Introduction
La profession notariale au Québec est actuellement confrontée à de nombreux défis, dont au premier chef celui de la situation financière d’une bonne partie de ses membres. Une enquête menée pour le compte de la Chambre en 2017 a ainsi révélé qu’une large proportion des notaires n’étaient pas satisfaits de leur sortFootnote 1, les revenus générés par leur pratique constituant leur source principale d’insatisfactionFootnote 2. Une brève incursion dans la littérature existante permet de voir que cette insatisfaction est loin d’être un phénomène nouveau. Depuis le début du siècle dernier, pas moins de cinq enquêtes ont été menées à l’initiative de la Chambre des notaires du QuébecFootnote 3, chacun des rapports produits ayant révélé un certain nombre de difficultés rencontrées par la profession.
Dans ce contexte, il importe de s’interroger quant à l’éventuelle particularité que pourrait revêtir la situation actuelle des notaires par rapport aux crises antérieures. On peut aussi se demander comment les notaires perçoivent la situation, y réagissent et tentent de s’y adapter au quotidien. C’est ce que nous avons tenté de savoir au moyen d’une étude, qui comportait l’organisation d’un sondage ainsi qu’une série d’entretiens qualitatifs, réalisée en 2016 et 2017 auprès des notaires pratiquant dans la région de l’Outaouais. Afin de mettre en contexte l’étude réalisée, nous tracerons d’abord un portrait de la situation du notariat au Québec, avant de présenter les principaux résultats de l’enquête. Nous terminerons en tirant quelques conclusions au sujet de l’identité professionnelle des notaires et des visions que peuvent en avoir les membres.
I. Le notariat québécois depuis 1990
Le notariat québécois est une profession jeune et fortement féminisée. Parmi les 3 874 notaires inscrits à la Chambre au 31 mars 2018, 65 % étaient des femmes, et près de 40 % comptaient moins de 10 années de pratiqueFootnote 4. La vaste majorité des notaires du Québec travaillent dans une étude de notairesFootnote 5, à titre de propriétaire/associé ou de salarié. Ces études sont, à quelques exceptions près, de très petite taille. La pratique dite « solo »Footnote 6 demeure un modèle répandu, et les sociétés de notaires existantes comptent rarement plus de deux ou trois membres.
La pratique notariale dite « traditionnelle » se concentre sur trois secteurs principaux, soit le droit immobilier, le droit familial et le droit des successions. Le droit immobilier constitue le secteur d’activité principal des notaires québécois, la plupart d’entre eux consacrant une bonne partie de leur temps aux transactions immobilières, principalement dans le marché résidentiel, desquelles ils tirent également une part importante de leurs revenusFootnote 7. De ce fait, la situation du notariat a toujours été liée à celle du marché immobilier, surtout résidentiel. Au cours de son histoire, le notariat a ainsi connu des hauts et des bas dont la succession était fortement reliée à la situation économique prévalant dans la province. Si on examine l’évolution du notariat au cours des cent dernières années, on constate en effet qu’après une période difficile qui correspond à la grande dépression des années 1930, les notaires québécois ont connu, pendant les trente-cinq années ayant suivi la Seconde Guerre mondiale une période d’un faste sans précédent, notamment en raison d’une vague importante de construction résidentielleFootnote 8. De 1960 à 1980, le nombre de notaires au Québec est ainsi passé de un pour 4 982 habitants à un pour 2 741 habitantsFootnote 9, sans que les nouveaux notaires connaissent de difficultés particulières à s’intégrer au marché du travailFootnote 10.
Malgré ce contexte économique particulièrement favorable, il semble que les notaires éprouvaient des difficultés à s’adapter aux changements qui touchaient l’ensemble de la société québécoise à cette époque. Au début des années 1960, deux commissions – SouthièreFootnote 11 et ZalloniFootnote 12 – formées dans le but de faire le bilan de la situation du notariat, mettaient en lumière la présence d’attitudes et de perceptions différentes et même contradictoires tant chez les notaires que le public en général. La majorité des notaires sondés dans l’enquête Southière relevaient ainsi que la profession n’était pas « adaptée aux conditions économiques et sociales nouvelles »Footnote 13, tout en estimant son avenir « prometteur »Footnote 14. Et si on relevait qu’« en général », il n’apparaissait pas de « rivalité déloyale entre confrères »Footnote 15, on notait également que la « pratique du tarif à rabais [était] une plaie générale »Footnote 16. Quant à l’enquête Zalloni, elle révéla que le notariat était tantôt considéré comme une profession indispensable ou, au contraire, appartenant à une époque révolue. Le rapport produit par McKay et al. en 1972 décrit pour sa part des notaires « partagés entre la satisfaction et le pessimisme » « certains […] insist[ant] sur […] la nécessité d’évoluer et de s’adapter, d’autres songe[a]nt plutôt à protéger des privilèges et des prérogatives et [allant] même jusqu’à préconiser de limiter l’accès à la profession »Footnote 17.
Les années 1990 furent particulièrement éprouvantes pour le notariat québécoisFootnote 18. La conjoncture économique peu favorable de l’époque et son profond impact sur le marché immobilier menèrent les notaires à s’engager dans une « guerre des prix » en vue d’attirer une clientèle de plus en plus rareFootnote 19. Les revenus moyens des notaires se mirent à chuter rapidementFootnote 20. Dans certains endroits, des notaires tentèrent de limiter les dégâts en s’entendant entre eux sur une grille d’honoraires uniformes à exiger des clientsFootnote 21. La situation eut également un impact important sur l’attrait de la profession. Alors qu’on comptait environ 3 500 notaires au début de la décennie, ce nombre passa à 3 265 en 1999Footnote 22. D’après un sondage effectué en 1998, les notaires québécois gagnaient moins et étaient moins satisfaits de leur emploi que les avocats avec lesquels ils avaient fréquenté l’école de droitFootnote 23.
Si le boom immobilier du début des années 2000 a pu donner un peu de répit aux notaires, celui-ci fut de courte durée. D’une part, le nombre de notaires, qui avait diminué au cours de la décennie précédente, se remit à augmenter, passant de 3 177 en 2005 à 3 578 en 2010, et 3 907 en 2015Footnote 24. D’autres facteurs contribuèrent à augmenter encore davantage la concurrence entre notaires et, par conséquent, leur précarité financière. D’une part, des sites internet se mirent à permettre aux notaires de présenter des offres de service en ligne, et aux clients de comparer plus facilement les prix offerts par différents notaires. D’autre part, les notaires commencèrent à sentir plus nettement les effets de l’arrivée des sociétés d’assurance-titre sur le marché québécois.
Déjà présentes dans le reste du Canada depuis le début des années 1990, les sociétés d’assurance-titre ont fait leur entrée au Québec quelques années plus tardFootnote 25. Jusqu’à présent, leurs activités se sont concentrées dans le secteur du refinancement hypothécaire, dans lequel elles offrent aux institutions financières deux types de produits et services. Elles fournissent aux institutions prêteuses des assurances visant à couvrir leurs pertes en cas de vice des titres de propriété sur les immeubles grevés d’une hypothèque, ainsi que des services de gestion des dossiers de prêts hypothécaires. Dans ce système, les notaires voient leur rôle réduit au strict minimum requis par la loi, soit le fait de recevoir les actes préparés par les centres de traitement, une tâche pour laquelle ils reçoivent une somme modesteFootnote 26. Les activités des centres de traitement privent ainsi les notaires de la grande majorité des revenus qu’ils tiraient auparavant des opérations de refinancement.
L’effet combiné des centres de traitement, de l’augmentation du nombre de notaires et de l’essoufflement du boom immobilier eurent un impact important sur la pratique de bon nombre de notaires. Les honoraires demandés pour les ventes immobilières résidentielles se mirent à chuter, de même que les revenus de nombreux notaires dont la pratique demeurait concentrée en droit immobilier.Footnote 27 Le phénomène de la « pratique au rabais » et ses effets possibles sur la qualité du travail effectué par les notaires et le statut de la profession se mirent à occuper une place de plus en plus importante dans les débats sur l’avenir du notariat. Des efforts de mobilisation de certains notaires menèrent notamment à la création de nouvelles associations professionnelles vouées à la défense de la professionFootnote 28.
De son côté, la Chambre des notaires tenta de redresser la situation en faisant appel aux tribunaux afin de faire cesser les activités des centres de traitement. En 2013, elle déposa, conjointement avec le Barreau du Québec, une demande en justice dans laquelle elle accusait les centres de traitement de faire des actes réservés aux avocats et notaires. Le syndic de la Chambre s’attaqua également au cas d’un jeune notaire devenu pour plusieurs le symbole du notariat à rabaisFootnote 29. La question de l’insuffisance de la rémunération des notaires occupa aussi une place importante lors des élections de 2017 à la présidence de la Chambre des notaires, qui opposait trois candidats. Alors que l’un d’eux soulignait l’urgence d’agir pour redresser la « situation déplorable » du notariat et faisait du rétablissement d’un tarif obligatoire « l’objectif principal » de son éventuelle présidenceFootnote 30, un deuxième estimait qu’« un sérieux coup de barre [devait] être donné », et promettait la création d’une « table ronde notariale » devant notamment traiter de la « question de la rémunération des notaires et [de] celle d’un éventuel retour à la tarification des services notariaux »Footnote 31. En 2020, le nouveau président élu, Me Bibeau, fut battu à son tour par Me Hélène Potvin, selon laquelle le notariat « traverse une crise importante », requérant « une gestion de crise proactive »Footnote 32.
Cependant, la marge de manœuvre dont dispose la Chambre pour renverser la situation semblait limitée. D’une part, la bataille opposant la Chambre et les assureurs-titres connut un premier dénouement avec la décision de la Cour supérieureFootnote 33, confirmée en appel, affirmant que les activités des centres de traitement étaient conformes à la Loi du Barreau Footnote 34 et à la Loi sur le notariat Footnote 35. D’autre part, il est peu probable que l’Office des professions revienne sur son opposition de principe à la tarification des honoraires professionnels, qui date des années 1970. Quant aux autres mesures préconisées par la Chambre, dont une meilleure formation des notaires en matière de gestion, le développement de nouveaux champs de pratique et la création de regroupements destinés à remplacer la pratique solo, elles semblent peu susceptibles d’avoir des effets importants à court terme. Dans ce contexte, il serait opportun de se demander comment les notaires eux-mêmes perçoivent cette situation, s’y adaptent et conçoivent leur avenir professionnel.
II. Le notariat en Outaouais en 2017 : données quantitatives
Afin de mieux comprendre comment les notaires réagissent à la situation actuelle de la profession, nous avons mené une enquête auprès de notaires pratiquant dans la région de l’Outaouais. La région de l’Outaouais a été choisie principalement en raison du nombre de notaires qui y pratiquent, nous donnant accès à un bon nombre de répondants dans un territoire limité, de la présence d’une association locale crédible auprès des notaires de la région et pouvant faciliter l’accès à des répondants, ainsi que du fait qu’elle est considérée, dans le milieu notarial, comme traversant une crise moins grave que les régions de Montréal, de Laval et de Lanaudière, ce qui permettait d’avoir plus facilement une diversité de points de vue sur l’état du notariat que si nous avions choisi une région plus gravement touchée.
L’enquête, menée en 2016 et 2017, a débuté par la réalisation d’un sondage en ligne, distribué par courriel en collaboration avec l’Association des notaires de l’Outaouais à l’occasion de son enquête annuelle sur la tarification des honoraires de ses membres. Le sondage visait principalement à tracer le portrait de la pratique des notaires de la région en termes du type d’entreprises dans lesquelles ils pratiquent (pratique solo, associations de notaires…), de leur statut (associé, salarié…), et de leurs domaines de spécialisation. Des questions générales sur leur niveau de satisfaction professionnelle ont également été posées.
D’après les données de la Chambre des notaires du Québec, 210 notaires étaient inscrits au tableau de l’Ordre en Outaouais en 2016, au moment où l’enquête a été menée. Parmi eux, sept mentionnaient ne mener aucune activité professionnelle. Un total de soixante-neuf notaires – soit juste un peu plus du tiers des notaires de la région – ont répondu au sondage en tout ou en partieFootnote 36. Les notaires ayant répondu au sondage n’ont pas été sélectionnés de façon aléatoire parmi la population et ne constituent pas un échantillon représentatif de l’ensemble des notaires de l’Outaouais. Quelques différences sont à souligner entre les notaires ayant répondu au sondage et l’ensemble des notaires de l’Outaouais. D’abord, on compte une plus grande proportion de femmes parmi les répondants (70 %) que dans la population (63 %)Footnote 37. Ensuite, l’échantillon compte une plus important proportion de notaires exerçant depuis cinq ans ou moins (35 % vs 30 %) et moins de notaires comptant entre dix et vingt (9 % vs 13 %) ou plus de trente (20 % vs 22 %) années d’exercice que pour l’ensemble des notaires de la régionFootnote 38. Ces deux éléments ne sont pas indépendants, puisqu’on compte beaucoup plus de notaires féminines parmi les jeunes notaires que chez les notaires plus âgés. D’après la Chambre des notaires, douze notaires de la région – soit environ 6 % des notaires en exercice – sont dans le secteur public, un pourcentage similaire à celui des répondants au sondage. Quant aux répondants en exercice privé, deux d’entre eux ont indiqué exercer dans une étude multidisciplinaire, tandis que les autres se répartissaient presque également entre la pratique solo et la pratique dans une étude notariale, à titre de salariés ou d’associés.
1. Champs de pratique
Selon les données fournies par la Chambre des notaires, près de sept notaires sur dix en Outaouais disent avoir une « pratique générale ». Afin de mieux saisir ce que désigne cette expression, nous avons demandé aux répondants en exercice privé quelle proportion de leur temps de travail et de leurs revenus était liée à différents champs de pratique. Les réponses reçues indiquent que le droit immobilier occupe toujours une place prépondérante dans la pratique notariale, 45 % des répondants y consacrant au moins 60 % de leur temps, et 25 %, plus de 80 % de leur temps. Quant aux revenus qui découlent de ce type de droit, 44 % des répondants en pratique privée indiquent qu’au moins 60 % de leurs revenus y sont liés, et 22 % estiment qu’au moins 80 % de leurs revenus en découlent. Notons que l’importance du droit immobilier semble plus élevée chez les notaires pratiquant seuls, et moindre pour les notaires salariés, avec 56 % des notaires solos qui affirment consacrer au moins 60 % de leur temps au droit immobilier, contre 20 % des notaires salariés et 44 % des notaires associés.
Nous avons demandé aux répondants d’estimer le nombre d’heures qu’ils consacraient à leur pratique chaque semaine. À ce sujet, les réponses indiquent que les femmes notaires semblent plus susceptibles que leurs collègues masculins de travailler moins de quarante heures par semaine : une nette majorité (59 %) des répondants de sexe masculin a déclaré travailler quarante heures ou plus chaque semaine, alors que la majorité (53 %) des répondants de sexe féminin a indiqué travailler moins de quarante heures par semaine. Selon les réponses obtenues, il ne semble pas y avoir de lien clair entre le temps de travail des notaires et leurs années d’expérience. Ceci est probablement dû au petit nombre de notaires plus âgés dans notre échantillon qui rend difficile la comparaison entre les groupes en fonction des années d’expérience. Notons enfin que les notaires associés semblent travailler plus que les salariés ou les notaires solos, la catégorie des notaires associés étant la seule dans laquelle la majorité (69 %) des répondants ont indiqué travailler plus de quarante heures par semaine. Cette proportion est nettement supérieure à celle des salariés (47 %) et des solos (47 %).
2. La satisfaction face à la carrière
Des notaires généralement satisfaits de leur sort…
Un des buts du sondage consistait à évaluer le niveau de satisfaction des répondants par rapport à leur carrière, de manière générale, ainsi que relativement à certains éléments en particulier. À cet égard, une grande majorité des répondants (82 %) se sont déclarés satisfaits de leur carrière en général, 26,1 % d’entre eux se disant même très satisfaits. Les répondants ont exprimé des taux de satisfaction élevés face à presque tous les aspects de leur carrière, qu’il s’agisse de la charge de travail, du climat de travail, de la nature du travail ou de la possibilité de concilier travail et vie personnelle. Le seul point sur lequel les répondants ont exprimé un niveau important d’insatisfaction concerne la rémunération, 28 % de l’ensemble des répondants se disant « plutôt insatisfaits », et 16 % « très insatisfaits » à cet égard. C’est chez les notaires comptant moins de cinq ans de pratique que le niveau de satisfaction à cet égard est le plus bas, 43 % se disant « plutôt satisfaits » et seulement 4 % de « très satisfaits ».
…mais qui songent parfois à quitter la profession
Malgré le haut degré de satisfaction générale exprimé par les répondants de notre sondage, plus de la moitié d’entre eux (51 %) ont affirmé avoir déjà songé à quitter la profession au cours de leur carrière. Cette proportion de répondants est plus élevée chez les notaires solos (57 %) que chez les associés (38 %) et les salariés (50 %). Les notaires qui exercent depuis vingt à trente ans (64 %) sont les plus susceptibles d’avoir songé à abandonner la pratique, ce qui n’est pas surprenant si l’on tient compte du fait qu’ils exerçaient pendant la crise des années 1990, durant laquelle bon nombre de notaires ont effectivement quitté la profession. Il est plus troublant de constater que plus de la moitié (52 %) des répondants comptant moins de cinq ans de pratique ont également indiqué avoir déjà songé à quitter la profession. Une rémunération insuffisante ainsi que le déséquilibre entre les responsabilités confiées aux notaires et les avantages qu’ils tirent de leur exercice sont les principaux facteurs mentionnés par les répondants au sondage pour expliquer cette situation.
Les résultats de notre sondage suggèrent que les notaires de l’Outaouais aiment leur profession et leur travail, malgré une rémunération en deçà de leurs attentes. Ceci est particulièrement vrai pour les répondants comptant moins de cinq ans de pratique, qui n’ont pas encore eu le temps de bâtir leur propre clientèle, et dont plus de la moitié dit avoir songé à quitter la profession. D’ailleurs, une forte majorité des jeunes notaires (61 % des répondants qui exercent depuis moins de cinq ans et 54 % des répondants comptant entre cinq et neuf années d’exercice) ont indiqué être en désaccord avec l’affirmation selon laquelle leur formation les a bien préparés à leur entrée dans la profession. Plus du quart des notaires qui exercent depuis moins de cinq ans étaient même totalement en désaccord avec cette affirmation.
III. La « guerre des prix » en Outaouais : données qualitatives
L’insatisfaction de bon nombre des notaires de l’Outaouais face aux revenus qu’ils tirent de l’exercice de leur profession vient appuyer l’idée que celle-ci traverse actuellement une période difficile. Afin de mieux cerner les perceptions des notaires eux-mêmes des causes profondes et des conséquences de cette situation, ainsi que des solutions, s’il en est, qui permettraient d’y remédier, nous avons réalisé une série d’entretiens en profondeur auprès de vingt-et-un notairesFootnote 39. La sélection des participants aux entretiens a été faite sans égard à leur participation à la phase antérieure de l’enquête. L’échantillon a été constitué principalement suivant la technique « boule de neige », à partir de contacts personnels et professionnels. Le choix des participants visait à assurer une représentation variée en termes d’années d’expérienceFootnote 40, de sexe, de postes (solo, associés, salariés…)Footnote 41 et de champs de pratique (générale, spécialisée…). Bien que la taille de l’échantillon puisse sembler faible, elle nous a semblé suffisante pour atteindre un bon niveau de saturation des données, notamment vu le degré d’homogénéité de la population étudiée.
1. Un problème aux multiples facettes
Selon les personnes rencontrées, les notaires de l’Outaouais se trouvent actuellement dans une situation plutôt enviable comparativement à leurs confrères d’ailleurs au Québec, et plus particulièrement de la région de Montréal. Depuis une dizaine d’années, ils traversent néanmoins une période perçue comme plus difficile. D’après Me Laurin, auparavant, « la business elle venait tout seul, en 2000. Entre 2000 pis 2008 à Gatineau, les gens appelaient pis ils demandaient si l’étude avait le temps de faire le dossier […]. Les notaires refusaient des transactions! »Footnote 42. Les choses auraient changé par la suite, avec la fin du boom immobilier. Ainsi, selon Me Bordeleau, « au début des années 2000, les prix étaient relativement similaires. (…). Mais il y avait beaucoup de dossiers, donc on voyait pas trop l’impact. Là y’a pus de dossiers, pus d’honoraires.… On est rendus à une situation critique. »
Parmi les conséquences de cette situation, plusieurs participants ont mentionné une diminution du nombre de postes de salariés – personnel administratif, techniciens, ou notaires – et la dégradation générale des conditions de travail. Les bas niveaux de rémunération offerts pour les stages et des salaires insuffisants comptent parmi les sources d’insatisfaction mentionnées par plusieurs jeunes notaires :
Me Turpin : Quand j’ai commencé mon stage, dans le fond ils m’ont embauché.e pour un 15 $/h. Heum… je sais que les stages c’est pas tout le temps rémunéré. Pis là, finalement, ils m’ont embauché.e, pis ils m’ont augmenté.e […] le monde nous disent qu’on n’a pas vraiment d’attente à se faire au niveau du salaire, c’est un peu poche là.
Me Héroux : j’ai pas choisi ça pour être riche, je ne ferais pas autre chose dans ma vie qu’être notaire, j’ai un amour profond pour ce que je fais, le matin je suis content.e de travailler, de rencontrer mes clients, mais ce n’est pas ce qu’on s’attend. Surtout pour l’investissement, je veux dire… c’est des années d’études. Moi j’ai une dette à la hauteur de ces années d’études là. Heu… fait que… c’est… c’est un peu décevant.
Deux facteurs principaux émergent des entretiens comme étant à la source des difficultés actuelles. La première, et la plus fréquemment mentionnée, concerne la baisse du volume de travail global en droit immobilier, liée à l’effet combiné du ralentissement du marché immobilier et de l’entrée de FCTFootnote 43 dans le secteur du refinancement. Comme le mentionne Me Mackay, « des refinancements hypothécaires, on en fait presque plus à cause de FCT. […] C’est une grosse part du gâteau qui part ».
Certains se montrent compréhensifs face à la présence de FCT sur le marché et sa collaboration avec des notaires. Ainsi, selon Me Turpin, « c’est une stratégie d’aller chercher FCT pis d’avoir des retombées de clientèle… je veux dire, c’est légitime. Si FCT n’existait pas, probablement que le notariat se porterait mieux, mais… j’en veux pas à FCT… c’est un libre marché, pis… ça fait partie de la game, là je pense ».
Par contre, plusieurs participants ont quant à eux eu des mots très durs à l’égard de leurs collègues travaillant avec FCT. Ainsi, selon Me Mackay,
Y’a des notaires qui en font depuis le début. Heum… et c’est au volume. Alors… c’est sûr que pour eux, ça l’air à bien aller hein! Mais pour le respect… pour moi ce sont des notaires à rabais. Je trouve que c’est honteux, moi jamais je ne prendrais un dossier de FCT. […] c’est vraiment une insulte à la profession pour les notaires qui se tiennent.
Pour plusieurs, « faire du FCT » implique d’exercer « au volume » et est en soi incompatible avec la fourniture de services de qualité. Certains participants ont ainsi insisté sur le caractère nécessairement bâclé du travail fait par les « notaires FCT » et les risques posés par leur mode d’exercice. Dans cette perspective, toute activité « au volume », qu’elle soit faite pour FTC ou dans une « usine d’actes à rabais » comme celle de l’ex-notaire EstrelaFootnote 44, est nécessairement problématique. D’autres vont même plus loin en voyant dans le fait de travailler avec FCT une attaque contre la dignité de la profession notariale. Ainsi, pour Me Mulcair, « ici au bureau, … FCT… c’est comme dire “Voldemort”, on peut pas en parler. Non, ils sont vraiment pas d’accord avec ça. (Avec FCT) … notre côté notarial perd un peu de son glam, on fait juste recueillir les signatures, pis c’est les compagnies comme FCT qui s’approprient notre travail, alors que nous on est qualifié pour le faire ».
On peut se demander si les mêmes récriminations seront formulées contre la Coopérative de notaires du Québec mise sur pied à l’initiative de la Fédération des caisses Desjardins au début de l’année 2017.Footnote 45
Le second facteur mentionné pour expliquer les difficultés de la profession concerne l’importance croissante des prix comme moyen d’attirer la clientèle pour les notaires. Ce facteur découle en partie, mais non uniquement, de la diminution du nombre de dossiers en droit immobilier. En effet, selon certains, c’est d’abord cette baisse du volume de travail, et son impact sur la rentabilité financière de certaines études, qui pousseraient plusieurs notaires à « couper les prix » pour attirer la clientèle, entraînant leurs collègues dans une « guerre de prix ». Par exemple, pour Me Laurin, « c’est la loi du marché pis [ceux qui coupent les prix] c’est ceux qui ont faim. Oui il faut les éduquer, faut leur dire que pour leur travail, il faut qu’ils soient bien rémunérés, mais comme n’importe quelle business, quand t’as faim, à un moment donné, faut que tu manges. Fait que tu vas couper dans les prix ».
Plusieurs participants ont également mentionné l’accent croissant mis par les clients sur les prix des services notariaux, plutôt que sur leur qualité, comme facteur déterminant le choix d’un notaire. Le ressentiment envers les « magasineux » – les clients intéressés d’abord et avant tout par le prix des services notariaux – était palpable dans bon nombre d’entrevues. Comme le souligne Me Trudel, « On est toujours poli avec les magasineux, mais c’est fatiguant. Y’a rien qui m’insulte le plus que de me dire ben là, je vous appelle, parce que je suis en train de me magasiner un notaire! Va donc te magasiner un char! »
La « guerre des prix » entre notaires s’inscrit en quelque sorte dans un cercle vicieux : en envoyant le signal que les prix sont négociables, elle contribue à la baisse de la valeur perçue des services, entraînant ainsi de nouvelles pressions à la baisse. Comme le mentionne Me Bordeleau,
n’importe qui […] qui va magasiner pour un service, qui va se faire donner un prix puis le double de ce prix-là, va se demander pourquoi, va trouver que le prix plus cher est trop cher et non pas que le prix le plus bas est trop bas. Donc nécessairement, le client qui recherche des services notariaux va avoir cette même constatation-là pour nos services, qui fait que ça empoisonne si on veut toute la profession, le notaire qui décide de facturer rien pour ses services, parce que c’est ce qui vient quantifier la valeur des services pour les yeux du client.
2. Réagir aux changements
Si la majorité des notaires de l’Outaouais sont touchés par la situation actuelle en matière de droit immobilier, ils ne le sont pas tous au même degré ni de la même manière. De même, les attitudes des participants face aux mesures à prendre pour affronter la situation sont très variables. Au fil des entretiens, nous avons pu mettre en lumière différentes stratégies utilisées par les notaires pour s’adapter à l’état actuel de la profession. On peut les classer en deux grandes catégories, selon leur conception de la source fondamentale des problèmes actuels du notariat. Une première approche consiste à voir ces derniers comme découlant de la mise en péril, par des acteurs externes, d’un modèle traditionnel devant être conservé et protégé pour le bien des notaires et de la société en général. Une deuxième approche les conçoit plutôt comme le résultat d’un problème d’adaptation du notariat à l’évolution de la société, dont la solution implique un réalignement de la profession vers de nouvelles formes de pratique. Dans le premier cas, il sera question d’agir sur l’environnement de manière à permettre à la profession de préserver ou de récupérer ses acquis. Dans le second, on mettra plutôt de l’accent sur la nécessité pour les notaires de s’adapter au changement en adoptant diverses stratégies individuelles ou collectives visant à permettre à la profession de survivre dans son nouvel environnementFootnote 46.
2.1 Résister
Il ressort de notre étude qu’une première catégorie de solutions aux problèmes de la profession regroupe les stratégies visant à protéger l’intégrité de la vision traditionnelle du notariat. Dans cette perspective, le problème ne viendrait pas des notaires eux-mêmes, mais plutôt de l’incapacité des clients de bien saisir la nature et l’importance de leur travail, et, par-là, la valeur réelle de leurs services. À certains égards, on peut voir dans cette attitude une forme de résistance des notaires à la place croissante prise, dans la sphère professionnelle, par des considérations matérielles considérées comme relevant plutôt de la sphère du marché.
Au niveau individuel, une des stratégies utilisées par les notaires consiste à tenter de placer la relation notaire-client dans une perspective dépassant le simple échange marchand visant l’acquisition d’un bien plus ou moins standardisé (un testament, une hypothèque…) contre un prix. Une façon de faire consiste à mettre l’accent sur la relation entre notaire et client et les services offerts dans le cadre de cette relation. Me Mulcair mentionne ainsi que : « Moi, une fois que votre dossier est fini, si vous m’appelez dans trois ans pour une servitude, parce que vous avez une question, je vous charge pas là. Ça fait partie du service qu’on donne, tsé. Je veux dire… c’est ça, on essaie de valoriser l’approche… […] et non pas juste le facteur monétaire ».
Pour Me Turmel, un bon moyen d’attirer les clients consiste à tenter de créer une relation avec eux dès les premiers contacts :
Quelqu’un qui veut là… qui me demande des services […] je vais m’être intéressé.e à lui, je vais savoir ce qu’il fait, combien d’enfants, première maison, y’a un conflit avec telle personne… tu comprends? Je vais avoir le portrait, je vais échanger avec lui, je vais tisser des liens, une fois que j’ai fait ça, là après ça je veux lui parler de comment je fais les choses, pis comment que y’a des étapes, des façons, pis pourquoi je les fais […]. Donc moi j’accorde du temps à cette étape-là, parce que c’est une étape cruciale. […] ce processus-là, me permet d’avoir un argument de vente supérieur quand qu’on me dit, « je magasine des notaires ».
Me Mackay met pour sa part l’accent sur la qualité supérieure de ses services par rapport aux services fournis « à rabais » :
Quand les clients me disent, « Maitre, il y a 500 $ de différence entre vous et d’autres notaires », ben je leur dis, « moi je fais tout mon travail, j’ai plusieurs années de pratique, je fais tout ce que je dois faire, je ne coupe pas les coins, je fais mon examen de titre, pis je ne délègue pas non plus… ça c’est la pierre angulaire du travail de notaire. Je ne délègue pas, même pas à un confrère ou une consœur.
Selon plusieurs participants, le bouche-à-oreille et les activités de réseautage constituent un meilleur moyen que la publicité directe d’attirer la clientèle. Les relations avec des intermédiaires, comme des courtiers immobiliers, susceptibles d’amener de la clientèle, constituent également un moyen permettant aux notaires de se démarquer des autres membres de la profession. Me Cléroux décrit ses relations avec les courtiers immobiliers de la façon suivante :
On les amène pour des dîners d’affaires, on paye le dîner, on… on les invite à des sorties, tsé, pis des petits cadeaux à la fin de l’année. C’est comme ça que j’ai constaté à date qu’on peut faire de la business […] parce que les clients posent souvent pas de question par rapport au prix quand ça vient d’eux [les courtiers], ils leur font confiance.
Dans un contexte où les clients potentiels ont de la difficulté à évaluer la qualité des services rendus et le juste prix à payer pour un service de qualité, le recours à des stratégies individuelles est susceptible d’avoir une efficacité limitée. Pour plusieurs participants, un problème important est que le notaire serait souvent vu comme un simple « remplisseur de formulaires », dont le travail apporte peu de valeur ajoutée à une transaction. La possibilité croissante d’obtenir des services notariaux à bas prix au cours des dernières années figurerait parmi les éléments ayant amplifié ce phénomène. Ainsi, selon Me Martin, la présence des assureurs titres sur le marché québécois est l’un des facteurs contribuant à la dévalorisation de la profession dans son ensemble :
La job du notaire qui fait du FCT c’est de vérifier l’identité de la personne que j’ai devant moi. C’est « signe ». Explique même pas. […] Ce qui fait que les gens qui sortent de ce bureau de notaire là, y’ont encore plus l’image de passage obligé, du notaire qui fait rien, qui a reçu par email des papiers, qui l’a mis devant eux. « Signez ». Ça aide pas l’image que les gens ont de nous.
À cet égard, plusieurs ont déploré ce qu’ils percevaient comme un certain laxisme de la part de la Chambre des notaires face aux activités de FCT et exprimé le vœu que la Chambre se montre plus proactive à l’avenir sur le plan de la défense des intérêts des notaires. Selon Me Bordeleau,
Si y’a pas de valorisation de la profession qui est fait, honnêtement, je pense que la profession est vouée à disparaître, pis si la profession disparaît, la Chambre aussi, fait que ça serait un petit peu dans leur intérêt de travailler avec nous pour essayer de se garder en vie, mais en ce moment c’est pas ce que la population notariale ressent, à tout le moins.
De même, pour Me Meilleur, le notariat aura un avenir « seulement si y’a des interventions à quelque part pour stopper des boîtes comme FCT. Maintenir le monopole de ce qu’on a. […]. Mais aussi de… de grossir la vision du notaire, là. […] montrer qu’on est plus que des remplisseux de formulaires. Ou un mal nécessaire quand tu achètes ta maison, quand tu mets une hypothèque. De montrer qu’on a beaucoup plus à offrir. »
Plusieurs ont également mentionné le manque de solidarité entre notaires comme constituant un problème important. Ainsi, selon Me Marcoux,
Je pense qu’il faut être franc, pis se dire qu’il va falloir travailler énormément pour conserver un notariat vivant et fort, parce que… même les agriculteurs, ils se tiennent ensemble là. Tsé avec toutes les publicités « fort et unis », tout ça. Mais les notaires, c’est 0, 0! C’est tout de la compétition. C’est tout qui mange l’autre. Qui a le plus de clientèle. Pas tous là, mais souvent.
Une piste de solution évoquée consiste ainsi à favoriser la création d’un esprit de corps entre notaires, que ce soit dans un cadre informel ou dans le cadre d’associations comme l’ANO ou l’APNQ. Selon Me Duffault,
La seule solution, c’est que les notaires se tiennent. […] juste de se parler, je pense que ça aiderait. Je pense que si on se parlait, si on se voyait à tous les deux mois pour un dîner, pis qu’il y avait un client de Me B qui m’appelle pis qui me dit heu… ah… tu veux tu m’accoter ça, ou tu veux aller moins cher que Me B… ben je serais […] pas mal plus gêné.e de dire oui, là. Parce que je vais la revoir dans les cocktails.
Enfin, certains participants ont suggéré des mesures plus radicales afin de solutionner les problèmes du notariat. Selon Me Abel,
C’est ben beau que les universités soient gérées comme des business, avoir le plus d’étudiants possibles pis donner le plus de diplômes à tout le monde, mais… tsé, rendu à la fin, c’est plate qu’on se retrouve pas d’emploi, ou dans des conditions vraiment… mauvaises. Fait que… en tous cas, si y’avait une chose à faire, c’est ce que je ferais. C’est de resserrer l’accès […], pis que ça soit difficile de devenir notaire.
Pour Me Marcoux, le rétablissement d’un tarif obligatoire serait une option à considérer : « Idéalement, je serais pour un tarif, au moins minimum, parce que… si la CNQ ou le gouvernement se dit regarde… un tarif normal de notaire c’est ça… ben… ceux qui chargent moins cher là… les gens ils pourraient comprendre que ceux qui chargent moins cher, pourquoi ils chargent moins cher? C’est tu parce qu’ils font pas bien la job? »
2.2 S’adapter
Alors que les stratégies de résistance mettent l’accent sur la nécessité de transformer l’environnement dans lequel les notaires évoluent ou les attitudes envers ceux-ci, les stratégies d’adaptation visent au contraire à faire en sorte que les notaires eux-mêmes changent leurs comportements afin de pouvoir relever les défis auxquels ils sont confrontés.
Dans cette perspective, les difficultés des notaires ne seraient pas dues à la concurrence que leur font les assureurs-titres ou d’autres acteurs, mais plutôt à la dépendance qu’ils entretiendraient envers le marché immobilier. Selon Me Perron, par exemple, le problème réside dans le fait que : « tout le monde se garroche sur la même maudite pointe de tarte! Y’a 3 000 articles dans le C.c.Q., pis tout le monde se concentre sur 150 articles de droit immobilier. Ils s’entretuent, ben oui! Ça n’a pas rapport avec le notariat. »
Une solution consiste donc à limiter sa dépendance envers le droit immobilier en réduisant le temps et les ressources consacrées à ce secteur d’activité. Le développement de nouveaux champs d’activités ou la spécialisation dans un secteur plus profitable comptent parmi les options mentionnées par les répondants. Comme le mentionne Me Laurin, « [L’immobilier,] on s’en est détachés un petit peu, pour pas trop être tributaire ou être victime de la baisse d’achalandage à ce niveau-là. […] On a diminué d’à peu près 30 % notre volume d’affaires, en immobilier, mais on l’a compensé en se diversifiant et en allant chercher d’autres expertises. »
Me Mulcair mentionne également la diversification des activités comme une stratégie gagnante :
Comme on est diversifiés, on n’est pas dépendants du marché immobilier, on a autre chose. Les clients qui reviennent pour les célébrations de mariage, pendant l’été c’est populaire, régler les successions, c’est des beaux mandats à prendre. Le corporatif, agriculture, tout ça, c’est sûr que c’est des choses qui sortent de l’immobilier, mais qui nous amènent quand même une rentrée d’argent. Parce que veut, veut pas, c’est une entreprise.
Plusieurs ont aussi mentionné que le fait de se regrouper constitue un avantage à cet égard, puisqu’il permet d’offrir sous le même toit une variété de services spécialisés. Pour Me Perron, par exemple, « [Le gros avantage du] regroupement? Ben c’est la spécialisation, tout de suite. C’est clair… Tu te regroupes, tu te spécialises. Tu te spécialises, tu deviens expert. Tu deviens expert, tu peux charger ce que tu veux. […] Pis tu développes une réputation. Les gens ne t’appellent plus pour demander comment tu charges. »
Une autre approche consiste plutôt à tenter de rentabiliser les activités liées au droit immobilier en baissant les coûts associés à chaque transaction et/ou le temps qui y est consacré. Comme le souligne Me Marchand,
L’objectif c’est d’être efficace, pis d’être capable d’offrir un service à un coût que le client est capable et prêt à payer, mais combien de temps moi je passe sur un dossier, le client a pas besoin de [le savoir]. Je vends pas au client le nombre d’heures que j’ai passées […] Ça revient à l’organisation. Si t’es pas organisé pour servir X nombre de clients par année, si ta façon de fonctionner est pas automatisée, ben y’a tant d’heures dans une journée. Si tu veux pas travailler soixante-quinze heures par semaine, il faut que tu t’organises un petit peu.
Selon certains, la clé de la rentabilisation d’une pratique en droit immobilier est de déléguer certaines tâches à des non-notaires, qu’il s’agisse d’employés de l’étude ou de sous-traitants. Selon Me Turmel,
L’immobilier, c’est de la gestion de dossiers. En fait, l’examen des titres de propriété, qu’est-ce que t’as besoin de savoir comme notaire? T’as besoin de voir le rapport de recherche. Pas besoin de faire la recherche! Y’a plein de monde, tout le monde est capable de faire une recherche pis mettre les parties pis mettre les choses. Tsé t’as besoin de voir ton rapport de recherche pis faire comme : « Ok, la chaîne est bonne, j’ai pas de mention d’article particulier, mes radiations sont bonnes, tout est fait », tsé c’est comme, ça c’est des démarches juridiques. T’es pas obligé d’être notaire pour faire tout ça. T’es obligé d’être notaire pour apprécier cette information-là.
De même, pour Me Laurin, « L’immobilier, ça demande beaucoup de temps, c’est un rapport qualité/rendement faible. Dans une transaction immobilière, y’a énormément de frais et y’a énormément d’organisations qui gravitent autour de ça, fait que si tu le délègues pas à moindre coût, tu rentres pas dans ton argent. »
Cependant, le passage d’une pratique « traditionnelle » à une forme de pratique plus rentable peut constituer un défi important. En effet, selon plusieurs participants, les notaires sont généralement mal préparés par rapport aux aspects de leur travail qui débordent la pratique du droit au sens strict du terme. Dans bien des cas, ce n’est qu’après leur entrée en pratique que les notaires réalisent que la carrière qu’ils ont choisie exige également des habiletés en gestion d’entreprise et en développement d’affaires. Ainsi, pour Me Turpin, « le monde s’attend à faire du gros cash pis à ce que la clientèle vienne tout seul. Ils ne réalisent pas vraiment que c’est… tsé il faut que t’aies un côté entrepreneur. »
De même, selon Me Meilleur, « Personnellement, à l’école, j’allais en droit, j’allais être avocat.e, notaire, peu importe, j’allais pas être entrepreneur, je voulais pas une business. Mais c’est pas quelque chose qu’on sait quand on commence l’école, en droit, que y’a de fortes chances que tu sois obligé de développer de la clientèle…. »
Une des solutions proposées par Me Bordeleau à cet égard consiste à mettre en place des formations en gestion ou en entrepreneuriat, « pour faire en sorte que les jeunes notaires sachent dans quoi ils s’embarquent quand ils partent à leur compte et qu’ils doivent faire vivre leur bureau justement, si on veut éviter que la seule solution qui s’offre à eux pour rester en vie ce soit de faire du notariat à rabais. »
IV. La nature du notariat en question
Les débats au sein de la profession, y compris ceux tenus en 2017 et en 2020 dans le cadre des élections à la présidence de la Chambre, indiquent que les notaires ne sont pas nécessairement d’accord sur les causes principales des difficultés de la profession et les façons d’y faire face. De même, l’étude réalisée dans la région de l’Outaouais suggère l’existence de différences importantes dans la manière d’envisager l’avenir de la profession par les membres de celles-ci. Ces différents points de vue s’appuient par ailleurs sur des visions très contrastées de l’identité professionnelle des notaires.
1. L’émergence de deux conceptions du notaire
Au fur et à mesure des entretiens, une ligne s’est dessinée entre deux grandes manières de voir le notaire. Selon la première, il est d’abord un individu digne de confiance, proche des gens, intègre et indépendant, qui se soucie de ses clients et s’assure de « bien faire les choses ». Il privilégie une approche personnalisée, dans laquelle il garde le contrôle de toutes les étapes de son travail dans le but de bien protéger et servir ses clients. Cette conception artisanale, qui correspond à l’image traditionnelle du notariat, favorise la pratique solo ou avec un petit nombre d’associés dignes de confiance, exclut la « pratique à volume » et limite les possibilités de déléguer et sous-traiter une partie du travail. Elle inscrit également la relation notaire/client dans une logique différente de la logique marchande, dans laquelle les intérêts du client occupent la première place. Comme le souligne Me Bordeleau, « Souvent, ce qui arrive, c’est que le notaire va dire ben pour moi là, c’est plus important que toi t’aies un testament que moi je fasse de l’argent, fait que je vais baisser mon prix pour te faire un testament quand même, même si t’en veux pas ».
De même, selon Me Duffault, « T’appelles ton notaire, il te répond directement, ça prend pas deux minutes que t’as la ligne, si t’es disponible… Alors que l’avocat, souvent, il va pas répondre à des petites questions juridiques sans facturer. Ils vont dire “viens prendre un rendez-vous” ».
La seconde conception du notariat voit plutôt le notaire comme un entrepreneur, dont la mission est d’offrir à ses clients les services dont ils ont besoin, à un prix qui soit à la fois compétitif sur le marché et rentable pour le notaire. Selon Me Laurin, par exemple, « [Le notariat], c’est une entreprise. Il faut vraiment voir l’étude, que ça soit d’avocats ou de notaires, il faut voir ça comme une entreprise. C’est une business qu’il faut développer comme toutes les autres formes de business. »
Cette perspective implique notamment une attitude différente face à la relation avec le client. Plusieurs participants ont mentionné à cet effet que les notaires auraient intérêt à s’inspirer des pratiques des avocats. Selon Me Turmel, par exemple, « Y’a beaucoup de notaires qui vont te donner des conseils pis ah ben… c’est gratuit. Non non! T’as un loyer à payer, faut que tu charges. Les avocats quand ils font un téléphone, ils écrivent comme bon quinze minutes… On essaye de travailler le plus possible. Si on met plus d’efforts dans un dossier, on charge. »
Elle suppose également une plus grande ouverture à de nouvelles formes d’organisation du travail, dans lesquelles le notaire est responsable de la supervision et du contrôle de la qualité du travail, plutôt que de son exécution. Comme le dit Me Perron, il s’agit pour le notaire de déléguer des tâches à son personnel tout en se réservant « la quintessence de l’acte professionnel. C’est quoi? C’est la rencontre avec le client, le suivi du dossier, pis la résolution des problèmes. »
Une approche entrepreneuriale suppose également un certain délaissement du modèle du notaire généraliste, au profit du développement de pratiques spécialisées, intégrées éventuellement dans un regroupement permettant de tirer le maximum des apports de chacun. L’étude PME Notaires, que certains participants qualifient péjorativement de « machine à saucisses », représente au contraire un modèle à suivre pour les notaires ayant une orientation entrepreneuriale. Ainsi, selon Me Bordeleau, « [PME] on devrait tous les prendre comme exemple, leur dire wow, vous l’avez le côté business, vous êtes capable de développer des affaires et d’aller chercher des clients… moi aussi je veux ça comme modèle d’affaires. »
Les approches traditionnelles et entrepreneuriales de la profession notariale supposent également des visions différentes de la « guerre des prix » et des assureurs-titres. D’un point de vue traditionaliste, les notaires FCT sont blâmables à plus d’un titre. D’une part, leur pratique dénature la fonction même du notaire. Selon Me Cléroux, avec FCT, « tu fais juste signer, tu donnes pas de conseils juridiques, rien, rien, rien; fait que le travail est diminué. C’est quoi le travail de notaire si on donne pas de conseils juridiques, si on n’explique pas un acte d’hypothèque, on ne prend pas le temps de faire des recherches? »
D’autre part, en cédant à l’appât du gain, ils mettent leurs propres intérêts devant ceux de leurs clients et de la profession en général et de la solidarité entre ses membres. Comme l’indique Me Héroux, « [à l’université], les professeurs, parce que c’est des praticiens à la maîtrise, ils nous ont vraiment beaucoup expliqué que ça n’aidera pas personne… “Tenez-vous droit, pliez-vous pas à ça la facilité, l’appât du gain”. Y’en a des notaires qui ont fait beaucoup d’argent avec ça. Faut pas se le cacher là. Ça roule. »
Par contre, sous une approche entrepreneuriale, la compétition axée sur les prix est « un aspect du marché qui est presque normal, comme dans n’importe quelle entreprise » (Me Laurin), et avec lequel les notaires doivent apprendre à composer. Ainsi, pour Me Trudeau, « Dans un libre marché, c’est à toi de faire ton chemin, pis de te débrouiller pour te faire de l’ouvrage. C’est pas en rouspétant pis en chialant contre les autres que tu vas avancer, ça ne donne rien, c’est du temps perdu ça! »
Dans cette perspective « faire du FCT » est une stratégie d’affaires comme une autre. Selon Me Abel, « si le marché de FCT était encore ouvert, s’il n’y avait pas un contrat d’exclusivité avec eux, je pense [que les notaires mécontents] seraient tous d’accord pour les appeler et dire “moi aussi je vais faire du FCT!” Parce que ça ouvre la porte à la clientèle. »
L’attitude négative de plusieurs notaires envers FCT serait ainsi en partie due à la décision de celle-ci de faire affaire avec un petit nombre d’études notariales, plutôt que de répartir les mandats (et les gains à en tirer) parmi l’ensemble des notaires intéressés.
2. Vision émergente ou situation récurrente ?
De façon traditionnelle, le notaire est dépeint comme « un officier public et un conseiller juridique impartial qui rédige des actes authentiques qu’il conserve et communique »Footnote 47, dans les domaines du droit familial, du droit successoral et du droit immobilierFootnote 48. Pourtant, la présence, parmi les notaires, de différentes façons de voir et d’exercer leur profession n’est pas un phénomène nouveau. En effet, l’histoire du notariat indique que, malgré un niveau d’homogénéité relativement élevé dans les conditions d’exercice de ses membres, la profession a toujours été partagée en deux groupes. Le premier de ceux-ci rassemble les tenants d’une approche protectionniste, pour qui les problèmes du notariat sont dus à la sous-estimation de la valeur de leurs services par les clients et au manque de solidarité professionnelle, notamment de la part des « coupeurs de prix ». Ce groupe s’oppose à celui des notaires qui blâment le caractère « routinier » de la pratique de leurs collègues plus conservateurs et mettent l’accent sur la nécessité de faire preuve de créativité et de s’adapter au marché pour les services notariaux. Ainsi, en 1961, on évoquait la nécessité de faire évoluer la pratique par la création de « société[s] de notaires, constituée[s] de spécialistes […] »Footnote 49. En 1969, le rapport canadien produit dans le cadre du congrès international du notariat latin invitait le notaire ayant une « conception artisanale de son travail »Footnote 50 à « davantage intégr[er le] monde des affaires » et à faire preuve d’une « souplesse d’adaptation qui le rendrait plus sensible aux besoins de [la] société »Footnote 51. En 1972, on estimait que les notaires perdaient « énormément de temps à faire des choses routinières, répétitives, inutiles [alors que] ce temps précieux pourrait être consacré à quelque chose de plus intéressant, tel que développer de nouveaux champs d’activité. »Footnote 52 Lors du congrès de la Chambre des notaires de 1977, on soulignait le besoin de spécialisation et de pratique en regroupement afin de mieux servir les entreprises et des institutions.Footnote 53 La dualité de la conception du rôle du notaire était encore évoquée en 1995 alors qu’on opposait les notaires qui se conçoivent comme des « officier[s] public[s] délégataire[s] de l’autorité de l’État » à ceux qui se voient comme des « entrepreneurs »Footnote 54.
Dans cette perspective, l’opposition entre « notaire traditionnel » et « notaire entrepreneurial » qui se dégage de notre enquête peut être vue comme une nouvelle itération des nombreux débats sur la nature et l’avenir du notariat ayant eu lieu au sein de la profession depuis ses débuts. La crise actuelle semble cependant se distinguer des précédentes sur deux aspects principaux. D’une part, elle ne relève pas principalement de la conjoncture économique, mais surtout d’une restructuration profonde du marché des hypothèques immobilières, ce qui laisse à penser qu’elle ne sera probablement pas suivie d’un nouveau « retour à la normale » pour les notaires. D’autre part, elle s’inscrit dans un contexte de transformation plus large du secteur des services professionnels, qui a donné lieu, au cours des trente dernières années, à l’émergence d’organisations recourant à des modes de gestion, des indicateurs de performance et des mécanismes de contrôle typiques des grandes entreprises. Ces transformations ont favorisé l’hybridation de la logique professionnelle traditionnelle avec des logiques bureaucratiques et commerciales autrefois conçues comme incompatibles avec l’éthos professionnelFootnote 55, et l’émergence de nouvelles conceptions du professionnalisme. La diffusion de ces conceptions dans le champ notarial, y compris par l’intermédiaire de structures comme PME et les centres de traitement, pourrait contribuer à ébranler davantage les conceptions traditionnelles de la profession, et ainsi ouvrir la porte à des transformations plus profondes et durables de la profession.
On peut cependant douter de la validité d’une telle hypothèse postulant un alignement « naturel » du notariat sur les conceptions et approches en cours chez les avocats et les autres professionnels. En effet, bien que tous deux conseillers juridiques, le notaire n’a de cesse de se décrire par opposition à l’avocat en insistant notamment sur son statut d’officier publicFootnote 56 et la dimension non contentieuse de sa profession, contrairement à l’« approche très contradictoire du droit » des avocatsFootnote 57. Cette distinction d’avec les avocats semble revêtir une importance cruciale pour les notaires québécois afin d’affirmer leur appartenance historique au notariat latin, une institution pouvant apparaître comme une incongruité dans un univers juridique nord-américainFootnote 58 qui leur offre une protection moindre que celle dont jouissent leurs homologues étrangersFootnote 59. D’autre part, on note que, contrairement à d’autres professions, et malgré les nombreuses propositions visant à permettre la transformation des formes d’exerciceFootnote 60, le notariat québécois reste très largement dominé par la pratique solo ou au sein d’études notariales de petite taille. Bien que les facteurs expliquant les difficultés du notariat à s’affranchir de ces modèles d’exercice demeurent mal connus, on peut penser qu’elles sont liées, au moins en partie, à une conception dominante associant la profession à un mode d’organisation du travail dans lequel le notaire exerce un contrôle direct sur chaque étape du processusFootnote 61, une telle conception constituant une sorte d’obstacle identitaire à l’adoption de nouvelles formes d’organisation du travail. Certains ont ainsi soutenu que, le statut d’officier public du notaire et l’impartialité qui s’y rattache participant de l’identité notariale, la pratique notariale était incompatible avec la multidisciplinarité.Footnote 62 L’adoption du règlement permettant l’exercice en multidisciplinaritéFootnote 63 en 2005 a fait l’objet de certaines discussionsFootnote 64 similaires à celle ayant entouré la question du statut du notaire-salarié.Footnote 65 Si l’existence de tels obstacles identitaires s’avérait, elle soulèverait d’importants doutes sur la capacité effective du notariat de se réinventer.
Conclusion
Les trente dernières années n’ont pas été faciles pour la profession notariale au Québec. L’augmentation de la concurrence sur le marché immobilier résidentiel et la « guerre des prix » entre notaires à laquelle elle a donné lieu ont durement touché une proportion non négligeable des membres de la profession. Alors que l’histoire du notariat québécois a été marquée par une succession de périodes difficiles, la crise actuelle semble se démarquer des épisodes antérieurs. L’arrivée des assureurs-titres sur le marché québécois représente en effet un changement structurel profond, qui remet en question la place du notaire dans le marché immobilier résidentiel, celui-ci représentant encore la principale source de revenus des notaires. En forçant les notaires à mettre fin à leur dépendance historique envers le marché immobilier, la situation actuelle, vécue comme une crise par plusieurs, représente ainsi un point tournant dans l’histoire du notariat québécois.
Alors que certains voient dans la crise actuelle le signe de la fin prochaine du notariat au Québec, celle-ci peut également être considérée comme ouvrant plutôt la porte à la transformation de la profession. De fait, et bien que les notaires de l’Outaouais ne soient pas représentatifs de l’ensemble des notaires du Québec, la présence d’une diversité de points de vue parmi les membres d’un groupe professionnel encore relativement homogène en termes de champs de pratique et de milieux de travail laisse à penser que le notariat traverse actuellement une période de transition. Alors que l’image traditionnelle du notaire comme professionnel et officier public conserve un pouvoir d’attraction significatif, elle est aujourd’hui plus que jamais en concurrence avec une autre conception, plus entrepreneuriale, du notaire comme fournisseur de services dans un marché concurrentiel.
Au vu de ces tensions, deux voies de sortie de crise – non mutuellement exclusives – semblent envisageables pour les notaires québécois. D’une part, on pourrait assister à l’abandon graduel de l’approche traditionnelle en faveur du réalignement général du notariat vers de nouveaux modèles d’affaires. D’autre part, la relative homogénéité actuelle au sein de la profession pourrait laisser place à une segmentation croissante en fonction de différents types de clients et de domaines de droit. Dans tous les cas, les années qui viennent risquent d’être cruciales pour l’avenir du notariat québécois. Dans ce contexte, la réalisation d’une étude à l’échelle du Québec serait utile afin de mieux cerner l’état actuel du notariat, tracer la direction dans laquelle il tend à s’orienter, et identifier des pistes pouvant assurer la pérennité et la viabilité de la profession.