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Concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques dans l’étude du nationalisme : une analyse de cas de la résonnance de la bataille des Éperons d'or en Flandre

Published online by Cambridge University Press:  24 June 2022

Dave Poitras*
Affiliation:
Département de sociologie, Université de Montréal, Pavillon Lionel-Groulx, C. P. 6128, succursale Centre-ville, Montréal, QC, H3C 3J7, Canada
Frédérick Guillaume Dufour
Affiliation:
Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, Case Postale 8888, succursale centre-ville, Montréal, QC, H3C 3P8, Canada
*
*Auteur correspondant. Courriel : [email protected]
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Résumé

Cet article a pour point de départ la querelle épistémologique survenue entre Anthony D. Smith et Jon E. Fox et Cynthia Miller-Idriss concernant les différentes approches du champ d’études du nationalisme. Alors que Fox et Miller-Idriss rejettent la pertinence d'une approche sociohistorique dans l’étude ethnographique du nationalisme, Smith considère l'ethnographie comme une pratique descriptiviste dénuée d'intérêt scientifique qui, de surcroit, fait abstraction des recherches sur la nation conduite au cours des dernières décennies. Afin de dénouer cette impasse, nous proposons une démarche méthodologique visant à concilier ces deux approches par l'entremise du concept de lieu de mémoire. À partir d'une étude de cas, la bataille des Éperons d'or et sa résonance dans les pratiques discursives, nous illustrons comment l'historicité du fait national peut s'avérer essentielle pour comprendre le fonctionnement de la nation au quotidien et nous éclairer sur la manière dont les Flamands se construisent en tant que sujets nationaux.

Abstract

Abstract

The point of departure of this article is the epistemological quarrel between Anthony D. Smith and Jon E. Fox and Cynthia Miller-Idriss regarding the different approaches in nationalism studies. While Fox and Miller-Idriss reject the pertinence of a sociohistorical approach in an ethnographic investigation of nationalism, Smith understands ethnography as a descriptivist practice devoid of scientific interest which, moreover, disregards research on nationalism conducted over the past decades. In order to resolve this impasse, we propose a methodological approach aimed at conciliating these two approaches through the concept of lieu de mémoire. Based on a case study, the Battle of the Golden Spurs and its resonance in discursive practices, we illustrate how historical nationhood may prove essential to understand everyday nationhood, and shed light on the ways in which Flemings construct themselves as national subjects.

Type
Étude originale/Research Article
Creative Commons
Creative Common License - CCCreative Common License - BY
This is an Open Access article, distributed under the terms of the Creative Commons Attribution licence (https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/), which permits unrestricted re-use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.
Copyright
Copyright © The Author(s), 2022. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Introduction

En 2008, Jon E. Fox et Cynthia Miller-Idriss (Reference Fox and Miller-Idriss2008a) proposaient un programme de recherche visant à explorer empiriquement la nation instituée au quotidien (everyday nationhood). Celui-ci fut vivement critiqué par Anthony D. Smith, le doyen du courant ethnosymbolique dans les études sur le nationalisme. Smith (Reference Smith2008) accusait Fox et Miller-Idriss de faire abstraction des recherches sur le nationalisme conduites au cours des dernières décennies. Selon lui, de plus, le programme proposé est anhistorique et oppose futilement la quotidienneté et l'historicité du nationalisme. En réponse à ces critiques,Footnote 1 Fox et Miller-Idriss affirmaient que si leur agenda est anhistorique, c'est que les questions qu'ils soulèvent nécessitent une approche ethnographique plutôt que sociohistorique, contestant ainsi la pertinence de cette dernière dans l’étude de la nation instituée au quotidien (Reference Fox and Miller-Idriss2008b : 574).

Cette controverse, qui constitue le point de départ de notre article, représente l'apogée d'un contentieux persistant dans les pages des plus prestigieuses revues sur le nationalisme, nommément Nations and Nationalism et Ethnicities,Footnote 2 ainsi que dans de nombreux ouvrages importants à ce domaine d’études.Footnote 3 Notre objectif est de recadrer ce débat est de proposer une démarche méthodologique qui permet de développer des stratégies de recherche visant à dénouer cette impasse épistémologique dans l’étude du nationalisme. Plus qu'un élément de contextualisation, nous démontrons que l'historicité du fait national peut s'avérer essentielle pour comprendre et mettre en lumière les mécanismes de fonctionnement de la nation instituée au quotidien. Nous soutenons notre propos à partir d'une analyse de cas originale : la bataille des Éperons d'or et sa résonance dans les pratiques discursives de citoyens en Flandre.

Premièrement, nous situons le débat entre Smith et Fox et Miller-Idriss dans le champ d’études du nationalisme. Contre Smith d'une part et Fox et Miller-Idriss d'autre part, nous arguons que les approches ethnographiques gagnent à être conciliées aux approches sociohistoriques. Deuxièmement, nous présentons une démarche méthodologique conciliant ces deux approches par l'intermédiaire du concept de lieu de mémoire (Nora, Reference Nora1984). Nous illustrons ensuite l'importance de cette conciliation à l'aide d'une étude de cas imbriquant des matériaux sociohistoriques et ethnographiques. Troisièmement, nous discutons de l'implication de la conciliation des approches sociohistoriques et ethnographiques pour le champ d’études du nationalisme et celui des études canadiennes sur le sujet.

1. Les études sur le nationalisme : un champ unifié aux approches complémentaires

Le champ d’études du nationalisme, comme le soulignait Fox et Miller-Idriss, est endetté envers des chercheurs tels qu’Ernest Gellner (Reference Gellner1983), Benedict Anderson (Reference Anderson2006 [1983]), et Anthony D. Smith (Reference Smith1987; 1991) pour avoir expliqué, à partir d'approches et de matériaux sociohistoriques, les conditions d’émergence des pratiques nationalistes et des caractéristiques définies comme ethnonationales. Néanmoins, poursuivaient-ils, peu de travaux attestent de la signification empirique des idiomes ethnonationaux dans les pratiques et les routines des contemporains (Fox et Miller-Idriss, Reference Fox and Miller-Idriss2008b). Le programme qu'ils proposaient suggère précisément des pistes afin de remédier à cette lacune.

S'inspirant des travaux de Thomas Hylland Eriksen (Reference Eriksen1993) et de Michael Billig (Reference Billig1995) qui mettent en relief comment le nationalisme est constitutif de la mise en scène de la vie quotidienne, Fox et Miller-Idriss proposaient d’étudier la manière dont la nation est (re)produite au jour le jour. À l'aide de méthodes d'entretien, d'observation, d'analyse documentaire, et d'enquêtes par sondage, ils suggéraient d'examiner quatre avenues : 1) la construction discursive de la nation; 2) la manière dont la nation cadre les choix des individus; 3) la performance de la nation au quotidien; et 4) la consommation de la nation (Reference Fox and Miller-Idriss2008a). C'est précisément les objectifs de ce programme de recherche que critiquait Smith :

By concentrating on the ‘what’ and ‘when’ of the nation as talked, chosen, performed and consumed by ordinary people, and neglecting the ‘why’ and ‘who,’ the study of everyday nationhood becomes restricted to the micro-analytical and descriptive rather than the causal and sociohistorical. Its insights are therefore confined to a narrow frame that excludes the larger issues of enquiry into the origins and development of nations which exercised earlier historical sociologies of nationalism. (Reference Smith2008 : 567)

L’étude de la nation instituée au quotidien pourrait au mieux, selon Smith, déboucher sur des descriptions empiriques, mais pas sur de nouvelles explications. En échouant à offrir une analyse causale-historique des fondements du nationalisme, les recherches ethnographiques constitueraient un nouveau champ d’études, distinct du champ d’études du nationalisme (Smith, Reference Smith2008 : 564).

D'emblée, nous contestons la position de Smith voulant que la recherche ethnographique soit en rupture avec le champ d’études du nationalisme. Son hostilité à l’égard de cette approche est d'ailleurs difficilement compréhensible. Les études ethnographiques, tout comme celles issues d'analyses sociohistoriques, ont pour objectif de comprendre les pratiques nationalistes, leurs implications, leurs motivations, et leurs répercussions. La différence principale repose sur le fait qu'elles examinent ces pratiques à partir d'une autre échelle, soit l’échelle microsociologique, à partir de situations du quotidien ou du point de vue des citoyens dits ordinaires, et non des élites culturelles ou politiques. Elles visent à comprendre les multiples aspects du nationalisme en traitant la nation comme une réalisation et un accomplissement social, modulable par les individus (Condor, Reference Condor2010; Fox, Reference Fox2018; Martigny, Reference Martigny2010; Skey, Reference Skey2009). En ce sens, elles constituent « un complément nécessaire [aux études sociohistoriques et] permettent notamment de formuler des analyses plus dynamiques des relations entre les acteurs, de réintroduire des moments de contingences et de mettre de l'avant des analyses plus politiques de l'adhésion aux croyances et aux mythes » (Dufour, Reference Dufour2019 : 194–195; voir aussi Moreno-Almendral, Reference Moreno-Almendral2018).

Nous sommes cependant en accord avec Smith lorsqu'il affirme que le programme de recherche proposé par Fox et Miller-Idriss est limité par sa dimension anhistorique (Reference Smith2008 : 566). La réponse de Fox et Miller-Idriss à cette critique est d'ailleurs peu satisfaisante :

our primary focus is not on Smith's moment of ethnogenesis (for which his work on the topic remains definitive); rather, we concentrate on the ways in which ethnonational idioms, once in circulation, are enacted and invoked by ordinary people in the routine contexts of their everyday lives. […] the availability of such idioms over the longue durée does not in itself explain when, where or how those idioms actually get manipulated by their end users: ordinary people in the ‘here and now’ […] In the study of everyday nationhood, time has many dimensions. We suggest a variable salience to nationhood. We should consider not just its historical developmental dimensions, but also its micro-interactional moments, its institutionally embedded and repetitive routines, and the fixed intervals and fleeting effervescences of holiday commemorations and sporting competitions, to name but a few. In each case, the multiple and overlapping temporal contexts of nationhood's everyday salience should be empirically specified rather than surmised from their historically rooted genealogies. (Reference Fox and Miller-Idriss2008b : 574–575)

Alors que Fox et Miller-Idriss rejettent la contribution analytique que pourrait avoir une approche sociohistorique dans l’étude de la nation instituée au quotidien, Smith considère l'approche ethnographique comme un programme de recherche au mieux descriptif, dénué d'intérêt scientifique. Force est de constater que les protagonistes de ce débat n'expliquent pas comment une approche sociohistorique aurait une valeur ajoutée au sein d'une étude ethnographique sur le fait national au quotidien. Ils n'avancent pas d'avenues permettant d'ouvrir de dialogues entre la sociohistoire et l'ethnographie.

Dans le but de dénouer cette impasse, nous proposons dans ce qui suit une démarche méthodologique originale visant à concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques dans l’étude du nationalisme. À partir d'une étude de cas, nous démontrons en quoi une analyse sociohistorique peut non seulement contextualiser l’étude ethnographique du fait national, elle peut s'avérer essentielle pour comprendre les mécanismes de la nation instituée au quotidien.

2. Une conciliation entre sociohistoire et ethnographie par le lieu de mémoire

La démarche proposée afin de concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques dans l’étude du nationalisme mobilise le concept de lieu de mémoire (Nora, Reference Nora1984). Elle a été ébauchée lors de l'interprétation de matériaux empiriques construits au cours d'un terrain de recherche mené en 2012 (Poitras, Reference Poitras2013).

Cette enquête avait pour objectif d'explorer la construction discursive de la nation en Flandre en examinant, notamment, les cadres sociaux de la mémoire (Halbwachs, Reference Halbwachs1994 [1925], Reference Halbwachs1950; Throssell, Reference Throssell2010). À l'aide d'entretiens semi-dirigés, il s'agissait d'investiguer la nation instituée au quotidien auprès de familles.Footnote 4 Au total, 20 participants, issus de 10 familles, ont été recrutés pour cette étude. Ils ont principalement été rejoints par les réseaux sociaux. Les messages publiés sur diverses plateformes indiquaient que l'interviewer désirait s'entretenir avec le répondant ainsi que l'un de ses parents.Footnote 5 Le guide d'entretien, souple et construit pour déclencher une dynamique de conversation où l'intervieweur et l'interviewé jouent chacun leur rôle, visait à obtenir une compréhension riche d'un phénomène social dont les individus ne sont pas de simples porteurs, mais des producteurs actifs (Kaufmann, Reference Kaufmann1996; Savoie-Zajc, Reference Savoie-Zajc and Gauthier2009). Les thèmes abordés lors des entretiens avaient pour objectif d'identifier ce qui était, aux yeux des participants, proprement « flamand » : des spécificités du territoire aux caractéristiques de sa population, en passant par ses représentants et son passée. À partir de la mobilisation de ces éléments ethnonationaux, le but de l’étude était de comprendre les mécanismes qui sous-tendent la manière dont les citoyens de Flandre se construisent en tant que sujets nationaux.

Lors de l'analyse des entretiens, un récit ressort: les Flamands contemporains interviewés se représentent comme les descendants d'un peuple opprimé, victime de nombreuses dominations étrangères, ce qui, néanmoins, leur aurait permis d'acquérir des qualités qu'ils identifient aujourd'hui comme proprement flamandes. Le joug perçu des Empires européens sur ce qui est aujourd'hui la Flandre a fait émerger un récit victimaire, mobilisé par les Flamands interviewés pour se construire comme sujets nationaux distincts. Sur la base de cet héritage, ils conçoivent avoir développé des aptitudes leur permettant de bien se défendre face à des voisins méprisants.

À la lumière des canons de l'histoire de Belgique et de Flandre, l’émergence d'un récit victimaire chez les participants de l’étude n’était pas en soi surprenant, mais l'articulation de cet imaginaire d'un peuple opprimé dans le discours des interviewés étaient a priori énigmatiques. En étudiant un épisode fréquemment cité dans l'histoire du Royaume de Belgique, la bataille des Éperons d'or, un lien apparut entre le récit des participants et l'historiographie de cet évènement. Plus qu'un élément de contextualisation des propos des intervenants, l'investigation des écrits entourant cette bataille a permis de mieux comprendre le récit de victimisation des participants. C'est en conciliant à l'aide du concept de lieu de mémoire l'historiographie de cet épisode et le récit de victimisation issu du terrain que de nouveaux mécanismes concernant la manière dont les Flamands se construisent en tant que sujets nationaux ont été mis en lumière.Footnote 6

Dans ce qui suit, nous revenons rapidement sur le concept de lieu de mémoire formulé par Pierre Nora et sur la manière dont il suggère d'examiner les représentations passées d'un objet afin de mieux en comprendre sa mobilisation dans le présent. Cette mobilisation, axée sur le recours aux ressources mémorielles afin de délimiter des frontières sociales reposant sur des marqueurs ethnonationaux, est centrale à notre démarche visant à concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques dans l’étude du nationalisme. C'est ce que nous démontrons subséquemment à partir de notre analyse de cas.

2.1. La mobilisation ethnonationale des lieux de mémoire

L'investigation des lieux de mémoire, suggère Nora, est l’étude de « lieux rescapés d'une mémoire que nous n'habitons plus, mi-officiels et institutionnels, mi-affectifs et sentimentaux […] qui n'expriment plus ni conviction militante ni participation passionnée, mais où palpite encore quelque chose d'une vie symbolique » (Reference Nora1984 : xxv). Amorcée par Nora et ses collaborateurs dans les années 1980 en France, leur entreprise de recenser les lieux de mémoire français aboutit à la publication de Les Lieux de mémoire en trois tomes entre 1984 et 1992. Leur but était de « contribuer à instituer une histoire symbolique qui répondrait mieux que l'histoire classique aux besoins scientifiques et même civiques de notre temps [en proposant] un autre traitement de l'histoire nationale » (Nora, Reference Nora2011 : 160).

Critique de l'histoire événementielle qu'il conçoit « réduite à une plate énumération de dates […] pauvrement articulées sur des causes et des conséquences » (Nora, Reference Nora2011 : 12), Nora propose de « faire de l'histoire » autrement. L'angle d'analyse des lieux de mémoire, selon lui, permet de rendre compte d'une histoire

qui s'intéresse moins aux déterminants qu’à leurs effets ; moins aux actions mémorisées voire commémorées qu’à la trace de ces actions et au jeu de ces commémorations ; qui s'intéresse moins aux évènements eux-mêmes qu’à leur construction dans le temps, l'effacement et la résurgence de leurs significations ; moins au passé tel qu'il s'est passé qu’à ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs ; moins aux traditions qu’à la manière dont elles se sont constituées et transmises. Bref, une histoire qui n'est ni résurrection, ni reconstitution, ni reconstruction, ni simple représentation, mais, au sens le plus fort du mot : une remémoration. Une histoire qui ne s'intéresse pas à la mémoire comme souvenir, mais comme l’économie générale du passé dans le présent. (Nora, Reference Nora2011 : 169)

Nous nous intéressons donc au potentiel du concept de lieu de mémoire en ce qu'il permet l'analyse de l’émergence, de l'interprétation, et de la (re)signification du sens que les acteurs assignent à des ressources mémorielles dans le cadre de mobilisations ethnonationales. L’étude de la mobilisation de tels lieux est monnaie courante dans les travaux sociohistoriques sur les pratiques nationalistes présentes et passées. Elle l'est cependant moins pour les travaux adoptant une approche ethnographique. Le concept de lieu de mémoire, comme outil de conciliation des approches sociohistoriques et des approches ethnographiques, met la table pour « l'exploration d'un système symbolique » et « la construction d'un modèle de représentations » au sein d'un objet unique, le lieu de mémoire, dans le but « de comprendre l'administration générale du passé dans le présent » (Nora, Reference Nora2011 : 381–382) ; ce présent étant, comme nous le concevons, tout aussi bien le quotidien de citoyens que le travail d'historiens.Footnote 7

Dans notre analyse de cas, nous établissons d'abord les « points de cristallisation principaux » (Nora, Reference Nora2011 : 382) de la bataille des Éperons d'or en nous penchant sur les écrits d'historiens belges. Il est question de cet évènement en particulier et, plus généralement, de la manière dont la Belgique se raconte à travers les époques depuis sa formation en 1830, les deux étant indissociables. Après avoir fait émerger le symbole de ce lieu de mémoire tel que conceptualisé par l'historiographie, nous exposons à partir des entretiens comment le récit de victimisation dépeint par les participants est imbriqué à l'imaginaire que véhicule la bataille des Éperons d'or.

2.2. La bataille des Éperons d'or : un évènement insignifiant au symbole bien vivant

Dès la création du Royaume de Belgique à la fin de 1830, les historiens, enthousiasmés par l'idée de ce territoire nouvellement indépendant, se consacrèrent à la production de l’État et de la nation belge. Nombre d'entre eux voyaient en la consécration d'une Belgique souveraine la reconnaissance d'une nation ancienne (Juste, Reference Juste1868a; Poplimont, Reference Poplimont2011 [1848]; De Leutre, Reference De Leutre2017 [1850]). La distinction entre groupes ethnolinguistiques flamandophones et francophones était pratiquement absente dans ces premiers écrits. Les raisons de cette omission peuvent être multiples. D'une part, l'historiographie à cette époque s'intéressait essentiellement aux élites politiques, économiques, et culturelles qui, dans la Belgique du 19e siècle, utilisaient principalement le français dans la vie publique. D'autre part, reconnaître et mettre de l'avant cette dualité ethnolinguistique du pays aurait miné le projet de ces premiers historiens : construire une nation belge à apposer au nouvel état et le transformer en un État-nation comparable à la France, aux Pays-Bas, à l'Allemagne.

En parallèle, le romancier et historien Hendrik Conscience travaillait sur un roman historique, De Leeuw van Vlaanderen (Le lion de Flandre). Rédigé, comme les écrits des premiers historiens de Belgique, dans un élan de construction nationale,Footnote 8 le roman, publié originalement en flamand en 1838, retrace l’épopée de milices formées de métiersFootnote 9 dirigées par une poignée de soldats professionnels contre l'armée du roi de France, Philippe IV le Bel. Le point culminant de cette fresque romanesque est la bataille de Courtrai du 11 juillet 1302, connu sous le nom de la bataille des Éperons d'or,Footnote 10 où contre toute attente, les milices flamandes ont vaincu l'une des plus puissantes armées de l’époque. L'ouvrage de Conscience se conclut sur la phrase suivante : « Flamand, qui vient de lire ce livre, médite bien les faits glorieux qu'il renferme ; songe à ce que la Flandre fut jadis, à ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore ce qu'elle deviendrait si tu oubliais les saints exemples de tes ancêtres » (Reference Conscience1876 [1838] : 284).

Cette conclusion, loin d’évoquer un quelconque sentiment anti-belge,Footnote 11 répondait plutôt à un besoin propre à la population flamandophone de l’époque que percevait Conscience. Selon lui, la Révolution belge n'avait pas, comme le rapporte l'historien contemporain Jo Tollebeek, libéré les Flamands « de leur léthargie et de leur impuissance, et pour cette raison, ils avaient justement besoin d'un passé sublime pour les inspirer » (Reference Tollebeek and Morelli1995 : 208). Un roman dans leur langue, se déroulant sur leur territoire et mettant en scène des ancêtres héroïques, était une manière de consolider leur place au sein de la nation belge.

À la naissance du Royaume, « la bataille des Éperons d'or constituait un sommet dans la lutte pour la liberté livrée par les ancêtres belges à travers les siècles » (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 207). La résistance à Philippe le Bel était « une affaire nationale, pas uniquement une affaire de la Flandre » (ibid.). Si les historiens belges comme Juste se sont mis à évoquer cette bataille au tout début de la formation de la Belgique, c'est que, en plus d'ancrer la nation belge dans un passé lointain, l'actualisation de cette guerre permettait de promouvoir les droits des communes de la Belgique de 1830 afin de dissuader la France d'annexer le nouvel État (Istasse, Reference Istasse2014 : 5). La représentation qu'en a faite Conscience, néanmoins, eut surtout « un retentissement dans les milieux flamingants » et approvisionna le mouvement flamand naissant « d'un symbolisme nouveau et riche » (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 208). Bien que Conscience s'affichait comme un Belge convaincu, c'est paradoxalement au nationalisme flamand qu'il allait surtout contribuer.

Si les premiers historiens belges avaient ignoré la dualité ethnolinguistique de la Belgique, Conscience y faisait explicitement référence dans son roman, mais aussi dans son Geschiedenis van België (Histoire de Belgique) de 1845 (Conscience, Reference Conscience2008 [1845]). Cette dualité n'allait, dans cet ouvrage, cependant pas jouer un rôle crucial dans l’édification de la nation belge. C'est dans l’Histoire de Belgique d'Henri Pirenne, une œuvre publiée en sept tomes entre 1900 et 1932, que la dualité ethnolinguistique du pays fut décisivement introduite. Pirenne n'y concentrait pas tant son argument sur l'idée que la nation belge existe, comme les premiers historiens belges, que sur un récit démontrant qu'elle est unie dans cette dualité.Footnote 12

L'insistance de Pirenne sur l'unité de la nation belge malgré ou grâce à sa dualité ethnolinguistique était devenue essentielle pour les tenants d'une Belgique comme État-nation. En ce début de 20e siècle, les revendications politiques, économiques, et juridiques de la population flamande s'intensifiaient. Au moment où Pirenne publiait son Histoire de Belgique, l'historien et militant Paul Fredericq faisait paraître une première étude sur le mouvement flamand, Schets eener geschiedenis van de Vlaamse Beweging (Esquisse d'une histoire du mouvement flamand) (Reference Fredericq2008 [1906–1909]). L’étude dépeignait l'avènement du Royaume comme un recul pour les Flamandophones du pays. Il s'agissait, pour cet auteur, d'un retour à l’ère napoléonienne : la langue flamande était à nouveau dévalorisée et les Flamands relégués à une position de citoyens de seconde zone dans une Belgique qui n'avait que le français comme véhicule linguistique et culturel (Fredericq, Reference Fredericq2008 [1906–1909] : 8).

Ces doléances à l’égard de l’État belge sont indissociables de l’évolution des commémorations de la bataille des Éperons d'or. Cette dernière, dès 1867, était de moins en moins célébrée comme un affranchissement proprement belge et devenait au fil des ans un moment où « les Flamands présentent leurs revendications politiques » (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 208). C'est ce qui, avec le temps, « contribua à l’éclosion progressive d'une conscience flamande, qui, bien qu'elle ne prit pas une forme anti-belge, se distinguait nettement de la conscience belge » (ibid. : 209). Conscience, en revisitant la bataille de Courtrai par la création d'une fresque romanesque, avait pour but de revigorer la culture flamande qu'il considérait menacée au 19e siècle. Il n'avait certainement pas l'intention, comme le note l'historien Bruno De Wever, d'instaurer l'imaginaire d'un mouvement nationaliste flamand qui allait, notamment, mener au siècle suivant à la fédéralisation de la Belgique (Reference De Wever2012). Le mouvement flamand du temps de Conscience se voulait « la perpétuation de la Révolution belge telle qu'ils l'ont faite » : il voulait « ‘rendre plus belge la Belgique’, leurs objectifs étant de renforcer l'indépendance du Royaume, de rejeter toutes influences et traditions françaises et hollandaises et d'instaurer un bilinguisme administratif et culturel » (Wils, Reference Wils2005 : 179; voir aussi Gubin, Reference Gubin and Hasquin1981 : 128–129).

Au courant de la deuxième décennie du 20e siècle, avance Tollebeek, la bataille des Éperons d'or allait pourtant perdre toute sa belgitude : elle n’était « plus utilisée comme une arme pro-belge dans la lutte contre la menace française, comme au temps de Conscience, mais comme un levier (‘moderne’) flamand contre l’État belge francisé » (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 208; voir aussi Wils, Reference Wils2005 : 185). Comme Juste (Reference Juste1868a : 4) et Pirenne (Reference Pirenne1926 : 454) pouvaient dénoncer les occupations étrangères du passé et illustrer par la bataille des Éperons d'or comment des ancêtres belges avaient repoussé l'occupant français, de nombreuses factions du mouvement flamand ont repris cette bataille et son lexique d'une domination française en l'appliquant à un État belge francisé : ils ont ainsi dépeint « la Flandre comme un territoire toujours occupé par des oppresseurs », les oppresseurs étant dans ce nouveau récit les Belges francophones (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 212). En 1973, trois ans après la première fédéralisation du pays, la Communauté flamande proclamait officiellement le 11 juillet comme fête nationale de Flandre, dépouillant la belgitude associée à cet évènement lors de la naissance du Royaume.

La romantisation de la bataille des Éperons d'or, la réappropriation et la réinterprétation des symboles développés par Conscience ont été cruciales dans la construction d'une identité nationale flamande distincte. Elle est véritablement devenue, au fil du temps, « un lieu de mémoire fixe pour les Flamands » ; un lieu renfermant le symbole d'un petit peuple opprimé qui réussit à l'aide d'une armée composée par les métiers du peuple à vaincre l'une des puissances les plus prestigieuses d'Europe (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995 : 205). Cette armée, comme le romançait Conscience, était certes une « armée faible en nombre, mais puissante par l'intrépide courage qui animait ceux qui la composaient ; car le cœur de ces hommes résolus aspirait ardemment à la liberté et à la vengeance » (Reference Conscience1876 [1838] : 35).

C'est ainsi que le triomphe des milices flamandes contre l'armée royale française a été, comme l'histoire même de Belgique, peu à peu réinterprété tout au long des 19e et 20e siècles. Les frontières ethnonationales de la bataille des Éperons d'or comme lieu de mémoire ont été déplacées : d'un évènement précurseur de l’État-nation belge, elle a progressivement été dénué de la belgitude dont elle a été investie lors de l'avènement du Royaume pour, au final, devenir entièrement flamande. Conscience, en tentant d'incorporer un caractère ethnonational flamand au Royaume francisé, allait malgré lui davantage mobiliser les acteurs politiques flamands autour d'une stratégie menant à une fission entre les Flamands et le reste de la Belgique.Footnote 13 Bien que les historiens belges contemporains, tels que Jean StengersFootnote 14 et Lode Wils,Footnote 15 affirment que le sentiment national belge a été bien réel lors de la fondation du Royaume, ils se rallient à l'idée que la Belgique, au 21e siècle, est un État multinational.

La bataille des Éperons d'or, selon Tollebeek, est aujourd'hui « effacée de la mémoire [et] redevenue un simple fait historique » (Reference Tollebeek and Morelli1995 : 214). Les commémorations organisées pour célébrer la fête nationale flamande passent pour de simples festivités, attirant fêtards et touristes. Une poignée de politiciens du « noyau dur » du mouvement flamand s'y manifestent, « mais dans l'ensemble, et sauf exception dictée par l'actualité politique, l'heure n'est plus à la commémoration d'une gloire passée sans cesse réincarnée dans le présent » (Istasse, Reference Istasse2014 : 11).

Si la mémoire de la bataille semble en partie effacée pour les contemporains flamands, le symbole qu'il incarne paraît lui bien vivant. Comme le démontrera notre analyse, la résonance de ce lieu de mémoire dans les pratiques discursives de Flamands nous éclaire sur la manière dont ceux-ci mobilisent le symbole qu'incarne la bataille des Éperons d'or pour se construire comme sujets nationaux.Footnote 16

Lors des entretiens conduits en 2012 dans le cadre d'une étude explorant la construction discursive de la nation en Flandre, les intervenants ne dépeignaient évidemment pas la fresque romanesque de la bataille de Courtrai décrite par Conscience. D'ailleurs, ils n’évoquaient pas de liens directs entre la Flandre contemporaine et cet épisode. Lorsqu'il était question d’évènements qui, à leurs yeux, étaient importants pour la Flandre ou la Belgique, le peu d'informateurs qui se référaient à ce conflit le faisait de manière désintéressée : « tout le monde parle de la bataille des Éperons d'or, mais c’était il y a si longtemps » (Maxim); « oh je ne sais pas, je ne me rappelle déjà plus, la bataille des Éperons d'or, je crois que c'est important » (Anouk); « un vieil épisode je crois, comme la bataille des Éperons d'or, je crois que c'est un des moments forts » (Jorryd). Néanmoins, la symbolique du peuple victime « des oppresseurs du pays » (Conscience, Reference Conscience1876 [1838] : 39) devant défendre ses acquis et son territoire face à un voisin puissant était palpable dans le discours des participants. Loin d’être le « mythe fondateur » tel que conçu par une frange du mouvement flamand, le symbole qu'incarne la bataille des Éperons d'or comme lieu de mémoire semble toujours résonner chez les interviewés. Ce symbole, cela va sans dire, n’était ni explicite ni manifeste lors des entretiens. Pourtant, le récit des participants rappelle sans détour « ce qu'il en coûte à l’étranger qui ose mettre le pied sur [son] sol » (Conscience, Reference Conscience1876 [1838] : 236).

En se penchant au cours des interviews sur ce que les interlocuteurs envisageaient comme proprement ou spécifiquement flamand, la modestie et l'humilité étaient des traits qui étaient souvent évoqués. Cherchant à comprendre pourquoi ils avançaient en si grand nombre ces caractéristiques, et comment ils pouvaient se les expliquer, leurs réponses aux questions allaient majoritairement dans le même sens : la Flandre « est un territoire qui a été occupé par les grandes puissances […], le Flamand aime rester habiter sous son église, pas trop déranger, ne pas trop attirer l'attention, rester humble, modeste, mais ça lui donne aussi la peur, ce complexe de minorité ; la pensée de devenir dominé, occupé à nouveau, c'est irrationnel en grande partie » (Bart). Un autre participant expliquait que c'est parce que « nous avons été surdominés par tous les autres pays, nous avons appris à juste faire nos trucs, ne pas s'en soucier […] et ne pas se laisser rabaisser par ça » (Stijn); alors qu'un autre interviewé avançait que cela venait « peut-être de l'histoire, où les Flamands étaient des petits paysans, où ils étaient une classe socialement plus basse » (Niklas). Cette modestie, au final, fait en sorte qu'en Flandre « nous ne voulons pas conquérir le monde, nous voulons simplement nous défendre » (Bram).

Cette représentation de siècles d'occupation à devoir « se défendre » fait en sorte, selon l'un des participants, que « les Flamands souffrent tout à fait d'un complexe d'infériorité » (Niklas). Nonobstant, cette situation a poussé les Flamands à se battre et à s'adapter. Une interviewée avançait : « les Flamands dans l'histoire ont toujours été conquis par les nations l'entourant. Nous sommes seulement indépendants depuis 1830, nous avons toujours dû nous adapter […], nous avons trouvé une façon de survivre […]. La résistance, c'est ce que nous sommes, nous avons toujours dû former une identité unie face à nos conquéreurs » (Lies). Un autre participant abondait dans le même sens et remonte jusqu'au temps présent : « nous avons toujours dû nous battre pour nos droits ; toute notre histoire, en faisant partie de l'Espagne, des Pays-Bas, de la France et depuis 1830, notre indépendance, nous avons même dû [nous] efforcer de faire reconnaître la Flandre dans notre propre pays ; même si nous sommes majoritaires […] c’était une bataille pour être reconnus et non plus ignorés » (Eric).

C'est ainsi qu'en explorant à l'aide d'entretiens ce que plusieurs participants décrivaient comme des caractéristiques proprement flamandes, il a été possible de se plonger dans un passé imaginé auquel les Flamands donnent un sens particulier. En examinant a posteriori les sources possibles de ce récit victimaire à l'aide, notamment, de l'historiographie de la Belgique, le discours des intervenants s'avéra partager plusieurs aspects du symbole qu'incarne le lieu de mémoire de la bataille des Éperons d'or : celle d'un peuple opprimé qui, face à l'adversité, a su défendre son existence lorsque confrontée à un voisin puissant et méprisant. Les Flamands interviewés, en écho aux propos de Conscience, se représentent comme les « défenseurs victorieux de leur patrie » (Reference Conscience1876 [1838] : 234). Loin d’être uniquement associée au passé, cette symbolique est actualisée par nombre de participants. Dans cette actualisation, le voisin devient la Belgique francophone, comme ce fut le cas pour le mouvement flamand dès la fin du 19e siècle. Et le combat ne se déroule pas sur un champ de bataille ou dans l'arène politique, mais dans les représentations sociales que les interviewés ont des Belges francophones.

Ainsi, pour plusieurs participants, l'ardeur au travail est une qualité qui caractérise les citoyens du nord de la Belgique et dont sont dépourvus ceux du Sud : « les Flamands sont reconnus pour être de très grands travailleurs [qui] travaillent très dur pour accumuler beaucoup d'argent [alors qu'en] Wallonie ils sont un peu plus comme les Français, donc un peu plus paresseux » (Stijn); « [les Wallons] comptent plus sur le gouvernement pour recevoir des choses [alors que] le Flamand moyen est plus entrepreneur » (Bruno). De même, lorsqu'il était question de langues, les participants se décrivaient comme polyglottes et plus flexibles avec leurs interlocuteurs que les Francophones qui « insistent continuellement pour parler leur propre langue » (Bruno), alors qu'en Flandre « les gens font leur possible pour parler la langue que vous parlez » (Neelke); « les Flamands sont plus adaptatifs, ils vont essayer de vous aider dans votre propre langue […] les Francophones ne s'adaptent pas » (Bruno); « nous pensons qu'il est important de parler un peu français, un peu anglais [alors que] les Francophones ne parlent même pas anglais » (Pieter). En plus de cette adaptabilité linguistique, il a souvent été question de comparer les systèmes scolaires flamands et francophones lors d'entretiens. L'un des interviewés avançait qu’« ici en Flandre, nous sommes, en ce qui concerne l’école secondaire à l’échelle internationale, en 5e ou 6e position dans tout le monde [alors que] toute la Belgique mise ensemble, nous sommes 15e ou 16e, cela signifie que la Wallonie a un très faible résultat » (Yasko). Dans le même sens, un autre interviewé affirmait que les écoles néerlandophones sont « généralement meilleures » que les écoles francophones (Jorryd), alors qu'un autre participant racontait qu’à Bruxelles, les Francophones ne peuvent plus envoyer leurs enfants dans les écoles flamandes puisqu'elles sont surpeuplées dû au fait que « des études démontrent que les écoles flamandes sont vraiment meilleures » (Maxim).

Dès lors, selon les participants, les Flamandophones sont « de grands travailleurs », alors que les Francophones belges « prennent la vie un peu trop à la légère » (Neelke); les Flamandophones ont cet « héritage historique de bien savoir s'adapter à une autre langue » (Niklas) alors que les Francophones belges parlent uniquement « leur langue » ; ou encore, les Flamandophones se sont dotés d’écoles « vraiment meilleures » alors que celles des Francophones belges obtiennent « un très faible résultat » (ibid.). Somme toute, comme l'avançait une informatrice en se comparant aux Wallons, « nous savons que nous sommes… les meilleurs ! » (Lies), dans la mesure où « en Flandre nous avons des standards plus élevés » (Yasko), renchérissait un autre participant en poursuivant cette comparaison.

Malgré un voisin wallon qui, comme certains des participants l’évoquaient, traite les Flamands comme « citoyen de troisième classe » ou de « basse classe », les interviewés–à partir d'un récit victimaire issue d'un lieu de mémoire qu'ils peinaient à rendre intelligible, mais pour qui la symbolique est bien vivante–exhibaient ainsi une certaine fierté à s’être extirpés de leur soumission et de se percevoir comme « les meilleurs Belges ». Les participants, sans manifester le désir d'une Flandre indépendante, se réjouissaient tout de même aujourd'hui de la grande autonomie de la Communauté flamande au sein de la fédération belge. Quelques-uns, néanmoins, en revendiquaient davantage, en évoquant notamment les bienfaits d'une éventuelle confédération belge : il faut « moins de Belgique et plus de Flandre » (Pieter); il faut, comme l'avançait un autre, « se séparer davantage » (Maxim).

Un retour à une configuration politique passée, plus centralisée, n'est donc souhaité par aucun participant : maintenant que ces « tyrans » du Sud ont reculé, comme l'un des protagonistes de Conscience l'avançait après le conflit, « tous les princes du Midi ne pourraient faire peser un seul instant sur les Flamands le joug de l'esclavage […]. La Flandre s'est élevée aujourd'hui au-dessus de toutes les autres nations, et c'est à vous, qui avez si valeureusement combattu pour elle, que la patrie doit cette insigne gloire […] s'il arrivait que les étrangers osent revenir, ils retrouveraient le Lion de Flandre qui vous mènerait derechef à la bataille » (Reference Conscience1876 [1838] : 237).

3. Une conciliation aux vertus heuristiques

La conciliation de matériaux sociohistoriques et ethnographiques par l'entremise du concept de lieu de mémoire a permis de comprendre le récit de victimisation des Flamands interviewés et de mettre en lumière comment, à partir du symbole de la bataille des Éperons d'or, ils se construisent en tant que sujets nationaux, distincts des Belges francophones. Plus qu'un simple « fait historique » ou un événement célébré par le « noyau dur » du mouvement flamand, comme le concevaient Tollebeek et Istasse, la bataille des Éperons d'or, ou du moins le symbole qu'elle incarne comme lieu de mémoire, résonne toujours dans les pratiques discursives de Flamands contemporains. Cette conciliation, aussi, offre un moyen pour surmonter l'impasse soulevée par la querelle épistémologique entre Smith et Fox et Miller-Idriss.

D'une part, la démarche méthodologique proposée dans cet article démontre la valeur heuristique que peut avoir l'introduction d'une approche sociohistorique au sein d'une étude ethnographique, allant au-delà de la simple contextualisation, comme l'envisageaient Fox et Miller-Idriss. D'autre part, elle remédie à l'anhistoricité des études ethnographiques telle que décriée par Smith, en intégrant à son analyse mais surtout à ses résultats, une dimension historique permettant de comprendre et de mettre en lumière le fonctionnement de la nation instituée au quotidien. Sur la base de cette démonstration, nous discutons de l'implication de la conciliation des approches sociohistoriques et ethnographiques dans le champ d’études du nationalisme en général, et dans celui des études canadiennes sur le nationalisme en particulier.

3.1. Retour sur un débat mal entamé

La position de Fox et de Miller-Idriss voulant qu'une étude ethnographique ne puisse bénéficier d'une approche sociohistorique dans l’étude du nationalisme semble ancrer dans une enquête de Rogers Brubaker (Reference Brubaker, Feischmidt, Fox and Grancea2006) à laquelle Fox a notamment participé. Cet ouvrage illustre bien pourquoi le débat entre Smith et Fox et Miller-Idriss était mal engagé. Dans cette étude, Brubaker et ses collègues analysent au sein d'une ville, Cluj, les pratiques nationalistes au moyen de méthodes d'enquêtes à la fois sociohistoriques et ethnographiques.Footnote 17 Bien qu'il s'agisse d'une recherche innovante, aussi bien d'un point de vue empirique que conceptuel, les chercheurs juxtaposent davantage ces deux approches qu'ils ne les concilient.

La première partie du livre analyse la manière dont, au fil des siècles, les citoyens de Cluj, aussi bien les politiciens que les historiens ou les activistes, se définissent et construisent leur ville par l'entremise d'actions nationalistes. Dans la deuxième partie, l'ethnographie, les chercheurs s'intéressent à quand et à comment les individus, dans leur quotidien, « font des choses » avec les catégories ethniques, qu'il s'agisse de discussions, d’économies, ou d'enjeux familiaux. En somme, la section sociohistorique de l'ouvrage n'est pas imbriquée à la section ethnographique, et vice versa. Les conclusions obtenues par l'investigation conduite à l'aide de chaque méthode sont autoportantes. Si une section du livre peut informer l'autre en offrant un élément contextuel ou une illustration, elles ne participent pas à une analyse commune du même objet.

Cette façon antagonique de procéder, qui, par ailleurs, s'inscrit également dans le développement du champ d’études du nationalisme, reflète l'argument de Fox et de Miller-Idriss avancé dans leur réplique à Smith comme quoi la conciliation des approches sociohistoriques et des approches ethnographiques est futile. Les études ethnographiques, selon ces auteurs, ont des visées différentes, voire concurrentielles, et ne peuvent examiner et répondre aux mêmes questions. Pourtant, l'historicité du fait national s'est avérée essentielle pour comprendre et mettre en lumière des aspects du phénomène de la nation instituée au quotidien dans notre étude cas.

L'analyse des entretiens de l’étude conduite en Flandre avait pour objectif d'examiner comment les participants mobilisent ce qu'ils identifient comme des caractéristiques ethnonationales flamandes et de comprendre comment, subséquemment, ils se construisent en tant que sujets nationaux. A priori, le récit de victimisation des intervenants utilisé à cet effet étonnait : comment ces qualités de modestie et d'humilité identifiées comme flamandes et comprises comme étant le résultat d'un passé où leur communauté a dû se défendre contre des envahisseurs et des oppresseurs pouvaient-elles s'actualiser dans les pratiques discursives de Flamands contemporains ?

Dans le but de comprendre ce récit, l'histoire de Belgique a été examinée. Un évènement, la bataille des Éperons d'or, et les écrits portant sur cet épisode sont apparus comme la piste qui allait permettre de mieux comprendre la genèse de ce récit victimaire. En retraçant les moments de « cristallisation » de la bataille des Éperons d'or comme lieu de mémoire, il a été possible de reconstruire l’évolution sociohistorique de la signification de cet évènement, la manière dont chaque époque l'a célébrée, jusqu'au symbole qu'il représente aujourd'hui : la victoire des milices flamandes formées d'artisans, de paysans, et de fermiers ayant courageusement défendu leur terre, leur liberté, et leur culture contre un envahisseur et oppresseur français possédant la plus puissante armée d'Europe.

Avant de devenir lieu de mémoire, la bataille des Éperons d'or, ou plutôt les célébrations dont elle a été l'objet, étaient davantage construites comme une tradition inventée (Hobsbawm et Ranger, Reference Hobsbawm and Ranger1983) proprement belge, puis flamande. En grande partie l’œuvre d'acteurs participants à un nationalisme culturel, ces ethnic revivalists comme les nomme Hutchinson avaient pour objectifs de formuler les idéaux culturels d'un mouvement afin de régénérer le moral de citoyens en perte de repères symboliques (Reference Hutchinson1987 : 3–10). D'abord convoité par les premiers historiens de Belgique comme évènement fondateur d'une nation belge ancienne, la bataille a ensuite été mobilisée comme épisode pour régénérer le moral des Flamands en quête de reconnaissance au sein d'une Belgique francisée. Les multiples stratégies de clôtures ethniquesFootnote 18 dont a été l'objet la bataille des Éperons d'or illustre bien comment les entrepreneurs politico-identitaires articulent ces idéaux en les transformant en programme politiqueFootnote 19 visant à légitimer l'existence d'une communauté (Hutchinson, Reference Hutchinson1987 : 41).

Cette analyse sociohistorique de la bataille a certes permis de retracer la construction de cet évènement comme mythe fondateur pour la Flandre et de réitérer le symbole que se sont efforcé d'y associer les acteurs culturels et politiques qui transformèrent cette tradition inventée en lieu de mémoire, avec ses monuments et ses célébrations, pour aboutir à la fête nationale de Flandre. Surtout, la conciliation de l'historiographie de ce conflit au matériel ethnographique de notre étude de cas a permis de comprendre la genèse du récit de victimisation dépeint par les participants, et de mettre en lumière comment les Flamands interviewés mobilisent le symbole incarné par la bataille des Éperons d'or pour se construire comme sujets nationaux et se représenter comme « les meilleures Belges ». Dans cette perspective, comment argumenter contre la pertinence de l'historicité du fait national pour approfondir notre compréhension des mécanismes de fonctionnement de la nation instituée au quotidien ?

Le champ d’études du nationalisme, principalement institué sur la base de questions sociohistoriques, a bien démontré au fil des décennies comment les communautés nationales et leurs idiomes sont des construits historicisés (Anderson, Reference Anderson2006 [1983]; Gellner, Reference Gellner1983; Smith, Reference Smith1987; Reference Smith1991). En mettant l'accent sur la manière dont ceux-ci sont constamment rappelés aux citoyens, Billig (Reference Billig1995) soulignait à quel point il est nécessaire que l’État, pour sa survie, alimente cette mise en scène de la nation au quotidien à l'aide de multiples dispositifs. L'un d'entre eux, le lieu de mémoire, est indubitablement ostentatoire lorsqu’érigé en statue ou en musée, mais à son plus ordinaire, il est le symbole qui résonne toujours chez les citoyens, discrètement, sans que ces derniers en identifient d'emblée la signification. C'est à son plus ordinaire, d'ailleurs, qu'un nationalisme fonctionne, c'est-à-dire lorsque ses idiomes et ses symboles sont intégrés au quotidien et à la routine des individus, au point où ils ne peuvent oublier leur identité nationale et ses caractéristiques, mais qu'ils oublient qu'elles leur sont constamment rappelées et comment elles leur ont été enseignées (Billig, Reference Billig1995 : 17).

Le nationalisme, dont la mort a été annoncée à plus d'une reprise, s'est avéré une force à travers les siècles. Non pas parce que les individus ressentent le besoin de détenir une identité nationale, mais parce qu'en tant qu'idéologie, il fournit aux entrepreneurs politiques un ensemble puissant de symboles ancrés dans un passé ambigu permettant de (re)définir et de clôturer des communautés (Tilly, Reference Tilly2004; Weber, Reference Weber1995 [1922]; Wimmer Reference Wimmer2013). Le débat épistémologique remettant en question l'importance de concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques dans l’étude du nationalisme est donc non seulement triviale, en ce sens que le fait national fait intrinsèquement appel au passé, il fait ombrage à l'importance d'examiner la nation instituée au quotidien afin de montrer comment le nationalisme de collectivités politiques, de facto historiques, s'actualise au jour le jour (Keating, Reference Keating and Porta2008 : 116). Autrement dit, comme le fait national institué au quotidien est en constante interaction avec l'historicité de la nation, il est contreproductif d'ignorer le potentiel heuristique qu'offre une approche sociohistorique dans l’étude ethnographique du nationalisme.

La conciliation de la sociohistoire et de l'ethnographie par l'entremise du lieu de mémoire est prometteuse pour le champ d’études du nationalisme. Cette démarche méthodologique permettra sans contredit de mieux comprendre les mobilisations ordinaires des cadrages ethniques et de leur signification par et pour les individus, et ainsi mettre en lumière de nouveaux mécanismes de fonctionnement de la nation instituée au quotidien. Les lieux de mémoire existent par milliers de par le monde. Le symbole de certains d'entre eux résonne assurément au sein de populations, qu'il soit significatif pour d'autres pratiques discursives d'auto-construction identitaire, des campagnes de marketing visant à accroitre la valeur d'un quelconque produit auprès d'une population donnée, ou des discours politiques ayant pour but de mobiliser un électorat. Bien que certains de ces symboles seront par moment explicites, d'autres, comme celui présent dans le récit de victimisation des Flamands interviewés, seront plus complexes à déceler, en raison de leur subtilité, et demanderont une interprétation plus approfondie des matériaux empiriques.

3.2. Observations pour les études sur les nationalismes au Canada

Au Canada, les études sur le nationalisme ont longtemps été dominées par des auteurs s'inscrivant dans le domaine de la philosophie politique (e.g., Taylor, Reference Taylor1990; Kymlicka, Reference Kymlicka2001). Se sont joints à la discussion au fil des années des chercheurs davantage guidés par des approches empiriques. Leurs ouvrages, surtout sociohistoriques et macrosociologiques, ont contribué à la connaissance des nationalismes canadiens.

Gérard Bouchard, un auteur s’étant largement penché sur la construction sociohistorique des mythes nationaux, notamment canadiens et québécois (Reference Bouchard2019), fait la démonstration de l'importance de ces construits auprès des entrepreneurs politico-identitaires dans leur quête visant à clôturer des communautés et à se présenter comme en étant les défenseurs. La résonnance de ces mythes dans les pratiques du quotidien, néanmoins, demeure peu étudiée et pourrait notamment être examinée en conciliant des approches sociohistoriques et ethnographiques par l'entremise du lieu de mémoire.

Une autre illustration de ces enquêtes sociohistoriques est celle portant sur l’étude des fêtes nationales et de leur signification (Zubrzycki, Reference Zubrzycki2020). Si certaines fêtes nationales survivent à d'importantes transformations de leur signification à travers le temps, notamment la Saint-Jean-Baptiste,Footnote 20 d'autres efforts de ritualisation de commémoration peuvent s'avérer des échecs, tel que la tentative par le gouvernement de Stephen Harper d’édifier la Guerre anglo-américaine de 1812 en ce que nous pourrions qualifier de lieu de mémoire pour le Canada. La mémoire de cet événement, au-delà des timbres, des pièces de monnaie, et du monument érigé à Ottawa visant à célébrer son 200e anniversaire, semble a priori dénuée d'importance dans la population, voire dans l'historiographie du Canada. À l’époque où le gouvernement Harper se préparait à commémorer le bicentenaire de cet événement, nombre de journalistes et de chroniqueurs, surtout au Québec, se relayaient pour relever les propos d'historiens soulignant que les Conservateurs exagéraient les conséquences de cette guerre pour la construction du Canada contemporain. Néanmoins, en restant attentif aux points de cristallisation de ce lieu de mémoire, à son historiographie et au symbole qu'il incarne, il pourrait devenir possible de déceler comment il participe à certains des mécanismes de reproduction du fait national au quotidien. La démarche méthodologique proposée dans cet article s'inscrit dans cette tradition empirique d’étude sur les nationalismes au Canada, et pourra assurément être mise à profit dans ce grandissant champ de recherche.

Conclusion

Au tournant des années 2000, les chercheurs dont les travaux touchaient peu aux grandes questions sociohistoriques et macrosociologiques du nationalisme établies dans le cadre de Nations and Nationalism ont signifié avec fermeté leur rupture avec les approches sociohistoriques dans l’étude du nationalisme. En examinant la nation instituée au quotidien à l'aide d'approches notamment ethnographiques, les auteurs optant pour ces choix méthodologiques s’éloignaient du programme de recherche initié par les sociohistoriens du nationalisme. Le débat épistémologique qui allait suivre, dont l'apogée est certainement la querelle entre Smith et Fox et Miller-Idriss dans les pages de la revue Ethnicities, demeure, et ne cesse de publiciser les limites de ces programmes de recherche rivaux, sans ne jamais suggérer de solutions.

Dans cet article, nous avons cherché à montrer que le cadrage polémique de ce débat n'avait pas lieu d’être et que les enquêtes sociohistoriques et ethnographiques sur le nationalisme gagnent à ne pas évoluer en vases clos. En proposant une démarche méthodologique visant à concilier les approches sociohistoriques et les approches ethnographiques par l'entremise du concept de lieu de mémoire, nous avions pour objectif de dénouer ce débat récurrent dans l’étude du nationalisme. Afin d'illustrer les mérites de cette conciliation, une étude de cas a été développée : la bataille des Éperons d'or et sa résonance dans les pratiques discursives de citoyens en Flandre. La conciliation de l'historicité du fait national au matériel ethnographique s'est avérée essentielle pour comprendre le récit de victimisation qui ressortit de l'analyse des entretiens. Ce faisant, il nous a été possible de mettre en lumière comment les Flamands se construisent en tant que sujets nationaux à partir du symbole qu'incarne le lieu de mémoire de la bataille des Éperons d'or.

Footnotes

1 Le programme de recherche de Fox et Miller-Idriss, sa critique par Smith, et la réponse de Fox et Miller-Idriss sont parus dans le journal Ethnicities 8 (4).

2 La première revue, éditée par Smith jusqu’à sa mort en 2016, abrite plutôt des articles avec une importante teneure sociohistorique et macrosociologique, alors que la seconde, créée en opposition à la première, accueille de nombreux auteurs, notamment des ethnographes, contribuant au renouvellement du champ d’études du nationalisme.

3 En plus d'opposer les approches sociohistoriques aux approches ethnographiques, c'est souvent la façon même de définir la nation et le nationalisme qui est critiquée, voire évacuée du débat (Hechter, Reference Hechter2000; Malešević, Reference Malešević2013; Brubaker et al., Reference Brubaker, Feischmidt, Fox and Grancea2006; Wimmer, Reference Wimmer2013; voir aussi Poitras, Reference Poitras2019; Dufour, Reference Dufour2019).

4 L'aspect des cadres sociaux de la mémoire et de la famille ne sont pas traités dans cet article.

5 Le groupe d'informateurs comprenait 14 hommes et 6 femmes, tous nés en Flandre entre 1950 et 1990. Il était composé d'individus provenant de l'ensemble des provinces de Flandre, qui appartenaient à des niveaux socioéconomiques différents. Par ailleurs, dans une démarche qualitative et inductive visant à comprendre des mécanismes de construction identitaire, « un échantillon ne peut être considéré comme représentatif […] l'important [étant] d’éviter un déséquilibre manifeste de l’échantillon et des oublis de grandes catégories » (Kaufman, Reference Kaufmann1996 : 41).

6 Voir Poitras (Reference Poitras2013) pour d'autres mécanismes de construction identitaire en Flandre.

7 Nous abordons la nation comme une catégorie des pratiques sociales et non comme une catégorie analytique (Weber, Reference Weber1995 [1922]; voir aussi Brubaker et al., Reference Brubaker, Feischmidt, Fox and Grancea2006; Wimmer, Reference Wimmer2013; Poitras, Reference Poitras2019). Notre conception de la mobilisation prend en compte les différentes dimensions pouvant sous-tendre l'action (Weber, Reference Weber1995 [1922]; Schütz, Reference Schütz1987). Suivant Max Weber, nous ne postulons pas a priori que l'ensemble des acteurs adoptent un cadrage nationaliste pour des raisons instrumentales ou stratégiques (voir Dufour, Reference Dufour2019 : 168–178). Des comportements peuvent être certes rationnels, mais peuvent aussi être mus par la tradition et les affects (Weber, Reference Weber1995 [1922]; Schütz, Reference Schütz1987). L’étude du nationalisme ordinaire (Billig, Reference Billig1995) met d'ailleurs en relief l'importance des traditions et des affects opérant au niveau de l'habitude et des émotions.

8 De concert avec les historiens et d'autres acteurs visant à régénérer le moral de la communauté, Benedict Anderson envisage aussi les romanciers comme d'importants protagonistes dans l’édification de la nation comme communauté imaginée : en fusionnant le monde réel au monde romancé, le roman confirme « the solidity of a single community, embracing characters, author and readers, moving onward through calendrical time » (Reference Anderson2006 [1983] : 27; voir aussi Hutchinson, Reference Hutchinson1987).

9 Les deux principaux protagonistes dans le roman de Conscience sont des gens de métiers : un boucher et un tisserand. Par ailleurs, le musée commémorant cette bataille, Kortrijk 1302, avance que l'armée flamande comportait environ 8000 hommes, principalement des artisans et des fermiers, ainsi que 350 nobles. Bien que le musée présente ces combattants comme provenant seulement du Comté de Flandre et de la Région flamande contemporaine, d'autres sources citent également les villes de Bruges, Courtrai, Gand, Namur, et de Zélande (Tollebeek, Reference Tollebeek and Morelli1995).

10 Le mythe veut que les soldats flamands, après leur victoire, cueillirent les éperons de la cavalerie française, forgés en or, laissés sur le champ de bataille. Ils les auraient par la suite suspendus dans l’église de Courtrai.

11 L’épopée dont Conscience rendait compte ne dénaturait en rien l'interprétation donnée par l'historien Théodore Juste à cette bataille qu'il décrivait comme un évènement significatif pour « l'affranchissement du pays » (Reference Juste1868b : 281). L'ouvrage de Conscience était d'ailleurs subventionné par le roi Léopold 1er, qui voyait en la publication d'un roman historique belge en langue flamande un acte de patriotisme belge.

12 La Belgique, selon Pirenne, forme « une contrée sans frontières naturelles, où l'on parle deux langues, [elle est] divisée ethnographiquement entre la race romane et la race germanique […]. Notre culture nationale est une sorte de syncrétisme où l'on retrouve, mêlés l'un à l'autre et modifiés l'un par l'autre, les génies de deux races […] tandis que se développait sur notre sol cette civilisation nationale, nos provinces rompaient l'une après l'autre les liens qui les attachaient soit à l'Allemagne, soit à la France, et tendaient insensiblement à se rapprocher les unes des autres » (Pirenne, Reference Pirenne1929 [1900] : xi–xiii).

13 Pour les concepts de fission et d'incorporation au sein de stratégies de mobilisations ethniques et nationales, voir Wimmer (Reference Wimmer2013).

14 Stengers, figure belgicaine, insiste que la Révolution belge de 1830 est « une révolution patriotique [qui] se fait au nom de la Belgique et de ses droits » (Reference Stengers and Hasquin1981 : 10). Dans ses derniers écrits, Stengers conteste la thèse selon laquelle le sentiment national belge n'aurait jamais existé, et conclut que « la caractéristique de 1830, tout au contraire, est que le pays entier a participé au grand mouvement vers l'indépendance » (Reference Stengers2000 : 202).

15 Wils, qui considère la Belgique comme un État multinational, se rallie aussi à l'interprétation selon laquelle le sentiment national belge fut une réalité à une certaine époque. D'après lui, c'est en 1860 qu'apparaît au nord du pays une conscience moins belge que flamande : « La conscience flamande est devenue autonome. Elle cherche sa justification non plus dans le renforcement de la nationalité belge, mais bien dans la reconnaissance de la nationalité flamande. En d'autres termes, il s'agit désormais d'une conscience nationale flamande, parallèle aux consciences belge et néerlandaise […] Il n'existe pas avant 1914 de courant antibelge, ni de volonté de faire reconnaître le droit flamand au besoin sur les ruines de la Belgique […] Ce n'est qu'après le choc de la Première Guerre mondiale qu'une minorité significative rompra avec elle, mais cette évolution aura été précédée d'une maturation de près de septante ans » (Wils, Reference Wils2005 : 185).

16 Concernant les autres pratiques discursives à l'aide desquelles les Flamands interviewés se construisent en tant que sujets nationaux, voir Poitras (Reference Poitras2013).

17 Les auteurs utilisent le terme « nation » lorsqu'ils discutent de l'aspect sociohistorique et le terme « ethnique » lorsqu'ils abordent l'aspect ethnographique.

18 Voir Wimmer (Reference Wimmer2013) et Tilly (Reference Tilly2004) sur les stratégies de clôture ethnique.

19 Hutchinson (Reference Hutchinson1987) argumente que le nationalisme politique et le nationalisme culturel, et leurs acteurs respectifs, sont deux processus complémentaires par lesquels l'un cherche à créer ou légitimer un État, tandis que l'autre souhaite répondre à une crise identitaire en revivifiant un passé ethnique oublié.

20 Le 24 juin, d'abord fête religieuse célébrant la naissance de Jean le Baptiste, s'impose à partir de 1834 comme fête nationale des Canadiens français. Le Parti québécois la déclare « fête nationale du Québec » en 1977.

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