Au cours de la première décennie des années 2000, plusieurs auteurs considéraient que l’interculturalisme québécois était un modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse qui serait différent du multiculturalisme à la canadienne et ferait l’objet d’un large consensus au sein de la population québécoiseFootnote 1. En peu de mots comme en cent, nous aurons l’occasion d’y revenir : ce modèle distinct se situerait à mi-chemin entre le modèle individualiste du multiculturalisme et le modèle français du républicanisme plus aveugle aux différences individuelles.
Pour autant, celles et ceux qui adhéraient à cette prémisse devaient aussi admettre que le modèle d’interculturalisme n’a jamais pu produire d’effets concrets sur le territoire québécois puisque : 1) c’est à travers l’interprétation des textes supralégislatifs sur les droits et libertés fondamentaux de la personne qu’il est possible d’évaluer le type de modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse dans lequel une société évolue et 2) malgré le fait qu’elle en soit l’aînée de plusieurs années (1975), la Charte des droits et libertés de la personne Footnote 2 a été presque intégralement soumise à l’interprétation multiculturelle de la Charte canadienne des droits et libertés Footnote 3 depuis 1982.
Cette dichotomie entre le consensus allégué entourant le modèle interculturel québécois et l’absence de balises juridiques concrètes permettant de l’opérationnaliser nous a amenés à réfléchir à des moyens potentiels qui pourraient être utilisés pour fonder juridiquement l’interculturalisme québécois au sein du cadre fédéral canadien. Nous avons rédigé plusieurs textes en ce sens dans lesquels nous liions la fondation juridique de l’interculturalisme à l’autonomisation de la Charte québécoise Footnote 4.
Plus de 10 ans après la publication de notre premier texte sur la question, et dans la foulée de l’adoption – sous bâillonFootnote 5 – de la Loi sur la laïcité de L’État Footnote 6 au Québec, il nous est apparu pertinent de nous interroger sur l’opportunité de maintenir (ou non) ces propositions dans le Québec laïque de 2020.
Or, si nous demeurons convaincus que l’interculturalisme demeure un modèle pluraliste séduisant et porteur de promesses pour la société québécoise d’aujourd’hui, il nous semble que le procédé suivi par le gouvernement caquiste pour adopter la Loi sur la laïcité a largement sapé les conditions nécessaires à sa fondation juridique.
Il faut d’emblée souligner que la validité du raisonnement défendu dans les textes que nous avons publiés avant l’adoption de la Loi sur la laïcité dépend inextricablement de la nature pluraliste du modèle québécois de l’interculturalisme et s’appliquerait beaucoup plus difficilement à un modèle assimilationniste qui tournerait le dos au pluralisme culturel et à la reconnaissance des nombreux groupes minoritaires qui composent les sociétés occidentales.
En effet, depuis la refonte du pacte démocratique post Deuxième Guerre mondiale, cristallisée par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948, la protection des groupes minoritaires est au cœur de tous les textes sur les droits et libertés de la personne, y compris la Charte québécoise et la Charte canadienne Footnote 7. Dans cette optique, où la légitimité de l’action des gouvernements est évaluée à la lumière de leur compatibilité avec ces textes fondamentaux, il est beaucoup plus difficile de justifier des changements qui entraîneraient, pour ces mêmes groupes minoritaires, des régressions en ce qui concerne l’ampleur des droits qu’un régime national leur reconnaît. Le Québec étant, depuis plusieurs décennies, et très certainement depuis 1982, une société pluraliste, il nous semble très difficile de concevoir la légitimité (voire la légalité) d’un modèle de gestion de la diversité qui ne serait pas résolument pluraliste.
Le présent article comporte deux grandes parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les caractéristiques de l’interculturalisme et décrirons les mécanismes juridiques qui pourraient être mobilisés, à l’intérieur du régime constitutionnel canadien, pour autonomiser la Charte québécoise et en assurer l’incarnation juridique. Puis, dans la seconde partie, nous tenterons d’expliquer pourquoi l’adoption de la Loi sur la laïcité rend très difficile – voire impossible – la fondation juridique de l’interculturalisme au Québec dans le contexte actuel.
I. Pas d’interculturalisme sans autonomisation de la Charte québécoise
1. Qu’est-ce que l’interculturalisme?Footnote 8
Publié en 2008, le rapport Bouchard-Taylor constitue sans doute l’un des principaux documents permettant de saisir les principes de l’interculturalisme québécois. Dans l’un des passages phares du rapport, les co-présidents le résument comme suit:
Souvent évoqué dans des travaux universitaires, l’interculturalisme en tant que politique d’intégration n’a jamais fait l’objet d’une définition complète et officielle par l’État québécois (même si ses principes constitutifs ont été énoncés depuis longtemps). Cette lacune devrait être comblée d’autant plus que le modèle du multiculturalisme canadien ne semble pas bien adapté à la réalité québécoise.
[…] Pour une petite nation comme le Québec, toujours préoccupée de son avenir en tant que minorité culturelle, l’intégration représente en outre une condition de son développement, voire de sa survie.
C’est pourquoi la dimension intégratrice constitue une donnée centrale de l’interculturalisme québécois. Selon les descriptions qu’on trouve dans la documentation scientifique, l’interculturalisme s’efforce de concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone et la préservation du lien social. Il assure ainsi une sécurité aux Québécois d’origine canadienne-française comme aux minorités ethnoculturelles, tout en protégeant les droits de tous suivant la tradition libérale. En instituant le français comme langue publique commune, il établit un cadre de communication et d’échanges pour la société. Enfin, il a la vertu d’être flexible, ouvert à la négociation, aux adaptations et aux innovationsFootnote 9.
Au cours des dernières années, plusieurs auteurs renommés, tels le sociologue Gérard BouchardFootnote 10 et les politologues Alain G. Gagnon et Raffaele IacovinoFootnote 11, ont tenté de caractériser la spécificité du modèle québécois, interculturel, de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Résolument pluraliste, ce modèle de gestion de la diversité se distinguerait principalement du multiculturalisme par l’imposition de certaines « valeurs collectives » en fonction desquelles il est possible de refuser d’accommoder les différences individuelles. S’il faut en croire le Rapport Bouchard-Taylor, trois valeurs composeraient le cœur du consensus québécois en faveur de l’interculturalisme :
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1) L’usage de la langue française comme langue commune;
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2) La séparation institutionnelle entre la religion et l’État; et
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3) La protection (voire la primauté) de l’égalité entre les hommes et les femmesFootnote 12.
Le régime juridique multiculturel prévoit évidemment des limites au-delà desquelles il n’est pas possible d’accommoder les différences individuelles, mais ces limites ont été définies principalement en fonction d’une perspective individualiste. En effet, les principes jurisprudentiels applicables font en sorte que tout accommodement d’une différence individuelle devrait être permis à moins que l’institution responsable de le mettre en œuvre ne réussisse à démontrer qu’elle subit une « contrainte excessive » en octroyant l’accommodement. Toujours selon la jurisprudence canadienne, l’existence (ou non) de cette « contrainte excessive » pour les institutions à qui l’on demande la mise en place d’accommodements est évaluée en fonction de trois catégories de critères, soit : « … [1] le coût de la méthode d’accommodement possible, [2] l’interchangeabilité relative des employés et des installations, de même que [3] la perspective d’atteinte réelle aux droits [d’autrui] »Footnote 13.
Ainsi, bien qu’elles permettent évidemment de refuser certaines demandes d’accommodement comme étant constitutives de « contraintes excessives » pour les institutions responsables, ces trois grandes catégories de critères permettent plus difficilement de prendre en considération des valeurs collectives qui seraient au cœur de l’interculturalisme québécois lors de l’examen de litiges impliquant des revendications fondées sur les convictions religieuses de personnes ou de groupes de personnes. Cette incompatibilité entre les limites multiculturelles et celles qui devraient en principes être imposées dans un régime interculturel québécois a été, à notre avis, à la source de bien des dérapages au cours des années qui ont mené à – et suivi – la Commission Bouchard-Taylor (2007-2008)Footnote 14.
Toutefois, au-delà des controverses, débats et discussions sur la teneur de l’interculturalisme québécoisFootnote 15, un fait demeure : si tant est que ce modèle se distingue effectivement du multiculturalisme canadien, il ne pourra prendre corps sans rupture du régime québécois des droits de la personne avec celui de la Charte canadienne.
2. La nécessaire autonomisation de la Charte québécoise
Libellés de manière large et libérale, les droits et libertés de la personne ne peuvent prendre corps qu’à travers l’interprétation qu’en feront, dans le contexte de litiges particuliers, les institutions (le plus souvent judiciaires) responsables de leur mise en œuvre. Dans ce contexte, et au vu des multiples interprétations de tous les droits et libertés qui coexistent actuellement au sein de la multitude de juridictions, nationales et internationales, à l’intérieur desquelles des textes qui les protègent ont été adoptés, force est de constater que le seul universalisme qui se soit incarné en ce qui concerne les droits et libertés est un universalisme de libellé (et certainement pas de contenu/portée).
Au-delà des critiques qu’on pourrait valablement formuler quant à l’à-propos de ces importantes disparités au sein de l’ensemble « universel » des droits et libertés de la personne, l’analyse des facteurs qui permettent à des institutions libérales de justifier ou d’expliquer ces différences (trans)nationales est très riche d’enseignements pour celles et ceux qui croient qu’il est possible de mettre en place, à l’intérieur du cadre constitutionnel canadien, un autre modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Cette analyse permet de conclure que le principal facteur d’explication/justification de ces disparités repose sur la préexistence de différences historiques, institutionnelles ou culturelles entre les régimes juridiques.
C’est notamment sur ces différences que la Cour européenne des droits de l’homme fait reposer le mécanisme de la « marge nationale d’appréciation », ou mécanisme « Ponce Pilate »Footnote 16, qui lui permet de « se laver les mains » de questions liées à la portée des droits et libertés enchâssés dans la Convention européenne des droits de l’homme si celles-ci ne font pas l’objet d’un « consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe »Footnote 17. À titre d’exemple, la Cour a notamment eu recours à cette marge d’appréciation pour sauvegarder la pratique italienne en vertu de laquelle on retrouve toujours des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, laquelle était contestée au motif d’une atteinte à la liberté de conscience et de religion des justiciables italiens non chrétiensFootnote 18. C’est également ce mécanisme qui a permis à la Cour européenne des droits de l’homme de sauvegarder la loi française interdisant le port du voile intégral dans l’espace publicFootnote 19.
Or, comme nous l’avons rappelé dans un article co-écrit avec l’Honorable Louis LeBel, juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, un tel mécanisme n’existe pas en droit canadien des droits de la personneFootnote 20 : l’interprétation des droits protégés par la Charte canadienne est ainsi dans son entièreté, sauf quelques très rares exceptionsFootnote 21, une transposition des lois quasi‑constitutionnelles qui protègent les droits et libertés de la personne au Canada – ce qui inclut la Charte québécoise Footnote 22.
Ce régime monolithique a des conséquences importantes sur la validité constitutionnelle d’un éventuel régime québécois de gestion de la diversité qui se distinguerait du multiculturalisme à la canadienne puisque, par le truchement de l’article 27 de la Charte canadienne, l’entièreté du corpus jurisprudentiel lié à la mise en œuvre des droits et libertés de la personne a été construite à travers le filtre du « patrimoine multiculturel des Canadiens et Canadiennes ». Témoignant de l’inexistence juridique de l’interculturalisme (ou de tout autre modèle distinct qui s’appliquerait au Québec), la Cour suprême s’est même permis, à quelques reprises, d’invoquer le multiculturalisme dans des arrêts qui ne concernaient que la Charte québécoise Footnote 23.
Or, à partir du moment où :
1) les textes qui protègent les droits et libertés de la personne ont, en droit international et canadien, une valeur supralégislative exigeant des gouvernements qu’ils les respectent lorsqu’ils adoptent des lois/règlements ou prennent des décisions,
2) l’interculturalisme québécois se distingue concrètement du multiculturalisme à la canadienne, et
3) les textes juridiques qui reconnaissent la primauté des droits et libertés de la personne sur le territoire québécois correspondent à l’interprétation « multiculturelle » des droits et libertés de la personne,
la seule possibilité d’assurer la viabilité constitutionnelle de l’interculturalisme québécois passe par la mise en place de mesures qui auraient pour effet d’arracher la Charte québécoise au joug qui lui est actuellement imposé par la Charte canadienne.
Cet arrachement – ou autonomisation – de la Charte québécoise exige de faire en sorte que cette même Charte soit le seul texte applicable en droit public pour tout ce qui relève de la compétence constitutionnelle du QuébecFootnote 24. Pour que ce soit possible, il faudrait donc rétablir la clause omnibus de dérogation aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne qui avait été adoptée par le gouvernement Lévesque aux lendemains du rapatriement de la constitution sans le consentement du QuébecFootnote 25. Conformément aux termes de l’article 33 de la Charte canadienne, cette dérogation est la plus large qu’il soit possible d’adopter et aurait pour effet de soustraire l’entièreté du droit public québécois à l’application de ces importantes dispositions de la Charte canadienne Footnote 26 sans pour autant – et c’est un élément fondamental de notre proposition – suspendre l’application de ces droits et libertés visés par la dérogation (puisqu’ils demeureraient protégés en vertu de la Charte québécoise)Footnote 27.
Pour qu’elle puisse produire des effets concrets sur la portée des droits fondamentaux protégés par cette Charte québécoise autonome, l’adoption de la clause omnibus de dérogation devrait s’accompagner de l’intégration, à l’intérieur de la Charte québécoise, d’une disposition interprétative qui consacrerait l’interculturalisme québécois.
Cette disposition, si tant est que l’objectif soit de contraindre les tribunaux canadiens à adopter une interprétation interculturelle des droits et libertés de la personne protégés au sein de la Charte québécoise, ne pourrait cependant pas être libellée d’une manière aussi large et imprécise que l’article 27 de la Charte canadienne. Pour éviter que la (fréquente) confusion entre le principe du pluralisme culturel et les modèles multi/interculturalistesFootnote 28 n’entraîne un changement concret, quel qu’il soit, aux règles applicables en matière de droits et libertés sur le territoire québécois, il sera fondamental de préciser les grandes lignes expliquant/justifiant pourquoi (et en quoi) l’interculturalisme québécois se distingue du multiculturalisme à la canadienne. Dans cette optique, et à la lumière de l’expérience canadienneFootnote 29 et de sa Loi sur le multiculturalisme canadien, l’adoption d’une loi-cadre définissant l’interculturalisme québécois nous apparaît être une piste très prometteuse, sinon incontournable.
II. Pas d’interculturalisme sous l’égide de la Loi sur la laïcité
À l’exception de celui-ci, tous nos articles publiés sur la thématique de l’interculturalisme québécois l’ont été avant l’adoption de la Loi sur la laïcité au Québec, le 16 juin 2019. À notre avis, et bien que nous persistions à croire que le Québec pourrait valablement fonder juridiquement l’interculturalisme québécois à l’intérieur du cadre constitutionnel canadien, le procédé utilisé par le gouvernement québécois pour adopter la Loi sur la laïcité a sapé les conditions de légitimité – et, à terme, de validité constitutionnelle – d’une telle démarcheFootnote 30.
En effet, considérant l’impact de tout modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse sur les nombreux groupes minoritaires qui composent la société québécoise, et l’importance d’assurer une protection adéquate de ces mêmes groupes au sein de la démocratie fondée sur les droits de l’homme (issue de la refonte du Pacte démocratique post1948), un modèle pluraliste de gestion de la diversité ne peut être mis en place au Québec sans que les balises et garde-fous visant à assurer que les groupes majoritaires n’abusent pas de leurs prérogatives à l’encontre des groupes minoritaires ne soient respectés.
Or, le gouvernement du Québec a justement foulé aux pieds ces balises : 1) en suspendant les droits et libertés des justiciables et 2) en ne respectant pas le caractère spécial de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécoisFootnote 31.
1. Contexte et modalités du recours préventif aux dispositions de dérogation
La Loi sur la laïcité comprend, à ses articles 33 et 34, deux dispositions générales par lesquelles le législateur entend soustraire son projet de loi à l’application des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne et aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise :
33. La présente loi ainsi que les modifications qu’elle apporte à la Loi favorisant la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes s’appliquent malgré les articles 1 à 38 de la Charte des droits et libertés de la personne […].
34. La présente loi ainsi que les modifications qu’elle apporte par son chapitre V ont effet indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 Footnote 32.
Alors que la dérogation à la Charte canadienne ne pourra, selon les termes de l’alinéa 33 (3) de la Charte canadienne, produire d’effets que pour une durée maximale de 5 ans (à charge pour le gouvernement en place au moment de son expiration de la renouveler ou nonFootnote 33), aucune date d’expiration n’est imposée en cas de dérogation à la Charte québécoise et celle-ci produira donc des effets jusqu’à ce qu’elle soit abrogée.
Deux raisons principales ont été avancées par les membres du gouvernement et le premier ministre François Legault pour justifier l’utilisation préventive du mécanisme de dérogation, soit : 1) l’importance de faire primer la volonté de la majoritéFootnote 34 et 2) le souhait d’éviter de longues contestations judiciairesFootnote 35.
S’agissant d’abord du second argument, il est désormais acquis qu’il n’existait pas de scénario, disposition de dérogation ou pas, qui aurait pu empêcher la contestation judiciaire des dispositions de la Loi sur la laïcité devant les tribunaux canadiens. En effet, outre les nombreux recours déposés dans les jours qui ont suivi l’adoption de cette loiFootnote 36, plusieurs professeur.e.s de droit québécois et canadien avaient soulevé un nombre important d’arguments sur la base desquels la contestation constitutionnelle de cette loi serait possible, malgré l’existence de ses articles 33 et 34Footnote 37.
Mais, au-delà de l’irrecevabilité de cet argument pourtant présenté comme étant « pragmatique », c’est d’abord et avant tout le recours à une conception très restrictive de la démocratie, limitée à celle de la « majorité-qui-décide », qui est antinomique avec la mise en place d’un régime pluraliste comme l’interculturalisme au Québec.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les rapports entre majorités et minorités au sein des États occidentaux comme le Québec sont au cœur de la nouvelle conception de la légitimité démocratique de toute action gouvernementale. Dans cette optique, et dans un contexte où il est indéniable que les changements découlant de la Loi sur la laïcité auront un impact plus important sur les membres des groupes religieux minoritaires au QuébecFootnote 38, le fait que le gouvernement en réfère à l’appui de la majorité de la population pour justifier une mesure qui a pour effet de suspendre l’application des droits et libertés de la personne est tout simplement sidérant.
Il faut ici rappeler que les droits et libertés protégés par les deux chartes applicables sur le territoire québécois sont des garanties fondamentales qui ont notamment pour objectif d’assurer que les groupes majoritaires n’abusent pas de leurs droits à l’encontre des différents groupes minoritaires qui composent les sociétés (dont la québécoise). Et la nature particulière des droits et libertés de la personne, lesquels constituent un contre-pouvoir que les justiciables doivent pouvoir opposer aux titulaires de la puissance publique, exige que les gouvernements ne puissent pas être à la fois « juges et parties » dans la détermination de ce qui constitue (ou pas) un abus de pouvoir à l’égard de groupes minoritaires. Autrement formulé : l’effectivité des droits et libertés de la personne passe nécessairement par l’existence d’institutions chargées d’assurer le respect de ces garanties fondamentales qui sont indépendantes des gouvernements en placeFootnote 39.
C’est pourquoi il est aussi important de ne pas confondre les procédés : une dérogation qui aurait pour effet d’exiger une réinterprétation des droits fondamentaux conforme au régime québécois de gestion de la diversité, conformément à ce que nous proposions, n’a absolument rien à voir avec une dérogation qui, comme dans le cas de la Loi sur la laïcité, équivaut à une suspension généralisée des droits et libertés de la personne de tous les justiciables. L’effet d’une dérogation aux droits et libertés étant d’empêcher les contestations sur la base des droits auxquels le législateur a dérogé, le fait de déroger simultanément aux deux chartes applicables sur le territoire québécois, plutôt que seulement à la Charte canadienne, constitue une négation de la mécanique propre à la démocratie des droits et libertés qui exige que des institutions indépendantes puissent examiner la conformité de toute décision gouvernementale avec ces mêmes garanties fondamentales.
Ainsi, bien loin d’être le véhicule permettant de protéger les intérêts collectifs de la majorité québécoise au sein d’un régime juridique national qui s’emploierait à les nier, le recours préventif aux dispositions de dérogation et sa justification fondée sur l’appui de la majorité de la population québécoise ont pour effet de court-circuiter toute réelle (et nécessaire) possibilité de construire l’essentiel dialogue avec les groupes minoritaires concernés et touchés par la Loi sur laïcité. Partant, cette rupture de dialogue affectera, tant que ces dispositions de dérogation demeureront en vigueur, les conditions de légitimité d’une éventuelle incarnation juridique de l’interculturalisme au Québec.
2. Pas de respect pour le caractère spécial de la Charte québécoise
Non seulement le gouvernement caquiste a fait le choix de suspendre l’application de la Charte québécoise en ce qui concerne le régime établi par la Loi sur la laïcité, mais il a de surcroît profité de l’adoption de cette loi pour en modifier le contenu. En effet, les articles 18 et 19 de la Loi sur la laïcité ont intégré deux modifications à la Charte québécoise en intégrant le concept de « laïcité de l’État » au préambule et à l’article 9.1 de cette même Charte Footnote 40.
Outre les réserves importantes que nous avons exprimées concernant l’impact concret que ces modifications pourraient avoir dans l’éventualité où le législateur québécois abrogerait la dérogation générale à la Charte québécoise qu’il a intégrée dans la Loi sur la laïcité Footnote 41, et de manière similaire à notre raisonnement concernant le recours préventif au mécanisme de dérogation, le procédé suivi pour imposer cette modification à la Charte québécoise nous semble antinomique avec la fondation juridique de l’interculturalisme.
Les droits et libertés protégés par les textes comme la Charte québécoise ont une très grande importance dans l’ordre juridique des États qui ont choisi de leur octroyer un statut supralégislatif, en ce qu’ils s’inscrivent dans la mouvance internationale de codification des droits et libertés de la personne qui a été enclenchée par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948Footnote 42. En ce sens, la Charte québécoise devrait constituer l’épine dorsale d’une société québécoise interculturelle. La nature particulière, l’originalité et la vaste portée de la Charte québécoise avaient d’ailleurs été saluées en ces termes par le premier ministre péquiste René Lévesque en 1985 :
Le peuple québécois s’est donné en 1975 une charte des droits et libertés de la personne qui demeure, à ce jour, l’une des plus complètes qui soient au monde.
Or, une telle charte, c’est l’instrument par excellence de l’affirmation des valeurs d’un peuple. Elle exprime à la fois ses convictions les plus fondamentales et les choix et les arbitrages pas toujours faciles qu’il faut faire dans toute société. Elle garantit à chaque personne les conditions minimales de l’exercice de ses libertés.
Or, la charte québécoise est plus généreuse que la charte constitutionnelle canadienne. Elle a en outre un statut quasi-constitutionnel et permet que la responsabilité ultime de l’affirmation des droits et libertés de la personne soit celle du législateur québécois, élu et responsable devant la population du bon fonctionnement de la société.Footnote 43
Or, dans son état actuel, et dans l’état où elle était avant l’adoption de la Loi sur la laïcité, la Charte québécoise n’est pas soumise à une procédure de modification qui exigerait des majorités qualifiées (comme c’est le cas pour la Charte canadienne, par exempleFootnote 44). Il est donc possible de la modifier, comme une simple loi ordinaire, avec un appui équivalent à la majorité simple à l’Assemblée nationale. L’absence de mécanisme renforcé de modification soumet donc, en principe, la Charte québécoise aux volontés des gouvernements majoritaires qui se sont succédé à l’Assemblée nationale depuis son adoption en 1975.
Malgré cet état de fait, les professeurs de droit Pierre Bosset et Michel Coutu, dans un brillant article consacré aux particularités et au statut spécial de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécoisFootnote 45, font valoir les larges consensus qui ont été atteints par l’Assemblée nationale pour la plupart des modifications apportées à la Charte québécoise au cours des années. Désireux de consacrer et protéger le statut spécial (et supralégislatif) de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécois, ils proposent donc de formaliser ce consensus en renforçant juridiquement la procédure de modification devant être respectée pour modifier cette même Charte Footnote 46.
Or, non seulement le gouvernement n’a pas fait d’efforts substantiels pour respecter le consensus mis à jour par les professeurs Bosset et Coutu avant d’imposer la modification au préambule et à l’article 9.1 de la Charte québécoise, mais il a imposé ces modifications sous bâillonFootnote 47 coupant ainsi court aux débats parlementaires nécessaires à la modification de cette loi fondamentale. S’il faut reconnaître que le non‑respect du statut spécial de la Charte québécoise est cohérent avec les arguments fournis pour justifier une dérogation générale à cette même Charte, il constitue un obstacle tout aussi important à une éventuelle incarnation juridique de l’interculturalisme comme modèle de gestion de la diversité au Québec.
CONCLUSION
Le respect des droits et libertés de la personne de tous les justiciables, qu’ils fassent partie de groupes majoritaires ou minoritaires, est une condition sine qua non de légitimité politique. Et cette légitimité passe nécessairement par le respect d’institutions indépendantes qui pourront déterminer si (et dans quelle mesure) une proposition gouvernementale donnée respecte ces mêmes droits et libertés de la personne.
Le droit constitutionnel canadien fait actuellement des tribunaux judiciaires les arbitres indépendants chargés d’évaluer la compatibilité des actes législatifs et gouvernementaux avec les droits et libertés de la personne. Il ne s’agit pas du seul modèle applicableFootnote 48, mais toute proposition de substitution, pour être crédible et respecter les conditions minimales d’effectivité de ces garanties fondamentales, passe nécessairement par la mise en place d’institutions jouissant d’un même degré d’indépendance face aux pouvoirs en place.
Si le caractère distinct de la société québécoise au sein de la fédération canadienne peut tout à fait justifier, sur le plan de la légitimité politique et de la légalité constitutionnelle, la mise en place d’un régime tout aussi distinct de gestion de la diversité culturelle et religieuse, celui-ci ne peut être une fin en soi et doit respecter les conditions d’effectivité des principes universels qui fondent la légitimité des gouvernements démocratiques depuis la Déclaration universelle de 1948.
Les choix faits par le gouvernement du Québec dans la foulée de l’adoption de la Loi sur la laïcité vont, pour les raisons énumérées dans la deuxième partie de notre article, à l’encontre de ces principes. À terme, ils sapent non seulement les chances de pouvoir incarner juridiquement l’interculturalisme, mais les fondements mêmes de ce qui fait du Québec une société pluraliste.