration du nombre croissant de responsabilités incombant à l'État moderne, mais pourrait aussi refléter une évolution des préoccupations des électeurs, notamment en lien avec les questions relatives à l'environnement et à l'immigration (Stubager Reference Stubager2013; Stubager et al. Reference Stubager, Hansen, Lewis-Beck and Nadeau2021). En observant les huit dernières élections québécoises, peut-on déceler une tendance au niveau de la diversité de l'ordre du jour en contexte électoral ?
Le graphique 2 présente les résultats de l'évolution de la diversité de l'ordre du jour médiatique lors des campagnes électorales au Québec entre 1994 et 2018.Footnote 13 Les valeurs observées pour ces huit élections présentent peu de variation. Les résultats indiquent qu'il semble y avoir eu un léger accroissement de la diversité au cours de la période étudiée. Cette hausse est toutefois assez faible, un résultat conforme à ce qui est généralement observé ailleurs. Cette hausse ne présente pas un caractère linéaire. L'augmentation la plus notable de l'indice de Shannon se manifeste lors de la campagne électorale de 2003 qui suit deux élections marquées par des enjeux dominants, soit la question nationale en 1994 et la santé en 1998. Cela dit, cet indice est un peu plus élevé pour les élections tenues durant les années 2010 que ce n'est le cas pour les décennies précédentes. Les traces laissées par couverture médiatique des campagnes suggèrent donc que la diversité des enjeux débattus lors des élections au Québec se serait légèrement accrue entre 1994 et 2018.Footnote 14
Ce premier résultat soulève deux grandes questions. La première consiste à se demander quels ont été les enjeux qui ont gagné ou perdu en visibilité médiatique au cours de la période. La seconde vise à mieux identifier et comprendre les facteurs plus lourds ou plus circonstanciels expliquant ces évolutions.
L’évolution de la composition de l'ordre du jour électoral des médias
Nous avons montré à la section précédente qu'une vingtaine d'enjeux avaient retenu l'attention des médias québécois lors des campagnes étudiées. De ce nombre, six questions correspondant aux catégories « agriculture », « institutions démocratiques », « municipalités », « peuples autochtones », « régions » et « sports et loisirs » ont fait l'objet d'une visibilité minimale. De même, les questions relatives aux transports et à l’énergie, bien qu'un peu plus visibles, ont somme toute assez peu retenu l'attention.Footnote 15 Par souci de parcimonie, les résultats des analyses sur ces huit enjeux sont présentés en annexe. Notons cependant que dans les résultats qui suivent tous les pourcentages illustrant la visibilité des enjeux se rapportent au total, qui inclut les vingt enjeux.
Bien que l'analyse des enjeux décelés par notre dictionnaire soit intéressante en soi, leur regroupement en quelques grandes catégories permet de mieux faire ressortir les tendances de l'ordre du jour électoral au Québec depuis 25 ans. Nous avons donc regroupé ces enjeux en cinq blocs dont nous examinerons d'abord la visibilité globale avant de porter une attention particulière à certaines de leurs composantes. Les cinq blocs d'enjeux suivants ont ainsi été formés :
• Le bloc question nationale regroupe les catégories statut politique du Québec et culture et identité;
• Le bloc nouveaux enjeux regroupe les questions de l'environnement et de l'immigration;
• Le bloc éducation, santé et politiques sociales regroupe les thèmes de la santé, de l’éducation et des politiques sociales et familiales;
• Le bloc économie et finances regroupe les enjeux de l’économie ainsi que les questions fiscales et budgétaires;
• Finalement, le bloc justice, sécurité et corruption regroupe les catégories intégrité et corruption ainsi que justice et sécurité publique.
Nous allons examiner l’évolution de la visibilité accordée à ces différents blocs d'enjeux en lien avec les attentes préalablement formulées suggérant un déclin de l'attention accordée à la question nationale, l’émergence d'enjeux comme l'environnement et l'immigration, le caractère cyclique de la visibilité des questions économiques et financières et la présence relativement constante dans l'ordre du jour médiatique des thèmes liés aux grandes responsabilités de l’État québécois, soit la santé, l’éducation et les questions sociales. Nous allons ensuite étudier le lien entre la couverture médiatique de certaines de ces questions, avant de conclure en portant une attention particulière à l'effet de l’émergence du thème de l'environnement sur la visibilité médiatique de l'enjeu de la question nationale.
La question nationale : déclin et transformation
De nombreux auteurs ont souligné que l'enjeu de la question nationale avait occupé une place progressivement moins importante dans les débats électoraux et le vote des individus au Québec depuis le référendum de 1995 (voir notamment Bélanger et al. Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022). Cette interprétation appelle certes à des nuances comme le montre la visibilité du débat sur la souveraineté du Québec lors de la campagne de 2014 après l'entrée en scène fracassante de Pierre-Karl Péladeau. Malgré cet événement, nos résultats révèlent toutefois une tendance lourde montrant le net déclin de la visibilité de la question nationale dans les débats électoraux, l'attention accordée au bloc question nationale dans l'espace médiatique ayant chuté de moitié, passant de 30,6% en 1994 à 15,4% en 2018 (graphique 3a).
Le déclin de la question nationale comme enjeu électoral n'en marque pas l'affaissement complet comme le montre sa place significative lors de l’élection de 2018. La dynamique la plus remarquable est la chute notable de la visibilité de la dimension de cet enjeu liée au statut constitutionnel du Québec au profit de questions liées à la défense de la culture et de l'identité québécoises (graphiques 4a et 4b). En 2018, par exemple, seulement 2,4% du contenu médiatique portait sur la question constitutionnelle, un net recul par rapport au sommet de 17,4% atteint lors de l’élection préréférendaire de 1994. Cette évolution contraste fortement avec celle de la dimension culture et identité qui occupe depuis une dizaine d'années une place croissante dans l'ordre du jour électoral à la faveur des débats sur la laïcité de l’État québécois. En fait, les résultats révèlent une dynamique intéressante mettant en lumière trois moments clés dans l’évolution de la place occupée par la question nationale depuis 25 ans au Québec, soit le sommet de 1994 où les dimensions constitutionnelle et identitaire reçoivent une attention médiatique appuyée, les élections de 2007 à 2014 où les deux dimensions ont été visibles à parts relativement égales et l’élection de 2018 où les thématiques culturelles et identitaires l'emportent nettement.
L’émergence de « nouveaux enjeux » ?
La catégorie « statut politique du Québec » est, parmi les 20 enjeux étudiés, celle ayant connu la plus grande variation au cours de la période d'étude. L'effacement relatif de la question nationale aurait selon certains permis l’émergence de nouvelles préoccupations en lien avec les changements climatiques et la part croissante de l'immigration dans le bilan démographique du Québec.
Les graphiques 3b, 4c et 4d apportent des éclairages à ce propos. On peut noter d'abord l'attention un peu plus élevée accordée à l'enjeu de l'environnement par les médias lors des campagnes électorales récentes au Québec, notamment lors de l’élection de 2018 (graphique 4c). Le caractère singulier de cette dernière élection ressort aussi s'agissant de la visibilité de l'enjeu de l'immigration dont la présence appuyée ne se manifeste que lors de la campagne de 2018 à la faveur du débat sur les seuils annuels d'immigrants au Québec (graphique 4d). Fait intéressant, la visibilité totale accordée aux « nouveaux enjeux » représente plus de 15% de l'espace médiatique en 2018, un seuil semblable à celui observé pour la question nationale lors de cette élection (graphique 3a). Il reste à voir si cette configuration de l'ordre du jour en 2018 est le reflet de caractéristiques propres à cette élection ou si elle en annonce au contraire une recomposition susceptible de s'inscrire dans le temps.
Éducation, santé et politiques sociales : un bloc stable ?
Nous avons précédemment noté que les questions centrales pour les gouvernements nationaux tendent en général à occuper une place relativement importante et stable dans l'ordre du jour médiatique. Cette constatation suggère que les enjeux liés aux principales responsabilités du gouvernement québécois–la santé, l’éducation et les politiques sociales–pourraient aussi avoir fait l'objet de ce type de couverture.
Les résultats présentés dans les graphiques 3c et 4g à 4j semblent confirmer globalement cette attente. Les données montrent cependant des variations entre les élections qui doivent nuancer cette conclusion. On note par exemple que ce bloc d'enjeux atteint un sommet en 1998 et 2003 lors d’élections où les thèmes de la santé et de la famille ont occupé une place dominante. Cela dit, malgré la présence plus affirmée d'enjeux comme les accommodements raisonnables en 2007, l’économie en 2008, la Charte des valeurs en 2014 et l'environnement en 2018, il est frappant de constater que les thèmes de la santé, de l’éducation et des politiques sociales ont bénéficié d'une couverture médiatique importante et relativement stable à travers le temps. Il est permis de penser dans cette optique que le vieillissement de la population québécoise et l'explosion des coûts de la santé pourraient d'ailleurs contribuer à assurer la prépondérance de ce type d'enjeux dans l'avenir.
Économie et finances : une visibilité conjoncturelle ?
L'économie et les finances occupent toujours au moins 10% de l'ordre du jour électoral entre 1994 et 2018. Ce bloc explique donc une partie de la stabilité caractérisant l'ordre du jour. Il présente néanmoins une composante conjoncturelle dans la mesure où l'enjeu de l’économie tend en général à occuper plus de place dans l'ordre du jour médiatique lorsque la conjoncture économique se détériore. L'élection de 2008 illustre bien cette tendance : l'économie a alors connu une hausse de 7,2 points de pourcentage par rapport à l'élection précédente (voir le graphique 4e). L’évolution de la visibilité de l'enjeu des taxes et des finances diffère de celle de l’économie. On constate une visibilité accrue pour ces questions lors des campagnes des années 2000 et un recul marqué par la suite sauf en 2014 au moment où la CAQ se présente comme le « parti des contribuables » (graphique 4f). Il est intéressant de noter que les questions économiques et fiscales atteignent conjointement un sommet de visibilité en 2008 en raison sans doute des conséquences budgétaires liées au recul de l’économie et aux efforts du gouvernement du Québec pour en assurer la relance.
Justice, sécurité et corruption : une visibilité ponctuelle ?
Le bloc justice, sécurité et corruption montre lui aussi très bien l'aspect conjoncturel pouvant influencer une élection. Ce bloc d'enjeux a joui d'une visibilité accrue en 2012 et en 2014, dans la foulée de la création de la Commission d'enquête sur l'octroi et la gestion des contrats publics dans l'industrie de la construction en 2011. Cette hausse de visibilité n'aura cependant été que momentanée comme le suggèrent les graphiques 4k et 4l.Footnote 16
Visibilité des enjeux et diversité de l'ordre du jour électoral au Québec
Nous avons observé à la section précédente des variations assez nettes dans la composition de l'ordre du jour électoral durant la période à l’étude. Ces changements semblent parfois avoir été de nature conjoncturelle, comme dans le cas de la couverture plus appuyée des enjeux de l’économie en 2008.Footnote 17 D'autres évolutions, comme le recul de la place de la question nationale dans la couverture électorale ou l'attention médiatique accrue à des enjeux comme l'immigration et l'environnement, pourraient avoir un caractère plus durable.
Il convient de se demander si les variations de l'attention accordée aux enjeux à travers le temps montrent l'existence d'un lien possiblement négatif entre la visibilité accordée à ces nouveaux enjeux et à celle reçue par la question nationale.Footnote 18 Les résultats des graphiques 5a à 5c sont révélateurs. S'ils montrent l'existence de la relation négative attendue entre la visibilité médiatique des nouveaux enjeux et de la question nationale, ils signalent aussi le fait que ce lien est particulièrement net lorsque sont mises en relation la visibilité relative de l'enjeu de l'environnement et de la question de l'avenir constitutionnel du Québec (graphique 5b). Qui plus est, les résultats suggèrent l'absence de relation entre la visibilité de l'enjeu de l'environnement et de la dimension « culture et identité » de la question nationale (graphique 5c). Ce dernier résultat est intéressant puisqu'il semble corroborer l'interprétation voulant que la dynamique politique au Québec tende à se recomposer en partie autour d'un axe libéral-autoritaire qu'incarneraient la CAQ et QS et qui s'articulerait autour de positionnements affirmés sur les questions de la protection de l'environnement et de l'intégration des immigrants (voir Bélanger et al. Reference Bélanger, Daoust, Mého and Nadeau2022).
Conclusion
Les effets des médias sont bien documentés. En accordant une plus grande visibilité à certains enjeux plutôt que d'autres, les médias peuvent notamment affecter les priorités et les critères d'évaluation politiques des citoyens et, de ce fait, influencer leur comportement électoral. Le processus de mise à l'ordre du jour des enjeux durant les campagnes électorales suscite donc beaucoup d'intérêt chez les chercheurs en communication politique.
Les travaux sur l'ordre du jour électoral des médias ont généralement adopté une perspective de court terme en cherchant à comprendre l'effet du contexte particulier de chaque élection sur la visibilité accordée aux différents enjeux à ces occasions. D'autres recherches se sont plus récemment penchées sur l'étude des différents ordres du jour institutionnels et politiques en adoptant une perspective longitudinale. Nous avons transposé dans cette étude cette approche peu utilisée dans les études électorales pour examiner et comprendre les transformations de l'ordre du jour électoral au Québec lors des 25 dernières années. Le dictionnaire développé dans le cadre de cette recherche visait donc à analyser de manière systématique la présence relative d'un ensemble d'enjeux sur la longue période. En analysant le contenu des articles d'actualité publiés par deux journaux nationaux, nous avons pu documenter un certain nombre de tendances à propos de l’évolution de l'ordre du jour électoral au Québec de 1994 à 2018.
Une première remarque paraît s'imposer. Nous concluons au terme de la présente étude que les prochains travaux sur la formation de l'ordre du jour électoral au Québec et au Canada devraient s'appuyer sur une caractérisation de ce processus qui tienne pleinement compte du rôle des principaux acteurs qui y participent, et notamment de l'influence de l'opinion publique et des priorités des électeurs sur la visibilité des enjeux lors des élections. Ce modèle qui suppose que l'opinion publique joue un rôle actif dans la détermination de l'ordre du jour électoral en exerçant un impact sur la stratégie des partis et la couverture médiatique des enjeux paraît plus fécond que des approches où les priorités des citoyens sur les enjeux sont largement déterminées par les effets d'ordre du jour et d'amorçage produits par les médias et les partis politiques. De futures recherches devront donc mieux expliquer et documenter la nature des interactions qui mènent à la convergence relative des ordres du jour des électeurs, des médias et des partis lors des campagnes électorales au Québec et au Canada.Footnote 19
Les analyses menées débouchent sur plusieurs constats intéressants. Les résultats montrent d'abord que les enjeux liés aux principaux champs de responsabilité de l’État québécois, soit la santé et l’éducation, ont bénéficié d'une visibilité significative et relativement stable durant la période à l’étude. Les résultats permettent aussi de noter que la composition de l'ordre du jour électoral a changé en fonction de la conjoncture politique et économique. L'enjeu de l'intégrité par exemple a fait l'objet d'une attention plus appuyée lors des élections de 2012 et 2014 dans la foulée de la Commission Charbonneau, alors que les questions économiques ont fait l'objet d'une couverture soutenue lors de l’élection de 2008 déclenché au moment d'une crise financière sévère.
La composition de l'ordre du jour électoral s'est par ailleurs légèrement diversifiée au Québec depuis 1994. Cette évolution s'est produite en raison de l'attention accrue accordée à de « nouveaux enjeux », et plus particulièrement à la question de la lutte aux changements climatiques. Cette progression coïncide avec un recul marqué de la question nationale dans l'ordre du jour électoral. Cette caractérisation doit toutefois être nuancée. Les résultats montrent en fait que le déclin de la question nationale dans la couverture électorale tient essentiellement au recul des débats liés au statut constitutionnel du Québec. Cet effacement, dont il serait hasardeux de prédire qu'il est irréversible, a été accompagné par la persistance dans l'espace médiatique des questions liées à défense de la culture et de l'identité. Il serait donc sans doute plus juste de parler non pas seulement du déclin, mais peut-être encore davantage de la transformation de la couverture médiatique de la question nationale lors des campagnes électorales au Québec depuis 1994.
Les lignes précédentes, même si elles invitent à la prudence, autorisent tout de même certaines spéculations à propos de l’évolution de l'ordre du jour électoral au Québec. Il semble possible à cet égard, au vu de l'observation de tendances communes à plusieurs démocraties avancées, de soutenir que l'enjeu de la lutte aux changements climatiques est appelé à bénéficier d'une visibilité médiatique importante, et vraisemblablement croissante, au cours des prochaines élections au Québec. Il semble aussi possible d'avancer que la dimension de la question nationale renvoyant à la défense de la langue, de l'identité et de la culture québécoise pourrait aussi continuer à occuper une place centrale. Dans la mesure où les débats liés à cette question ont souvent été associés à la question de l'intégration des immigrants, il reste à voir si la cohabitation marquée d'enjeux liés aux défis que représentent pour le Québec la lutte aux changements climatiques et la gestion de la diversité croissante de sa population se confirmera dans l'avenir. Si tel devait être le cas, l’émergence au Québec de ce que l'on a appelé ailleurs un axe libéral-autoritaire pourrait entraîner une transformation durable des équilibres partisans dans cette province.
Ces dernières remarques paraissent importantes d'un point de vue conceptuel. Comme mentionné précédemment, l’étude de l'ordre du jour médiatique s'est surtout attardée, particulièrement au Québec et au Canada, à établir un lien entre le contexte particulier de chaque campagne et la nature des enjeux débattus à ces occasions. Il est indéniable que l'ordre du jour médiatique propre à chaque élection est le reflet de préoccupations ponctuelles, ce qui explique les changements significatifs de sa composition d'une élection à l'autre. Mais il est tout aussi vrai que l’évolution des enjeux débattus dans un pays ou une région à travers le temps est le reflet d'une transformation graduelle du corps électoral et de ses priorités sous l'effet de changements sociétaux significatifs ou d'une reconfiguration des dynamiques partisanes. Les études de plusieurs chercheurs sur la transformation de la question nationale, de même que sur l'effet de cette évolution sur un possible réalignement de la dynamique politique québécoise (Bélanger et Godbout Reference Bélanger and Godbout2022; Bélanger et al. Reference Bélanger, Nadeau, Hepburn and Henderson2018; Dubois et al. Reference Dubois, Villeneuve-Siconnelly, Montigny and Giasson2022; Montigny et Margineanu-Plante Reference Montigny and Margineanu-Plante2022)–et notamment les travaux de Bélanger et de ses collaborateurs (Reference Montigny and Margineanu-Plante2022) sur l’émergence possible d'un axe libéral-autoritaire centré sur les enjeux de l'immigration et de l'environnement–paraissent pertinents de ce point de vue puisqu'ils aident à comprendre que l'ordre du jour médiatique lors des campagnes électorales est à la fois le reflet des préoccupations immédiates des citoyens, mais aussi la manifestation d'une transformation graduelle de l'opinion publique susceptible de redéfinir les enjeux les plus importants auxquels une société est confrontée. L’élection de 2022 au Québec marquée par la visibilité d'enjeux comme l'inflation, l'immigration et la lutte contre les changements climatiques semble confirmer cette analyse. Il semble donc que la prise en compte de ces dynamiques ancrées dans des horizons de court, mais aussi de moyen et de long terme offre sans doute la perspective la plus féconde pour comprendre la nature, la composition et les changements de l'ordre du jour médiatique lors des campagnes électorales, notamment au Québec et au Canada.
Matériel supplémentaire
Pour visualiser un contenu supplémentaire pour cet article, s'il vous plaît visitez https://doi.org/10.1017/S0008423922000907