Au Québec, en novembre 2014, près d’une soixantaine d’intervenant·e·s du milieu juridique, dont la ministre de la Justice de l’époque, Stéphanie Vallée, adhéraient à la Déclaration de principe sur la justice participative. Cette Déclaration, échafaudée à l’initiative du Barreau de Montréal, rappelle que « [la] justice participative est une approche, complémentaire à la justice traditionnelle, qui vise à prévenir et à résoudre les conflits. [Elle] mise sur la participation active et responsable du citoyen qui pourra choisir, selon le degré d’implication qu’il souhaite, le ou les moyens à utiliser pour résoudre complètement ou partiellement le conflit »Footnote 1. Dans son rapport intitulé La transformation des rapports humains par la justice participative, la Commission du droit du Canada souligne que la justice participative permettrait aux citoyen·ne·s de déployer leur agentivité en les encourageant à prendre une part active à des décisions les concernant au premier chefFootnote 2. La justice participative favorise par ailleurs le recours à des modes « alternatifs » de prévention et de règlement des conflits afin d’éviter, ou du moins de minimiser, l’intervention du ou de la jugeFootnote 3. En matière civile, les modes privés de prévention et de règlement des conflits sont une figure de proue de la réforme de la procédure civile, entrée en vigueur le 1er janvier 2016Footnote 4.
Ces modes alternatifs de prévention et de règlement des conflits prennent diverses formes et interviennent à différents moments. Ainsi, tel un continuumFootnote 5, il s’agit autant de stratégies visant en amont la prévention des conflits que de moyens visant à mettre un terme à ceux-ci de façon plus ou moins « coopérative »Footnote 6. Depuis le recours à un service de médiation dans l’enceinte ou en marge de l’institution judiciaire jusqu’à la désignation d’un arbitre qui tranchera le conflit survenu entre les parties, les modes alternatifs s’insèrent autant dans la gestion juridictionnelle que non juridictionnelle des conflitsFootnote 7.
La popularité croissante des modes alternatifs de règlement des conflits est inextricablement liée aux enjeux contemporains concernant l’accès à la justiceFootnote 8. Ces modes seraient un antidote aux principaux obstacles à un « système de justice ouvert à tous, abordable et efficace »Footnote 9, soit les coûts et délais déraisonnables découlant du recours aux tribunauxFootnote 10. Certains préconisent le recours à ces modes alternatifs comme « des procédés de justice à l’égal des modes judiciaires » afin d’améliorer l’accès à la justiceFootnote 11.
Le principal narratif autour duquel s’articulent les modes alternatifs de règlement des conflits susceptibles de judiciarisation repose sur le fait que les parties participent volontairement à ceux‑ciFootnote 12. Ce narratif met en scène le ou la justiciable réifié·e en acteur ou actrice rationnel·le disposant des ressources nécessaires pour prendre en amont une décision parfaitement informée et adaptée à sa réalité. Or, comme nous le verrons, la décision des justiciables de s’engager sur la voie d’un mode alternatif découle plutôt de l’atteinte d’un point de rupture par rapport aux coûts humains et financiers que ceux-ci et celles-ci doivent assumer tout au long de leur trajectoire judiciaire (2). Avant de présenter les résultats d’une recherche effectuée au Québec, nous situerons l’émergence de ces modes alternatifs dans les différents domaines du droit faisant l’objet de nos travaux et procéderons à certaines précisions sur le plan terminologique (1).
I. Considérations sémantiques et genèse d’un phénomène protéiforme
L’étude du rapport qu’entretiennent les justiciables avec les modes alternatifs de règlement des conflits impose que l’on s’arrête à certaines considérations sémantiques. Comme nous le verrons, une multiplicité d’expressions et de termes sont mobilisés, lesquels ne renvoient pas nécessairement aux mêmes pratiques (I.1). De plus, il convient de signaler que le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits n’est pas l’apanage de la justice civile : les négociations entre les parties interviennent également en matière administrative et criminelle (I.2).
1. Bref survol terminologique
Le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits oppose généralement la justice traditionnelle, qui suppose l’adjudication par une personne en situation d’autorité par rapport à un·e justiciable, sujet passif, composant avec un système qui le ou la dépasse et le ou la dépossède, à la justice participative, qui suppose une certaine agentivité des parties.
Un survol de la littérature, de la législation et des outils développés par diverses institutions permet de recenser un éventail de termes et d’expressions afin de désigner ces modes alternatifs de règlement des conflitsFootnote 13.
Ainsi, on fera référence à des modes « alternatifs » ou « privés » de règlement des « différends », des « litiges » ou des « conflits »; dans certains cas, on ajoutera une référence à la prévention des litiges et des conflitsFootnote 14. Ces modes alternatifs ou privés de règlement ou de prévention peuvent intervenir en marge de l’institution judiciaire ou dans son enceinte : c’est notamment le cas des conférences de règlement à l’amiable, lesquelles se déroulent sous l’auspice d’un·e magistrat·eFootnote 15, ainsi que de la médiation à l’occasion d’une réclamation à la Division des petites créances de la Cour du QuébecFootnote 16. Les modes alternatifs de règlement des conflits réfèrent également à l’adjudication par la voie de l’arbitrageFootnote 17. On peut aussi référer au processus entrepris par les parties : on évoquera alors que les parties ont entamé des négociations ou encore qu’elles ont participé à une séance de médiation ou de conciliation. Quant à elles, les expressions « règlement », « entente » et « transaction » désignent généralement l’issue de ce processus.
Aux fins de cet article, nous avons privilégié l’expression « modes alternatifs de règlement des conflits ». L’expression « modes alternatifs » fait ici référence aux modes de résolution des conflits permettant d’éviter le recours au juge. Au-delà de la justice civile, le présent article explorera le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits en matière administrative et criminelle. Les modes alternatifs visant la prévention de certains litiges sont écartés du champ du présent article.
2. Le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits : genèse d’une institutionnalisation progressive
Bien que les modes alternatifs de règlement des conflits se présentent de façon polymorphe selon les domaines du droit, les pourparlers et rapports transactionnels entre les parties prédatent leur reconnaissance formelle par les règles de procédure, et ce, que l’on soit en matière civile (I.2.1), administrative (I.2.2) ou criminelle (I.2.3).
2.1 Matière civile
Au Québec, c’est en droit de la famille que l’on retrouve les premières traces d’une institutionnalisation des modes alternatifs de règlement des conflits. En effet, au Québec, bien avant l’entrée en vigueur de la réforme de la procédure civile, le 1er janvier 2016, obligeant désormais les parties à considérer le règlement à l’amiable de leur conflit avant de s’adresser aux tribunauxFootnote 18, les premières démarches visant à généraliser le recours à la médiation familiale débutent dès les années 1970Footnote 19. Devant l’augmentation du nombre de ruptures conjugales au Québec, un comité de travail fut chargé en 1978 de réfléchir à la mise en place d’un service de médiation familialeFootnote 20. Un projet pilote émergea de ces travaux : le Service de conciliation à la famille de la Cour supérieure du Québec fut mis sur pied au début des années 1980 dans le district de MontréalFootnote 21.
Parallèlement, la médiation privée se développa dans plusieurs villes de la provinceFootnote 22. La Loi sur le divorce, modifiée en 1985, imposait pour sa part à l’avocat·e « de discuter avec son client de l’opportunité de négocier les points qui peuvent faire l’objet d’une ordonnance alimentaire ou d’une ordonnance de garde, et de le renseigner sur les services de médiation qu’il connaît et qui sont susceptibles d’aider les époux dans cette négociation »Footnote 23. En 1997, la Loi instituant au Code de procédure civile la médiation préalable en matière familiale et modifiant d’autres dispositions de ce code imposait aux parties de participer à une séance d’information gratuite sur la médiation en cas de demande contestée portant sur la garde des enfants, les aliments ou le partage des biensFootnote 24. Le recours à la médiation familiale demeurait quant à lui volontaire, mais, afin de favoriser le recours à ce processus, le coût des six premières séances de médiation était défrayé par l’ÉtatFootnote 25. Depuis 2012, ce sont 5 heures de médiation gratuites qui sont allouées dans le cadre d’une séparation parentale, auxquelles peuvent ultérieurement s’ajouter deux heures et demie afin de réviser un jugement ou une ententeFootnote 26. La mise en place d’un système subventionné a assurément contribué à l’utilisation de ce service juridique par les parents suite à une séparation. Selon les statistiques produites par le ministère de la Justice, près de 84 % des couples avec enfants qui ont utilisé la médiation familiale au cours de l’année 2017 sont parvenus à une ententeFootnote 27.
2.2 Matière administrative
Qu’en est-il en matière administrative, c’est-à-dire lorsqu’un litige oppose l’État et une personne, physique ou moraleFootnote 28 ? Les organismes administratifs et les tribunaux quasi judiciaires ont été conçus afin de pallier le formalisme des institutions judiciairesFootnote 29. Or, au fil du temps, un certain rapprochement s’est opéré entre la justice administrative et le modèle contradictoire ayant cours devant les tribunaux judiciaires. Le caractère simple et souple censé caractériser la justice administrative cède de plus en plus le pas à une justice fortement procéduraliséeFootnote 30. Dès 1991, le rapport du Groupe de travail sur l’accessibilité à la justice liait le recours aux modes alternatifs à un meilleur « accès à la justice », notamment en matière de droit administratifFootnote 31. Ses auteurs soulignaient alors que « la justice administrative privilégiée par l’État québécois pour contrer les effets de la sur‑judiciarisation de la justice traditionnelle s’était à son tour sur-judiciarisée » et que la justice administrative était devenue « trop complexe, trop longue et trop coûteuse »Footnote 32. Il convenait donc, selon ces auteurs, d’envisager des voies alternatives au traitement de ces litiges.
Si le recours à des modes alternatifs de règlement des conflits en matière administrative peut être exploré à l’aune de différents litiges relevant de ce contentieux, l’institutionnalisation de ces mécanismes dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles Footnote 33 (ci‑après « LATMP ») nous semble constituer un terreau fertile pour saisir de quelle façon les modes alternatifs ont rapidement frayé leur chemin en matière administrative. Cette loi pose les jalons en matière de reconnaissance et de réparation des lésions professionnelles. Sur le plan administratif, cette mise en œuvre fait intervenir au premier chef la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci‑après « CNESST »). Une décision rendue par la CNESST pourra être contestée par le travailleur ou la travailleuse ou son employeur devant un tribunal quasi judiciaire, le Tribunal administratif du travail (ci‑après « TAT »).
La LATMP prévoit, depuis son entrée en vigueur en 1985, que les parties peuvent parvenir à une ententeFootnote 34, laquelle devrait être entérinée par le TAT. Qu’en est-il toutefois de ce mécanisme d’entérinement des transactions qui offre, rappelons-le, certaines garanties dans le cadre de la mise en œuvre d’une loi d’ordre public? Depuis 1998, le nombre d’ententes entérinées stagne, alors que le nombre de désistements a fait un bon statistique fulgurant. Or, il semble qu’un nombre important de ces désistements découle d’un accord intervenu entre les parties, mais non entériné par le tribunalFootnote 35. Plusieurs critiques peuvent être formulées au sujet de ces transactionsFootnote 36 : l’une des plus importantes concerne les répercussions d’une telle entente sur les droits futurs de la personne accidentée ou maladeFootnote 37. Ainsi, une entente pourrait survenir en vertu de laquelle un montant forfaitaire est octroyé en contrepartie de l’abandon de la réclamation, renversant de ce fait la reconnaissance de la nature professionnelle d’une lésion. Une telle entente aura cependant pour effet d’empêcher dans le futur toute reconnaissance, et donc toute indemnisation, en cas de rechute, de récidive ou d’aggravation de la condition.
2.3 Matière criminelle
En matière criminelle, le mode alternatif de règlement des conflits se présente différemment. Avant d’être jugée, toute personne accusée est appelée à répondre à l’accusation en reconnaissant ou en niant sa culpabilité. Pour enregistrer le plaidoyer de culpabilité, le ou la juge doit s’assurer de sa validitéFootnote 38. Pour être valide, le plaidoyer doit être « volontaire, sans équivoque et informé »Footnote 39. Très souvent, ce plaidoyer de culpabilité est fait à la suite d’une entente (que l’on nomme aussi « suggestion commune » ou « recommandation conjointe ») avec le ou la procureur·e responsable de la poursuite. En matière criminelle, le « plea bargaining » ou l’« entente sur le plaidoyer » est loin d’être un phénomène nouveauFootnote 40. En 1989, la Commission de réforme du droit du Canada définissait l’entente sur le plaidoyer comme « toute entente suivant laquelle l’accusé accepte de plaider coupable, le poursuivant s’engageant en échange à adopter ou à ne pas adopter une ligne de conduite donnée »Footnote 41 . En 1987, la Commission canadienne sur la détermination de la peine soulignait que la « négociation » pouvait intervenir quant à trois aspects, soit les accusations, la peine et les faits en causeFootnote 42. Dans les faits, les négociations portent le plus souvent sur la peineFootnote 43.
Ainsi, certains dossiers « se règlent » également en matière criminelle. Ces négociations se soldent généralement par une entente présentée à un·e juge qui l’entérinera sauf si le critère de l’intérêt public n’est pas satisfaitFootnote 44. Il n’existe pas de mécanisme structuré et réglementé encadrant ces négociationsFootnote 45 bien qu’elles soient très fréquentes. On estime au Québec que près de 95 % des condamnations criminelles sont issues d’un plaidoyer de culpabilité de la personne accusée, ce qui évite la tenue d’un procèsFootnote 46.
Les ententes sur le plaidoyer soulèvent différentes critiquesFootnote 47. Certaines personnes évoquent les enjeux de transparence auxquels donne lieu la pratique des négociations, celles‑ci se déroulant à huis closFootnote 48. D’autres estiment que certaines règles d’équité procédurale sont parfois bafouées sans que de tels comportements ne soient sanctionnés par les tribunauxFootnote 49. Finalement, en plus de générer des disparités entre les peines négociées et non négociéesFootnote 50, les différentes pratiques de négociations ont pour effet de créer de la disparité entre les peines.
En dépit de ces critiques, cette pratique est loin de s’estomper. Au Québec, la Cour du Québec, la Cour supérieure et la Cour d’appel offrent un service de conférence de facilitation en matières pénale et criminelleFootnote 51. La conférence de facilitation en matières pénale et criminelle est un processus « qui favorise le cheminement du dossier dans lequel il est appliqué en facilitant la recherche de la solution judiciaire qui convient le mieux aux parties impliquées »Footnote 52. Une telle conférence peut être demandée par les deux parties de façon conjointe à n’importe quelle étape du processus judiciaire, « mais préférablement avant le début du procès »Footnote 53. La conférence se déroule à huis clos, « suivant des règles souples de nature à favoriser l’accord des parties sur les points en litige »Footnote 54. Un·e juge pourra agir comme facilitateur·trice et, à ce titre, présider la conférence de facilitation.
Dans le but d’encadrer cette pratique et de diminuer le délai avant l’enregistrement du plaidoyer de culpabilité, le Programme de l’offre de règlement rapide a été mis sur piedFootnote 55. L’objectif explicite poursuivi est double : « en plus de favoriser dès le départ le dialogue entre les parties, l’offre de règlement rapide diminue le nombre d’audiences requises par dossier, et ce, dans le respect du droit applicable »Footnote 56. Sur ce document, le ou la procureur·e consigne « la meilleure offre de peine » et l’accusé·e aura alors 120 jours pour prendre une décisionFootnote 57.
Ce portrait du recours, conçu comme volontaire, aux modes alternatifs de règlement des conflits en matières familiale, administrative et criminelle nous conduit à explorer l’influence des coûts humains et financiers avec lesquels les justiciables composent quand ils et elles font appel à ces mécanismes.
II. Les coûts de la justice et le recours aux modes alternatifs de règlement des conflits : l’importance du « point de rupture »
Quelles sont les raisons qui motivent les justiciables cheminant dans un dossier ayant été judiciarisé à s’engager sur la voie d’un mode alternatif afin de mettre un terme au processus? Les résultats d’une recherche empirique portant sur les coûts qu’assument les justiciables tout au long de leur trajectoire judiciaire révèlent que ces coûts ne sont pas sans effet sur les raisons les motivant de s’engager sur cette voie.
L’objectif général de la recherche est de mettre en lumière les effets de ces coûts sur les décisions que les justiciables prennent tout au long de leur trajectoire dans le système de justice, ainsi que sur leur perception du droit et de la justice. Les résultats ci-présentés sont issus d’une collecte de données auprès d’acteurs et actrices clés et de justiciables cheminant dans des dossiers en matières familiale, criminelle et administrativeFootnote 58. Entre les mois de mai 2018 et mai 2019, nous avons conduit 24 entretiens semi-dirigés individuels ou de groupe avec des avocates, des juges ainsi qu’avec des personnes représentantes d’organismes de défense individuelle et collective de droits agissant auprès de justiciables dans des dossiers en matières familiale, criminelle et administrativeFootnote 59; au total, nous avons ainsi rencontré trente-six informateurs et informatrices clés. Le recrutement des acteurs et actrices clés s’est fait par la méthode « boule de neige » . Ces acteurs et actrices clés ont été rencontré·e·s à une seule reprise.
Entre les mois de septembre 2018 et février 2022, nous avons réalisé quatre-vingts (80) entretiens avec des justiciables dans les trois mêmes domaines de droit; certaines personnes ont été rencontrées à deux reprises, soit en début et en fin de processus. Nous avons rencontré soixante-neuf (69) justiciables. Parmi ceux-ci et celles-ci, quinze (15) étaient représenté·e·s par une avocate de l’aide juridique; trente‑quatre (34) étaient représenté·e·s par une avocate de pratique privée; et neuf (9) étaient représenté·e·s par une avocate de pratique privée, mais grâce à un mandat d’aide juridique. Dix (10) justiciables n’étaient pas représenté·e·s et, dans un seul cas, l’information n’a pu être obtenue avec certitude. Le recrutement des justiciables s’est fait par le biais de partenariats avec des cabinets d’avocat·e·s qui acceptaient de discuter du projet de recherche avec leurs clients ou encore grâce à des organismes de défense des droits. Le seul critère d’inclusion était d’être engagé dans un litige judiciarisé dans l’un des trois domaines de droit à l’étude. Toutes les personnes rencontrées se sont donc portées volontaires pour participer à l’étude, souhaitant verbaliser l’expérience qu’elles étaient en train de vivre ou qu’elles avaient vécue. Ces entrevues ont permis de mieux comprendre la nature des coûts avec lesquels les justiciables doivent composer et l’incidence de ces derniers sur leur trajectoire dans le système de justice. Lors de la réalisation des verbatims, les personnes répondantes se voyaient attribuer un code alphanumérique, et tous les noms de personnes, de compagnies, de villes, de régions étaient anonymisés afin de préserver leur anonymatFootnote 60. Les deux formes d’analyse de contenu identifiées par Blanchet et GotmanFootnote 61 ont donc été utilisées, soit l’analyse par entretien et l’analyse thématique. L’analyse des données s’est faite au moyen du logiciel NVivo.
La référence aux « coûts » est délibérée et renvoie implicitement à la nature transactionnelle des activités de justice. Il s’agit ici de faire état des ressources que le ou la justiciable engage tout au long de sa trajectoire dans le système de justice. L’auteur Martin Gramatikov a proposé un important travail de conceptualisation et de catégorisation des coûts individuels de la justiceFootnote 62. Selon cet auteur, les coûts individuels de la justice se répartissent en deux méta catégories, soit les coûts financiers et les coûts humains.
La catégorie des coûts financiers est constituée des coûts tangibles et d’opportunité. Les coûts tangibles (ou « out-of-pocket costs »Footnote 63) sont facilement quantifiables puisqu’ils se rapportent aux frais encourus par les justiciables tout au long de la trajectoire judiciaire. Ces coûts concernent principalement les honoraires professionnels d’avocat·e·s et de notaires, les indemnités payables aux témoinsFootnote 64, les frais liés à l’obtention d’expertise, les frais et honoraires prévus au Tarif d’honoraires des huissiers de justice Footnote 65 et les dépenses relatives aux déplacements afin de se rendre, par exemple, au Palais de justiceFootnote 66. En matière civile, la question des coûts financiers de la justice impose que l’on prenne également en compte les « frais de justice »Footnote 67, lesquels sont généralement payés par la partie ayant perdu à la partie qui a eu gain de causeFootnote 68. S’ajoutent à ceux‑ci des coûts, dits d’opportunité, reliés au temps alloué aux démarches judiciairesFootnote 69. Il s’agit, par exemple, du temps consacré à la préparation et la participation à celles-ci et pendant lequel les justiciables ne pourront pas travailler et seront incidemment privés de rémunération.
Les coûts humains découlent des émotions négatives, du stress et des dommages aux relations que peut entrainer l’expérience judiciaire, lesquels peuvent avoir un impact préjudiciable sur la santé physique et mentale des justiciablesFootnote 70. N’étant ni statiques ni isolés les uns des autres, les coûts humains et financiers doivent être étudiés de manière dynamique et interreliée.
Nos résultats de recherche suggèrent que les coûts de la justice, que ceux‑ci soient subis ou anticipés, sont au cœur de la décision de s’engager sur la voie d’un mode alternatif, et ce, peu importe la nature du litige. Nous commencerons par présenter un bref portrait des coûts avec lesquels les justiciables cheminant dans des dossiers judiciarisés en matière familiale, administrative et criminelle sont susceptibles de composer (II.1). Comme nous le verrons, à différents moments clés, les justiciables font état de l’atteinte d’un point de rupture quant aux coûts subis ou anticipés de la justice. L’atteinte de ce point de rupture constituera la motivation principale de ces personnes pour s’engager sur la voie d’un mode alternatif (II.2).
1. Typologie des coûts individuels en matière familiale, administrative et criminelle
Que l’on soit en matière familiale, administrative ou criminelle, il semble que les coûts associés à la représentation par un·e professionnel·le du droit soient un obstacle de taille pour plusieurs justiciables n’ayant pas accès à l’aide juridiqueFootnote 71. Depuis le 1er mai 2023, une personne seule qui gagne un revenu annuel maximal de 27 775 $ aura accès sans frais à un·e avocat·e. Certaines personnes dont le revenu annuel dépasse ce seuil peuvent néanmoins avoir accès à l’aide juridique suivant le volet contributif. Ce volet contributif permet à une personne admissible de bénéficier des services juridiques moyennant une contribution financière, qui s’échelonne, conformément à un barème préétabli, par tranches de 100 $ jusqu’à un maximum de 800 $Footnote 72. Ce volet permet ainsi de connaître à l’avance la somme des coûts reliés aux besoins juridiques. Cette contribution doit être versée dans les quinze jours de la délivrance de l’attestation d’admissibilité, mais il peut y avoir un étalement des versements pour une période maximale de six mois après la conclusion d’une entente avec le directeur général ou la directrice générale du centre communautaire juridique.
Le système d’aide juridique est basé sur un modèle mixte public-privé. D’une part, certain·e·s justiciables admissibles à l’aide juridique peuvent recourir aux services d’un·e avocat·e employé·e par la Commission des services juridiquesFootnote 73. D’autre part, les justiciables qui en feront la demande se verront délivrer des mandats d’aide juridique qui leur permettront d’être représenté·e·s par l’avocate ou l’avocat de pratique privée de leur choix. Contrairement au modèle traditionnel de facturation en fonction d’un tarif horaire, la rémunération des avocat·e·s de pratique privée qui acceptent des mandats d’aide juridique est déterminée par les tarifs d’aide juridique basés sur une tarification forfaitaire. Comme le souligne le Guide d’organisation du travail et de facturation pour les avocats et avocates de pratique privée acceptant les mandats d’aide juridique, selon la nature du dossier, un montant forfaitaire peut être associé à un seul acte, comme la présentation d’une demande de prolongation, ou alors inclure toutes les étapes nécessaires pour remplir le mandat, comme l’ouverture du dossier, la recherche, les rencontres avec le ou la client·e, la rédaction des procédures judiciaires ainsi que la présence de l’avocat·e lors de l’audienceFootnote 74.
Nos résultats révèlent également que les personnes accusées peuvent éprouver des difficultés à trouver un·e avocat·e en pratique privée qui accepte de mobiliser certains moyens de défense, dont ceux fondés sur la Charte canadienne des droits et libertés Footnote 75. En effet, ces moyens de défense exigent souvent de longues heures de préparation. Pour les personnes accusées qui ne sont pas admissibles à l’aide juridique, un tel recours peut s’avérer trop couteux. Comme le souligne une personne répondante, « souvent les requêtes sur la Charte, mes clients ne peuvent pas se les payer et c’est plate parce qu’il y a des violations [commises] par l’État, leurs droits ont été violés et ils ne sont pas capables de le faire valoir »Footnote 76. Pour les personnes admissibles à l’aide juridique, certaines répondantes soulignent que les montants prévus au tarif de l’aide juridique en pareille matière sont si basFootnote 77 que les avocates et avocats de pratique privée risquent de refuser ces mandats.
Les coûts liés à l’obtention d’une expertise seront également, dans certains cas, un important obstacle. Que l’on soit en matière familiale, criminelle ou administrative, certains dossiers exigent le dépôt d’un rapport d’expert·e. Les personnes admissibles à l’aide juridique n’ont aucuns frais à débourser en ce qui concerne les expertises. Par contre, il semble que les sommes exigées par les expert·e·s aillent régulièrement au-delà des montants remboursés par le tarif de l’aide juridiqueFootnote 78. Ainsi, une certaine pratique semble s’être développée en vertu de laquelle des travailleur·euse·s payent « la différence » entre ce que l’expert·e demande et ce que l’aide juridique rembourse. Or, cela est contraire aux règles en vigueurFootnote 79.
Pour les personnes qui ne sont pas admissibles à l’aide juridique, les praticiennes rencontrées ont indiqué que les honoraires et autres frais de justice constituent l’obstacle principal pour les justiciables. Les données d’une récente enquête révèlent que 76,7 % des personnes répondantes estiment qu’elles ne pourraient pas payer plus de 100 $ par heure pour les services d’un·e avocat·eFootnote 80. Pour 50 % des personnes répondantes, ces tarifs devraient s’établir à moins de 75 $ par heure et à moins de $50 pour 41,5 % d’entre elles. Il est également intéressant de noter que la tranche de taux horaire médian paraissant acceptable est plus élevée chez les hommes que chez les femmes : pour les hommes, elle se situe entre 201 $ et 250 $ par heure et pour les femmes, entre 101 $ et 150 $Footnote 81. À l’instar d’autres études, nos résultats de recherche suggèrent que la facturation au taux horaire engendrerait chez les justiciables une grande incertitude, ceux‑ci pouvant difficilement évaluer le coût de la représentationFootnote 82. Selon certaines recherches, les coûts liés aux honoraires des professionnel·le·s du droit pour les justiciables de la classe moyenne expliquent directement l’augmentation du nombre de justiciables non représenté·e·s devant les tribunaux canadiensFootnote 83.
Nos résultats révèlent que les praticien·ne·s déploient différentes pratiques afin de pallier les difficultés financières auxquelles font face les justiciables. Certain·e·s moduleront les services offerts en fonction de la capacité de payer des justiciables alors que d’autres établiront des modalités de paiement individualisées. Plusieurs praticiens et praticiennes de pratique privée estiment faire du « pro bono » dans plusieurs de leurs dossiers, assumant, de facto, une partie des coûts inhérents au processus judiciaire.
Enfin, les autres coûts tangibles auxquels les justiciables sont susceptibles de faire face sont ceux liés aux déplacements. En région éloignée, les justiciables peuvent avoir à parcourir d’importantes distances pour se faire entendre, notamment en matière familiale, puisque les procédures se déroulent nécessairement dans l’enceinte d’un Palais de justice. En matière criminelle, étant donné que les accusations déposées contre une personne le sont sur le lieu où l’infraction présumée a été commise, il arrive que les personnes accusées doivent se déplacer afin de se rendre dans le district judiciaire dans lequel se déroulent les procédures judiciairesFootnote 84.
Les coûts humains associés au processus judiciaire sont également de nature protéiforme. Les résultats de notre recherche révèlent que le processus est une importante source de stress qui devient parfois un obstacle majeur, voire insurmontable. Le fait que le processus en lui‑même soit susceptible de porter atteinte ou d’envenimer la relation entre les parties semble également préoccuper. Les propos rapportés en entrevue évoquent les appréhensions d’une expérience que l’on perçoit comme essentiellement belliqueuse, certains justiciables ne souhaitant pas « ouvrir la guerre »Footnote 85, « aller se déchirer devant le juge »Footnote 86, pour un procès qui « laisse[ra] des cicatrices »Footnote 87. Le sentiment d’être incapable « de passer à autre chose » tant et aussi longtemps que le processus est en cours semble également constituer un coût humain important, certain·e·s justiciables estimant que leur vie « est sur le “hold” en attendant la fin de tout ça »Footnote 88. Dans certains cas, le lieu physique qu’est le Palais de justice constitue en soi une source de stress. Finalement, le fait que le litige soit tranché par un tiers semble également être une source de méfiance pour les justiciables. En matière criminelle, plusieurs justiciables craignent d’être pénalisé·e·s s’ils et elles ne font pas « preuve de bonne foi » en plaidant coupableFootnote 89.
Plusieurs personnes accidentées ou malades du travail composeront avec un stress financier important, notamment lorsque l’objet même de la contestation judiciarisée devant le Tribunal administratif du travail est l’accès à des indemnités de remplacement du revenu. Le potentiel effet négatif sur la santé psychologique des « tracasseries administratives » découlant du processus de contestation a été discuté dans la jurisprudence des tribunaux administratifsFootnote 90. Sauf exceptionFootnote 91, les juges administratif·ve·s qui sont confronté·e·s à des réclamations s’articulant autour des effets de ces tracasseries sont généralement porté·e·s à distinguer « entre un problème de santé mentale attribuable à la lésion professionnelle et à ses conséquences, qui constituerait une lésion professionnelle pouvant donner droit à l’indemnisation, et un problème de santé mentale attribuable au processus d’indemnisation, problème considéré comme la conséquence de “tracasseries administratives” et ne pouvant donner lieu à l’indemnisation »Footnote 92. Pourtant, d’aucuns prétendent que les effets néfastes liés au processus de contestation pourraient également donner droit à une indemnisation en vertu du régimeFootnote 93.
2. Les coûts individuels de la justice et les modes alternatifs : la modélisation d’un point de rupture
L’étude empirique des coûts de la justice et de leurs effets permet de réinterroger, à différentes étapes du processus, l’incidence de ceux‑ci sur les stratégies déployées par les justiciables.
Nos résultats de recherche révèlent que certain·e·s justiciables choisiront de s’engager sur la voie d’un règlement négocié lors de l’atteinte d’un certain point de rupture, lequel se manifestera à deux moments clés : dans une perspective d’anticipation des coûts associés au processus ou, encore, après avoir effectivement encouru certains coûts.
L’anticipation de certains coûts incitera des justiciables à vouloir mettre un terme au processus qui ne fait souvent que s’amorcer. L’anticipation des coûts financiers liés au procès, dont ceux afférents à la préparation du dossier et à la tenue de l’enquête et de l’audition, motive parfois cette décision. Une justiciable s’est exprimée ainsi à ce sujet : « Elle [son avocate] m’a dit que tu sais, si on va au tribunal et qu’on y est physiquement, c’est 1500 $ par jour. Alors quand j’ai vu ce montant, j’ai perdu mon souffle. Et j’ai envisagé de ne plus poursuivre »Footnote 94. Plusieurs justiciables semblent également évaluer, en amont, les répercussions de la poursuite du processus sur le plan professionnel. Ainsi, certain·e·s justiciables souhaiteront régler leur dossier afin d’éviter des coûts d’opportunité se rapportant notamment au manque à gagner salarial.
Les personnes accidentées ou malades du travail cheminant dans un dossier judiciarisé devant le Tribunal administratif du travail ont également reconnu être inquiètes à l’idée de ne pas pouvoir assumer les coûts liés à l’obtention de l’expertise médicale. L’avenue d’un règlement négocié pourra alors être proposée par leur représentant·e. Il n’en demeure pas moins que l’obtention d’un règlement relativement satisfaisant imposera que le dossier soit « prêt », voire que la partie plaignante ait « constitué sa preuve », ce qui exige donc souvent de procéder aux expertises médicales lorsqu’elles sont requises pour le dossier. Or, il semble que des personnes feront le choix d’entamer une démarche de conciliation sans avoir obtenu une expertise au préalable, compromettant un certain « rapport de force »Footnote 95.
Les coûts humains avec lesquels les justiciables composent inciteraient plusieurs à « négocier » l’issue de leur dossier. Il semble que l’idée même du procès, de façon générale, « terrorise » plusieurs personnes, lesquelles se sentent intimidées par l’idée de devoir témoigner. Il semble également que la crainte que le processus ne détériore des relations interpersonnelles soit également un facteur qui motivera le choix de négocier un règlement assez tôt dans le processus, voire de plaider coupable en matière criminelle. Ainsi, certaines personnes éviteront d’invoquer un moyen de défense à leur disposition afin de ne pas prolonger le processus. Cela semble particulièrement vrai lorsque la personne accusée souhaite préserver les liens l’unissant à la personne plaignante. Voici comment une répondante résume cet état :
Des gens qui me disent « c’est mon ex et je l’aime encore » ou « j’ai beaucoup de respect pour elle je suis convaincu que ce qu’elle raconte n’est pas arrivé, mais je ne veux pas que tu la contre-interroges » […], ça aussi on le voit. […] On leur dit, « attends, je veux me battre un peu plus dans ton dossier » et c’est eux qui nous disent « non, non ». Pour des raisons qui ne sont pas financières, mais pour un coût humain qu’eux entrevoient pour eux ou pour quelqu’un d’autre, ils vont nous demander de plaider coupable.Footnote 96
D’autres chercheront une mesure de rechange à la judiciarisation du litige en cours de processus. Si le fait d’être fortement « engagées » dans le processus peut conduire certaines personnes à vouloir « se rendre au fond »Footnote 97, d’autres seront incitées, faute de ressources, à régler le dossier autrement qu’en poursuivant la voie de la judiciarisation du conflit. Que ce soit en matière familiale, administrative ou criminelle, l’incapacité de payer des justiciables incite plusieurs d’entre elles et eux à mandater leur représentant·e à trouver une solution négociée, voire à plaider coupable.
Sur le plan des coûts humains, nos résultats de recherche indiquent que plusieurs souhaitent « passer à autre chose » dans un contexte où leur vie semble « être mise sur pause » pendant un processus judiciaire qui perdure dans le temps. En matières administrative et criminelle, les acteurs et actrices clés rencontré·e·s ont identifié le stress généré par le processus comme étant la raison première motivant les justiciables à vouloir régler un dossier. Il semble même que, pour certaines personnes, « avant d’être une question [d’argent], ça va être une question de stress. De vouloir mettre ça derrière eux »Footnote 98. Pour plusieurs, il semble préférable de mettre « rapidement fin à l’hémorragie » plutôt que de naviguer dans un processus qui semble constituer « une montagne insurmontable »Footnote 99.
En définitive, le point de rupture survient parfois de façon prospective, dans l’anticipation de coûts humains ou financiers. Dans d’autres cas, le point de rupture survient lorsque la personne n’est plus en mesure d’assumer les coûts liés au processus judiciarisé. Il semble que lorsqu’un tel point de rupture est atteint, la voie du règlement soit aussitôt envisagée, et ce, peu importe l’avis de celles et ceux qui représentent les intérêts des justiciables. Certaines répondantes pratiquant en matière familiale et criminelle ont reconnu faire face à un règlement qu’elles estimaient « inéquitable », mais accepté par leur client·e qui souhaitait « arrêter cette chicane-là ». Même lorsque les justiciables se font déconseiller cette option par leur avocate, certaines personnes préconisent une telle avenue, et ce dans un objectif très clair de réduire les coûts, humains ou financiers liés à une procédure litigieuse. Une avocate rencontrée estime d’ailleurs que les délais en vertu desquels les personnes accusées doivent signifier leur volonté d’enregistrer un plaidoyer constituent une forme de « pression indue ». Ces pratiques soulèvent certes des questions sur le plan déontologique et certaines avocates rencontrées choisissent de cesser d’occuper ou encore, de faire signer une décharge dans laquelle leurs client·e·s confirment avoir été conseillé·e·s de refuser l’offre proposée.
Conclusion
Les modes alternatifs de règlement des conflits, en tant que système de régulation sociale, sont aussi sinon plus anciens que le système juridictionnelFootnote 100. À certains égards, ces modes alternatifs sont un moyen de remédier aux limites des modes d’adjudication traditionnels, notamment « leur incapacité à répondre dans certaines circonstances à une démocratisation des processus du droit »Footnote 101.
Au cours des dernières années, les modes alternatifs de règlement des conflits ont été fortement institutionnalisés. Cette institutionnalisation répond essentiellement à des impératifs d’efficacité et d’économies, les modes alternatifs étant perçus comme une façon de réduire les délais et les coûts de la justiceFootnote 102. À cet égard, le Plan stratégique 2019-2023 du ministère de la Justice établit comme enjeu stratégique l’accès à la justice en soutenant le déploiement de modes alternatifsFootnote 103.
Notre recherche nous a permis de constater que, dans plusieurs cas, la décision de recourir à un mode alternatif de règlement des conflits est prise à la suite de l’atteinte d’un point de rupture par rapport aux coûts humains et financiers inhérents au processus judiciaire. Pour plusieurs justiciables, le recours aux modes alternatifs de règlement constitue donc un choix contraint et un moyen d’éviter d’être plongé·e·s dans un univers inconnu dont ils et elles saisissent difficilement les tenants et les aboutissants. Les modes alternatifs sont donc susceptibles de perpétuer des inégalités d’accès à la justice, et non l’inverseFootnote 104.
Malgré l’institutionnalisation croissante des modes alternatifs, certaines questions demeurent. Comment agit-on afin de rendre le droit et ses institutions, dont les tribunaux, plus agiles et plus accessibles, tant sur le plan du droit substantif que du recours aux instances assurant sa mise en œuvre? Compte tenu de l’importance grandissante que prennent les modes alternatifs de règlement des conflits dans l’offre de services juridiques par l’État, il semble également pressant de s’interroger sur les formes de participation qu’ils permettent réellement, ainsi que sur les outils et les ressources dont disposent les justiciables lorsqu’ils et elles s’engagent dans un tel processus. Comme le soulignait Owen Fiss, en 1984, le choix de recourir à un mode alternatif peut engendrer un déséquilibre de pouvoir entre les parties, ce qui conduira, en bout de piste, à un résultat favorable à celui ou celle qui dispose du plus de ressources pour financer le litigeFootnote 105. En somme, la conception actuelle de l’accès à la justice mise de l’avant par les gestionnaires du système de justice n’aborde pas suffisamment les questions structurelles de « marchandisation de la justice ». Au contraire, l’accès à la justice se conceptualise comme découlant d’un choix individuel, en imposant aux justiciables de choisir une voie de règlement plutôt qu’une autreFootnote 106. Or, dans bien des cas, ce choix est manifestement contraint.
Il n’en demeure pas moins que d’autres changements sont à prévoir. En 2020, le Groupe de travail de l’Association du Barreau canadien sur les enjeux juridiques liés à la COVID-19 a été chargé d’évaluer, pour l’immédiat et l’avenir, les problèmes de prestation des services juridiques résultant de la pandémie de COVID-19Footnote 107. Dans son rapport, le Groupe de travail fait état du recours aux mécanismes de règlement des différends en ligne, lesquels font appel à des processus et moyens technologiques nouveaux, dont des plateformes numériques, afin de faciliter et d’accélérer le règlement des litiges « avec l’objectif général de réduire au minimum le besoin de surveillance judiciaire »Footnote 108. Or, ces mécanismes ne sont pas une panacée. Comme le souligne le Groupe de travail, certains domaines du droit se prêtent plus difficilement aux mécanismes de règlement des différends en ligne. Ces pratiques, qui ne sont pas nouvellesFootnote 109, devront être encadrées et, surtout, mieux étudiées afin de comprendre leurs implications, en mettant au cœur de l’analyse l’expérience de différents groupes de justiciables.