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La Loi sur la laïcité de l’État et les conditions de la fondation juridique d’un modèle interculturel au Québec

Published online by Cambridge University Press:  06 October 2021

Louis-Philippe Lampron*
Affiliation:
Professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université [email protected]
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Résumé

L’interculturalisme québécois est un modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse qui, pour plusieurs, se distinguerait du multiculturalisme à la canadienne et ferait l’objet d’un large consensus au sein de la population québécoise. Résolument pluraliste, ce modèle distinct de gestion de la diversité aurait pu être opérationnalisé juridiquement dans le cadre constitutionnel canadien avant l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État. Or, le processus suivi par le gouvernement québécois pour faire adopter cette dernière, le 16 juin 2019, et tenter d’éviter que sa constitutionnalité puisse être contestée devant les tribunaux canadiens rend très difficile – voire impossible – la fondation juridique de l’interculturalisme québécois dans le contexte actuel.

Abstract

Abstract

Quebec interculturalism is a model for managing cultural and religious diversity that, according to many, differs from Canadian-style multiculturalism and is the object of a broad consensus among the Quebec population. Resolutely pluralistic, this distinct model of diversity management could have been legally operationalized within the Canadian constitutional framework before the adoption of An Act respecting the laicity of the State. However, the process followed by the government of Quebec to have the latter adopted on June 16, 2019, and to seek to avoid constitutional challenges in the Canadian courts makes the legal foundation of Quebec interculturalism very difficult—if not impossible—to sustain in the current context.

Type
Articles
Copyright
© The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Law and Society Association

Au cours de la première décennie des années 2000, plusieurs auteurs considéraient que l’interculturalisme québécois était un modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse qui serait différent du multiculturalisme à la canadienne et ferait l’objet d’un large consensus au sein de la population québécoiseFootnote 1. En peu de mots comme en cent, nous aurons l’occasion d’y revenir : ce modèle distinct se situerait à mi-chemin entre le modèle individualiste du multiculturalisme et le modèle français du républicanisme plus aveugle aux différences individuelles.

Pour autant, celles et ceux qui adhéraient à cette prémisse devaient aussi admettre que le modèle d’interculturalisme n’a jamais pu produire d’effets concrets sur le territoire québécois puisque : 1) c’est à travers l’interprétation des textes supralégislatifs sur les droits et libertés fondamentaux de la personne qu’il est possible d’évaluer le type de modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse dans lequel une société évolue et 2) malgré le fait qu’elle en soit l’aînée de plusieurs années (1975), la Charte des droits et libertés de la personne Footnote 2 a été presque intégralement soumise à l’interprétation multiculturelle de la Charte canadienne des droits et libertés Footnote 3 depuis 1982.

Cette dichotomie entre le consensus allégué entourant le modèle interculturel québécois et l’absence de balises juridiques concrètes permettant de l’opérationnaliser nous a amenés à réfléchir à des moyens potentiels qui pourraient être utilisés pour fonder juridiquement l’interculturalisme québécois au sein du cadre fédéral canadien. Nous avons rédigé plusieurs textes en ce sens dans lesquels nous liions la fondation juridique de l’interculturalisme à l’autonomisation de la Charte québécoise Footnote 4.

Plus de 10 ans après la publication de notre premier texte sur la question, et dans la foulée de l’adoption – sous bâillonFootnote 5 – de la Loi sur la laïcité de L’État Footnote 6 au Québec, il nous est apparu pertinent de nous interroger sur l’opportunité de maintenir (ou non) ces propositions dans le Québec laïque de 2020.

Or, si nous demeurons convaincus que l’interculturalisme demeure un modèle pluraliste séduisant et porteur de promesses pour la société québécoise d’aujourd’hui, il nous semble que le procédé suivi par le gouvernement caquiste pour adopter la Loi sur la laïcité a largement sapé les conditions nécessaires à sa fondation juridique.

Il faut d’emblée souligner que la validité du raisonnement défendu dans les textes que nous avons publiés avant l’adoption de la Loi sur la laïcité dépend inextricablement de la nature pluraliste du modèle québécois de l’interculturalisme et s’appliquerait beaucoup plus difficilement à un modèle assimilationniste qui tournerait le dos au pluralisme culturel et à la reconnaissance des nombreux groupes minoritaires qui composent les sociétés occidentales.

En effet, depuis la refonte du pacte démocratique post Deuxième Guerre mondiale, cristallisée par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948, la protection des groupes minoritaires est au cœur de tous les textes sur les droits et libertés de la personne, y compris la Charte québécoise et la Charte canadienne Footnote 7. Dans cette optique, où la légitimité de l’action des gouvernements est évaluée à la lumière de leur compatibilité avec ces textes fondamentaux, il est beaucoup plus difficile de justifier des changements qui entraîneraient, pour ces mêmes groupes minoritaires, des régressions en ce qui concerne l’ampleur des droits qu’un régime national leur reconnaît. Le Québec étant, depuis plusieurs décennies, et très certainement depuis 1982, une société pluraliste, il nous semble très difficile de concevoir la légitimité (voire la légalité) d’un modèle de gestion de la diversité qui ne serait pas résolument pluraliste.

Le présent article comporte deux grandes parties. Dans un premier temps, nous reviendrons sur les caractéristiques de l’interculturalisme et décrirons les mécanismes juridiques qui pourraient être mobilisés, à l’intérieur du régime constitutionnel canadien, pour autonomiser la Charte québécoise et en assurer l’incarnation juridique. Puis, dans la seconde partie, nous tenterons d’expliquer pourquoi l’adoption de la Loi sur la laïcité rend très difficile – voire impossible – la fondation juridique de l’interculturalisme au Québec dans le contexte actuel.

I. Pas d’interculturalisme sans autonomisation de la Charte québécoise

1. Qu’est-ce que l’interculturalisme?Footnote 8

Publié en 2008, le rapport Bouchard-Taylor constitue sans doute l’un des principaux documents permettant de saisir les principes de l’interculturalisme québécois. Dans l’un des passages phares du rapport, les co-présidents le résument comme suit:

Souvent évoqué dans des travaux universitaires, l’interculturalisme en tant que politique d’intégration n’a jamais fait l’objet d’une définition complète et officielle par l’État québécois (même si ses principes constitutifs ont été énoncés depuis longtemps). Cette lacune devrait être comblée d’autant plus que le modèle du multiculturalisme canadien ne semble pas bien adapté à la réalité québécoise.

[…] Pour une petite nation comme le Québec, toujours préoccupée de son avenir en tant que minorité culturelle, l’intégration représente en outre une condition de son développement, voire de sa survie.

C’est pourquoi la dimension intégratrice constitue une donnée centrale de l’interculturalisme québécois. Selon les descriptions qu’on trouve dans la documentation scientifique, l’interculturalisme s’efforce de concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone et la préservation du lien social. Il assure ainsi une sécurité aux Québécois d’origine canadienne-française comme aux minorités ethnoculturelles, tout en protégeant les droits de tous suivant la tradition libérale. En instituant le français comme langue publique commune, il établit un cadre de communication et d’échanges pour la société. Enfin, il a la vertu d’être flexible, ouvert à la négociation, aux adaptations et aux innovationsFootnote 9.

Au cours des dernières années, plusieurs auteurs renommés, tels le sociologue Gérard BouchardFootnote 10 et les politologues Alain G. Gagnon et Raffaele IacovinoFootnote 11, ont tenté de caractériser la spécificité du modèle québécois, interculturel, de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Résolument pluraliste, ce modèle de gestion de la diversité se distinguerait principalement du multiculturalisme par l’imposition de certaines « valeurs collectives » en fonction desquelles il est possible de refuser d’accommoder les différences individuelles. S’il faut en croire le Rapport Bouchard-Taylor, trois valeurs composeraient le cœur du consensus québécois en faveur de l’interculturalisme :

  1. 1) L’usage de la langue française comme langue commune;

  2. 2) La séparation institutionnelle entre la religion et l’État; et

  3. 3) La protection (voire la primauté) de l’égalité entre les hommes et les femmesFootnote 12.

Le régime juridique multiculturel prévoit évidemment des limites au-delà desquelles il n’est pas possible d’accommoder les différences individuelles, mais ces limites ont été définies principalement en fonction d’une perspective individualiste. En effet, les principes jurisprudentiels applicables font en sorte que tout accommodement d’une différence individuelle devrait être permis à moins que l’institution responsable de le mettre en œuvre ne réussisse à démontrer qu’elle subit une « contrainte excessive » en octroyant l’accommodement. Toujours selon la jurisprudence canadienne, l’existence (ou non) de cette « contrainte excessive » pour les institutions à qui l’on demande la mise en place d’accommodements est évaluée en fonction de trois catégories de critères, soit : « … [1] le coût de la méthode d’accommodement possible, [2] l’interchangeabilité relative des employés et des installations, de même que [3] la perspective d’atteinte réelle aux droits [d’autrui] »Footnote 13.

Ainsi, bien qu’elles permettent évidemment de refuser certaines demandes d’accommodement comme étant constitutives de « contraintes excessives » pour les institutions responsables, ces trois grandes catégories de critères permettent plus difficilement de prendre en considération des valeurs collectives qui seraient au cœur de l’interculturalisme québécois lors de l’examen de litiges impliquant des revendications fondées sur les convictions religieuses de personnes ou de groupes de personnes. Cette incompatibilité entre les limites multiculturelles et celles qui devraient en principes être imposées dans un régime interculturel québécois a été, à notre avis, à la source de bien des dérapages au cours des années qui ont mené à – et suivi – la Commission Bouchard-Taylor (2007-2008)Footnote 14.

Toutefois, au-delà des controverses, débats et discussions sur la teneur de l’interculturalisme québécoisFootnote 15, un fait demeure : si tant est que ce modèle se distingue effectivement du multiculturalisme canadien, il ne pourra prendre corps sans rupture du régime québécois des droits de la personne avec celui de la Charte canadienne.

2. La nécessaire autonomisation de la Charte québécoise

Libellés de manière large et libérale, les droits et libertés de la personne ne peuvent prendre corps qu’à travers l’interprétation qu’en feront, dans le contexte de litiges particuliers, les institutions (le plus souvent judiciaires) responsables de leur mise en œuvre. Dans ce contexte, et au vu des multiples interprétations de tous les droits et libertés qui coexistent actuellement au sein de la multitude de juridictions, nationales et internationales, à l’intérieur desquelles des textes qui les protègent ont été adoptés, force est de constater que le seul universalisme qui se soit incarné en ce qui concerne les droits et libertés est un universalisme de libellé (et certainement pas de contenu/portée).

Au-delà des critiques qu’on pourrait valablement formuler quant à l’à-propos de ces importantes disparités au sein de l’ensemble « universel » des droits et libertés de la personne, l’analyse des facteurs qui permettent à des institutions libérales de justifier ou d’expliquer ces différences (trans)nationales est très riche d’enseignements pour celles et ceux qui croient qu’il est possible de mettre en place, à l’intérieur du cadre constitutionnel canadien, un autre modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Cette analyse permet de conclure que le principal facteur d’explication/justification de ces disparités repose sur la préexistence de différences historiques, institutionnelles ou culturelles entre les régimes juridiques.

C’est notamment sur ces différences que la Cour européenne des droits de l’homme fait reposer le mécanisme de la « marge nationale d’appréciation », ou mécanisme « Ponce Pilate »Footnote 16, qui lui permet de « se laver les mains » de questions liées à la portée des droits et libertés enchâssés dans la Convention européenne des droits de l’homme si celles-ci ne font pas l’objet d’un « consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe »Footnote 17. À titre d’exemple, la Cour a notamment eu recours à cette marge d’appréciation pour sauvegarder la pratique italienne en vertu de laquelle on retrouve toujours des crucifix dans les salles de classe des écoles publiques, laquelle était contestée au motif d’une atteinte à la liberté de conscience et de religion des justiciables italiens non chrétiensFootnote 18. C’est également ce mécanisme qui a permis à la Cour européenne des droits de l’homme de sauvegarder la loi française interdisant le port du voile intégral dans l’espace publicFootnote 19.

Or, comme nous l’avons rappelé dans un article co-écrit avec l’Honorable Louis LeBel, juge à la retraite de la Cour suprême du Canada, un tel mécanisme n’existe pas en droit canadien des droits de la personneFootnote 20 : l’interprétation des droits protégés par la Charte canadienne est ainsi dans son entièreté, sauf quelques très rares exceptionsFootnote 21, une transposition des lois quasi‑constitutionnelles qui protègent les droits et libertés de la personne au Canada – ce qui inclut la Charte québécoise Footnote 22.

Ce régime monolithique a des conséquences importantes sur la validité constitutionnelle d’un éventuel régime québécois de gestion de la diversité qui se distinguerait du multiculturalisme à la canadienne puisque, par le truchement de l’article 27 de la Charte canadienne, l’entièreté du corpus jurisprudentiel lié à la mise en œuvre des droits et libertés de la personne a été construite à travers le filtre du « patrimoine multiculturel des Canadiens et Canadiennes ». Témoignant de l’inexistence juridique de l’interculturalisme (ou de tout autre modèle distinct qui s’appliquerait au Québec), la Cour suprême s’est même permis, à quelques reprises, d’invoquer le multiculturalisme dans des arrêts qui ne concernaient que la Charte québécoise Footnote 23.

Or, à partir du moment où :

1) les textes qui protègent les droits et libertés de la personne ont, en droit international et canadien, une valeur supralégislative exigeant des gouvernements qu’ils les respectent lorsqu’ils adoptent des lois/règlements ou prennent des décisions,

2) l’interculturalisme québécois se distingue concrètement du multiculturalisme à la canadienne, et

3) les textes juridiques qui reconnaissent la primauté des droits et libertés de la personne sur le territoire québécois correspondent à l’interprétation « multiculturelle » des droits et libertés de la personne,

la seule possibilité d’assurer la viabilité constitutionnelle de l’interculturalisme québécois passe par la mise en place de mesures qui auraient pour effet d’arracher la Charte québécoise au joug qui lui est actuellement imposé par la Charte canadienne.

Cet arrachement – ou autonomisation – de la Charte québécoise exige de faire en sorte que cette même Charte soit le seul texte applicable en droit public pour tout ce qui relève de la compétence constitutionnelle du QuébecFootnote 24. Pour que ce soit possible, il faudrait donc rétablir la clause omnibus de dérogation aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne qui avait été adoptée par le gouvernement Lévesque aux lendemains du rapatriement de la constitution sans le consentement du QuébecFootnote 25. Conformément aux termes de l’article 33 de la Charte canadienne, cette dérogation est la plus large qu’il soit possible d’adopter et aurait pour effet de soustraire l’entièreté du droit public québécois à l’application de ces importantes dispositions de la Charte canadienne Footnote 26 sans pour autant – et c’est un élément fondamental de notre proposition – suspendre l’application de ces droits et libertés visés par la dérogation (puisqu’ils demeureraient protégés en vertu de la Charte québécoise)Footnote 27.

Pour qu’elle puisse produire des effets concrets sur la portée des droits fondamentaux protégés par cette Charte québécoise autonome, l’adoption de la clause omnibus de dérogation devrait s’accompagner de l’intégration, à l’intérieur de la Charte québécoise, d’une disposition interprétative qui consacrerait l’interculturalisme québécois.

Cette disposition, si tant est que l’objectif soit de contraindre les tribunaux canadiens à adopter une interprétation interculturelle des droits et libertés de la personne protégés au sein de la Charte québécoise, ne pourrait cependant pas être libellée d’une manière aussi large et imprécise que l’article 27 de la Charte canadienne. Pour éviter que la (fréquente) confusion entre le principe du pluralisme culturel et les modèles multi/interculturalistesFootnote 28 n’entraîne un changement concret, quel qu’il soit, aux règles applicables en matière de droits et libertés sur le territoire québécois, il sera fondamental de préciser les grandes lignes expliquant/justifiant pourquoi (et en quoi) l’interculturalisme québécois se distingue du multiculturalisme à la canadienne. Dans cette optique, et à la lumière de l’expérience canadienneFootnote 29 et de sa Loi sur le multiculturalisme canadien, l’adoption d’une loi-cadre définissant l’interculturalisme québécois nous apparaît être une piste très prometteuse, sinon incontournable.

II. Pas d’interculturalisme sous l’égide de la Loi sur la laïcité

À l’exception de celui-ci, tous nos articles publiés sur la thématique de l’interculturalisme québécois l’ont été avant l’adoption de la Loi sur la laïcité au Québec, le 16 juin 2019. À notre avis, et bien que nous persistions à croire que le Québec pourrait valablement fonder juridiquement l’interculturalisme québécois à l’intérieur du cadre constitutionnel canadien, le procédé utilisé par le gouvernement québécois pour adopter la Loi sur la laïcité a sapé les conditions de légitimité – et, à terme, de validité constitutionnelle – d’une telle démarcheFootnote 30.

En effet, considérant l’impact de tout modèle de gestion de la diversité culturelle et religieuse sur les nombreux groupes minoritaires qui composent la société québécoise, et l’importance d’assurer une protection adéquate de ces mêmes groupes au sein de la démocratie fondée sur les droits de l’homme (issue de la refonte du Pacte démocratique post1948), un modèle pluraliste de gestion de la diversité ne peut être mis en place au Québec sans que les balises et garde-fous visant à assurer que les groupes majoritaires n’abusent pas de leurs prérogatives à l’encontre des groupes minoritaires ne soient respectés.

Or, le gouvernement du Québec a justement foulé aux pieds ces balises : 1) en suspendant les droits et libertés des justiciables et 2) en ne respectant pas le caractère spécial de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécoisFootnote 31.

1. Contexte et modalités du recours préventif aux dispositions de dérogation

La Loi sur la laïcité comprend, à ses articles 33 et 34, deux dispositions générales par lesquelles le législateur entend soustraire son projet de loi à l’application des articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne et aux articles 1 à 38 de la Charte québécoise :

33. La présente loi ainsi que les modifications qu’elle apporte à la Loi favorisant la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements pour un motif religieux dans certains organismes s’appliquent malgré les articles 1 à 38 de la Charte des droits et libertés de la personne […].

34. La présente loi ainsi que les modifications qu’elle apporte par son chapitre V ont effet indépendamment des articles 2 et 7 à 15 de la Loi constitutionnelle de 1982 Footnote 32.

Alors que la dérogation à la Charte canadienne ne pourra, selon les termes de l’alinéa 33 (3) de la Charte canadienne, produire d’effets que pour une durée maximale de 5 ans (à charge pour le gouvernement en place au moment de son expiration de la renouveler ou nonFootnote 33), aucune date d’expiration n’est imposée en cas de dérogation à la Charte québécoise et celle-ci produira donc des effets jusqu’à ce qu’elle soit abrogée.

Deux raisons principales ont été avancées par les membres du gouvernement et le premier ministre François Legault pour justifier l’utilisation préventive du mécanisme de dérogation, soit : 1) l’importance de faire primer la volonté de la majoritéFootnote 34 et 2) le souhait d’éviter de longues contestations judiciairesFootnote 35.

S’agissant d’abord du second argument, il est désormais acquis qu’il n’existait pas de scénario, disposition de dérogation ou pas, qui aurait pu empêcher la contestation judiciaire des dispositions de la Loi sur la laïcité devant les tribunaux canadiens. En effet, outre les nombreux recours déposés dans les jours qui ont suivi l’adoption de cette loiFootnote 36, plusieurs professeur.e.s de droit québécois et canadien avaient soulevé un nombre important d’arguments sur la base desquels la contestation constitutionnelle de cette loi serait possible, malgré l’existence de ses articles 33 et 34Footnote 37.

Mais, au-delà de l’irrecevabilité de cet argument pourtant présenté comme étant « pragmatique », c’est d’abord et avant tout le recours à une conception très restrictive de la démocratie, limitée à celle de la « majorité-qui-décide », qui est antinomique avec la mise en place d’un régime pluraliste comme l’interculturalisme au Québec.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les rapports entre majorités et minorités au sein des États occidentaux comme le Québec sont au cœur de la nouvelle conception de la légitimité démocratique de toute action gouvernementale. Dans cette optique, et dans un contexte où il est indéniable que les changements découlant de la Loi sur la laïcité auront un impact plus important sur les membres des groupes religieux minoritaires au QuébecFootnote 38, le fait que le gouvernement en réfère à l’appui de la majorité de la population pour justifier une mesure qui a pour effet de suspendre l’application des droits et libertés de la personne est tout simplement sidérant.

Il faut ici rappeler que les droits et libertés protégés par les deux chartes applicables sur le territoire québécois sont des garanties fondamentales qui ont notamment pour objectif d’assurer que les groupes majoritaires n’abusent pas de leurs droits à l’encontre des différents groupes minoritaires qui composent les sociétés (dont la québécoise). Et la nature particulière des droits et libertés de la personne, lesquels constituent un contre-pouvoir que les justiciables doivent pouvoir opposer aux titulaires de la puissance publique, exige que les gouvernements ne puissent pas être à la fois « juges et parties » dans la détermination de ce qui constitue (ou pas) un abus de pouvoir à l’égard de groupes minoritaires. Autrement formulé : l’effectivité des droits et libertés de la personne passe nécessairement par l’existence d’institutions chargées d’assurer le respect de ces garanties fondamentales qui sont indépendantes des gouvernements en placeFootnote 39.

C’est pourquoi il est aussi important de ne pas confondre les procédés : une dérogation qui aurait pour effet d’exiger une réinterprétation des droits fondamentaux conforme au régime québécois de gestion de la diversité, conformément à ce que nous proposions, n’a absolument rien à voir avec une dérogation qui, comme dans le cas de la Loi sur la laïcité, équivaut à une suspension généralisée des droits et libertés de la personne de tous les justiciables. L’effet d’une dérogation aux droits et libertés étant d’empêcher les contestations sur la base des droits auxquels le législateur a dérogé, le fait de déroger simultanément aux deux chartes applicables sur le territoire québécois, plutôt que seulement à la Charte canadienne, constitue une négation de la mécanique propre à la démocratie des droits et libertés qui exige que des institutions indépendantes puissent examiner la conformité de toute décision gouvernementale avec ces mêmes garanties fondamentales.

Ainsi, bien loin d’être le véhicule permettant de protéger les intérêts collectifs de la majorité québécoise au sein d’un régime juridique national qui s’emploierait à les nier, le recours préventif aux dispositions de dérogation et sa justification fondée sur l’appui de la majorité de la population québécoise ont pour effet de court-circuiter toute réelle (et nécessaire) possibilité de construire l’essentiel dialogue avec les groupes minoritaires concernés et touchés par la Loi sur laïcité. Partant, cette rupture de dialogue affectera, tant que ces dispositions de dérogation demeureront en vigueur, les conditions de légitimité d’une éventuelle incarnation juridique de l’interculturalisme au Québec.

2. Pas de respect pour le caractère spécial de la Charte québécoise

Non seulement le gouvernement caquiste a fait le choix de suspendre l’application de la Charte québécoise en ce qui concerne le régime établi par la Loi sur la laïcité, mais il a de surcroît profité de l’adoption de cette loi pour en modifier le contenu. En effet, les articles 18 et 19 de la Loi sur la laïcité ont intégré deux modifications à la Charte québécoise en intégrant le concept de « laïcité de l’État » au préambule et à l’article 9.1 de cette même Charte Footnote 40.

Outre les réserves importantes que nous avons exprimées concernant l’impact concret que ces modifications pourraient avoir dans l’éventualité où le législateur québécois abrogerait la dérogation générale à la Charte québécoise qu’il a intégrée dans la Loi sur la laïcité Footnote 41, et de manière similaire à notre raisonnement concernant le recours préventif au mécanisme de dérogation, le procédé suivi pour imposer cette modification à la Charte québécoise nous semble antinomique avec la fondation juridique de l’interculturalisme.

Les droits et libertés protégés par les textes comme la Charte québécoise ont une très grande importance dans l’ordre juridique des États qui ont choisi de leur octroyer un statut supralégislatif, en ce qu’ils s’inscrivent dans la mouvance internationale de codification des droits et libertés de la personne qui a été enclenchée par l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948Footnote 42. En ce sens, la Charte québécoise devrait constituer l’épine dorsale d’une société québécoise interculturelle. La nature particulière, l’originalité et la vaste portée de la Charte québécoise avaient d’ailleurs été saluées en ces termes par le premier ministre péquiste René Lévesque en 1985 :

Le peuple québécois s’est donné en 1975 une charte des droits et libertés de la personne qui demeure, à ce jour, l’une des plus complètes qui soient au monde.

Or, une telle charte, c’est l’instrument par excellence de l’affirmation des valeurs d’un peuple. Elle exprime à la fois ses convictions les plus fondamentales et les choix et les arbitrages pas toujours faciles qu’il faut faire dans toute société. Elle garantit à chaque personne les conditions minimales de l’exercice de ses libertés.

Or, la charte québécoise est plus généreuse que la charte constitutionnelle canadienne. Elle a en outre un statut quasi-constitutionnel et permet que la responsabilité ultime de l’affirmation des droits et libertés de la personne soit celle du législateur québécois, élu et responsable devant la population du bon fonctionnement de la société.Footnote 43

Or, dans son état actuel, et dans l’état où elle était avant l’adoption de la Loi sur la laïcité, la Charte québécoise n’est pas soumise à une procédure de modification qui exigerait des majorités qualifiées (comme c’est le cas pour la Charte canadienne, par exempleFootnote 44). Il est donc possible de la modifier, comme une simple loi ordinaire, avec un appui équivalent à la majorité simple à l’Assemblée nationale. L’absence de mécanisme renforcé de modification soumet donc, en principe, la Charte québécoise aux volontés des gouvernements majoritaires qui se sont succédé à l’Assemblée nationale depuis son adoption en 1975.

Malgré cet état de fait, les professeurs de droit Pierre Bosset et Michel Coutu, dans un brillant article consacré aux particularités et au statut spécial de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécoisFootnote 45, font valoir les larges consensus qui ont été atteints par l’Assemblée nationale pour la plupart des modifications apportées à la Charte québécoise au cours des années. Désireux de consacrer et protéger le statut spécial (et supralégislatif) de la Charte québécoise au sein de l’ordre normatif québécois, ils proposent donc de formaliser ce consensus en renforçant juridiquement la procédure de modification devant être respectée pour modifier cette même Charte Footnote 46.

Or, non seulement le gouvernement n’a pas fait d’efforts substantiels pour respecter le consensus mis à jour par les professeurs Bosset et Coutu avant d’imposer la modification au préambule et à l’article 9.1 de la Charte québécoise, mais il a imposé ces modifications sous bâillonFootnote 47 coupant ainsi court aux débats parlementaires nécessaires à la modification de cette loi fondamentale. S’il faut reconnaître que le non‑respect du statut spécial de la Charte québécoise est cohérent avec les arguments fournis pour justifier une dérogation générale à cette même Charte, il constitue un obstacle tout aussi important à une éventuelle incarnation juridique de l’interculturalisme comme modèle de gestion de la diversité au Québec.

CONCLUSION

Le respect des droits et libertés de la personne de tous les justiciables, qu’ils fassent partie de groupes majoritaires ou minoritaires, est une condition sine qua non de légitimité politique. Et cette légitimité passe nécessairement par le respect d’institutions indépendantes qui pourront déterminer si (et dans quelle mesure) une proposition gouvernementale donnée respecte ces mêmes droits et libertés de la personne.

Le droit constitutionnel canadien fait actuellement des tribunaux judiciaires les arbitres indépendants chargés d’évaluer la compatibilité des actes législatifs et gouvernementaux avec les droits et libertés de la personne. Il ne s’agit pas du seul modèle applicableFootnote 48, mais toute proposition de substitution, pour être crédible et respecter les conditions minimales d’effectivité de ces garanties fondamentales, passe nécessairement par la mise en place d’institutions jouissant d’un même degré d’indépendance face aux pouvoirs en place.

Si le caractère distinct de la société québécoise au sein de la fédération canadienne peut tout à fait justifier, sur le plan de la légitimité politique et de la légalité constitutionnelle, la mise en place d’un régime tout aussi distinct de gestion de la diversité culturelle et religieuse, celui-ci ne peut être une fin en soi et doit respecter les conditions d’effectivité des principes universels qui fondent la légitimité des gouvernements démocratiques depuis la Déclaration universelle de 1948.

Les choix faits par le gouvernement du Québec dans la foulée de l’adoption de la Loi sur la laïcité vont, pour les raisons énumérées dans la deuxième partie de notre article, à l’encontre de ces principes. À terme, ils sapent non seulement les chances de pouvoir incarner juridiquement l’interculturalisme, mais les fondements mêmes de ce qui fait du Québec une société pluraliste.

References

1 Voir notamment : Gagnon, Alain G. et Iacovino, Raffaele, « Plaidoyer pour l’interculturalisme », Possibles 24, no. 4 (2000) : 1125 Google Scholar; Gagnon, Alain G. et Iacovino, Raffaele, « Le projet interculturel québécois et l’élargissement des frontières de la citoyenneté », dans Québec : États et société, tome 2, dir. Gagnon, Alain-G (Montréal, Québec : Amérique, 2003), 413436 Google Scholar; François Rocher, Micheline Labelle, Ann-Marie Field et Jean-Claude Icart, Le concept d’interculturalisme en contexte québécois : généalogie d’un néologisme, Rapport présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (CCPARDC), 21 décembre 2007 [en ligne : http://classiques.uqac.ca/contemporains/labelle_micheline/concept_interculturalisme/concept_interculturalisme.pdf]; Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation (Québec, Gouvernement du Québec, 2008); Daniel Salée, « Penser l’aménagement de la diversité ethnoculturelle au Québec: mythes, limites et possibles de l’interculturalisme », Politique et Sociétés 20, no. 1 (2010) : 145-180 et Bouchard, Gérard, L’interculturalisme : un point de vue Québécois (Montréal : Boréal, 2012)Google Scholar.

2 LRQ, c C-12 [ci-après : la Charte québécoise].

3 Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] [ci-après : la Charte canadienne].

4 Principalement, et en ordre chronologique, les trois textes suivants : Louis-Philippe Lampron, « La gestion du pluralisme religieux au Québec – Comment déroger à la Charte canadienne sans déroger à la liberté de religion », Le Devoir, 8 mars 2010, p. A-7 [en ligne: http://www.ledevoir.com/societe/ethique-et-religion/284502/la-gestion-du-pluralisme-religieux-au-quebec-comment-deroger-a-la-charte-canadienne-sans-deroger-a-la-liberte-de-religion]; Louis-Philippe Lampron, « Pour exister, l’interculturalisme doit être inscrit dans une Charte québécoise autonome », Le Devoir, 3 juillet 2015 [en ligne : http://www.ledevoir.com/politique/quebec/444149/pour-exister-l-interculturalisme-doit-etre-inscrit-dans-une-charte-quebecoise-autonome] et Louis-Philippe Lampron, « Après le projet de Charte des valeurs québécoises : quelle laïcité pour le Québec? » Revue japonaise d’études québécoises 7 (2015) : 16.

5 Procédure d’exception, permise par l’article 182 du Règlement de l’Assemblée nationale [en ligne : http://www.assnat.qc.ca/fr/document/14803.html], qui a pour effet de raccourcir drastiquement les délais prévus pour débattre du contenu d’un projet de loi avant son adoption. Ce bâillon a été imposé par le gouvernement en place, mené par la Coalition Avenir Québec et majoritaire au sein de l’Assemblée Nationale au moment de l’adoption de la Loi sur la laïcité : Tommy Chouinard, « La loi sur la laïcité adoptée sous le bâillon », La Presse, 16 juin 2019 [en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/201906/16/01-5230420-la-loi-sur-la-laicite-adoptee-sous-le-baillon.php].

6 LRQ, c L-0.3 [ci-après : la Loi sur la laïcité].

7 Le « plus jamais ça », en référence aux exactions commises par le régime nazi à l’encontre de plusieurs groupes minoritaires – les juifs au premier chef – à partir de leur accession démocratique au pouvoir est à la base du deuxième considérant de la Déclaration universelle des droits de l’Homme : « Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ».

8 Plusieurs passages de cette section ont été tirés de mon article : Lampron, « Après le projet de Charte des valeurs québécoises ».

9 G. Bouchard et C. Taylor, op. cit., note 1, p. 19–20.

10 Ce sociologue s’intéresse depuis plusieurs années à l’interculturalisme, à propos duquel il a notamment publié l’ouvrage : L’interculturalisme : un point de vue Québécois, op cit., note 1 et « Qu’est-ce que l’interculturalisme ? », McGill Law Journal 56, no. 2 (2011) : 395-468. Il a également été l’un des co-présidents de la Commission Bouchard-Taylor, mise sur pied par le gouvernement québécois en 2007 pour mettre un frein à ce qu’on appelait à l’époque : la « crise » des accommodements religieux.

11 Le politologue Alain G. Gagnon, directeur du Centre de recherche sur la diversité et la démocratie (CRIDAQ), a publié plusieurs articles sur la thématique de l’interculturalisme, dont notamment : « Plaidoyer pour l’interculturalisme », « Le projet interculturel québécois et l’élargissement des frontières de la citoyenneté », op. cit., note 1.

12 Ces trois « valeurs communes » de la société québécoise, considérées comme un héritage important de la Révolution tranquille, traversent l’entièreté du Rapport Bouchard-Taylor, op. cit., note 1. Dans le même sens, dans son article de 2011 sur l’interculturalisme, Gérard Bouchard écrivait ce qui suit :

À cet égard, on sait qu’au cours des dernières années, certains jugements de la Cour suprême du Canada ont soulevé de vives protestations au Québec. Une clarification s’impose à ce sujet. Si on en venait au point où, par ses jugements, la Cour suprême, d’une façon répétée et systématique, contredisait et mettait en péril les valeurs fondamentales consensuelles du Québec, comme l’égalité homme-femme, la langue française ou la séparation institutionnelle de l’État et de l’Église, le Québec serait alors pleinement justifié de résister à ces jugements, soit en recourant à la clause dérogatoire de la Constitution canadienne, soit par d’autres moyens juridiques et politiques. G. Bouchard, op. cit., note 10, au para 64.

13 Colombie‑Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c BCGSEU [1999] 3 RCS 3, au para 63. Dans le même sens, voir également : Commission des Droits de la Personne et des Droits de la Jeunesse, Guide d’accompagnement : traitement d’une demande d’accommodement, Montréal, CDPDJ, 2018 [en ligne : http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/Guide_virtuel_accommodement.pdf], p. 21-23 ainsi que Christian Brunelle, Discrimination et obligation d’accommodement en milieu de travail syndiqué (Cowansville : Yvon Blais, 2003), 248 Google Scholar.

14 Voir ce que nous écrivions dans : Louis-Philippe Lampron, « À l’origine des crises des accommodements religieux au Québec : la trop large protection accordée à certaines convictions religieuses préjudiciables », dans La mobilisation du droit et la protection des collectivités minoritaires, dir. Eugénie Brouillet et Louis-Philippe Lampron (Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2013), 173-190.

15 Lesquelles ont par ailleurs fait l’objet d’un brillant résumé en 2020 : Lamy, Guillaume et Mathieu, Félix, « Les quatre temps de l’interculturalisme québécois », Revue canadienne de science politique 53, no. 4 (2020) : 777799 CrossRefGoogle Scholar.

16 Nous attribuons la parentalité de cette image au professeur Lorenzo Zucca, professeur de droit au King’s College de Londres : « A Comment on Lautsi », EJIL Talk : Blog of the European Journal of International Law, 19 mars 2011 [en ligne : https://www.ejiltalk.org/a-comment-on-lautsi/#:~:text=Dr%20Lorenzo%20Zucca%20is%20Reader,College%20London%20School%20of%20Law.&text=The%20quality%20of%20its%20reasoning,decision%20went%20the%20other%20way.]

17 Menesson c France, Cour EDH, 5ème section, no. 65192/11, 26 juin 2014, au para 77. Dans le même sens, voir aussi : Mireille Delmas-Marty et Marie-Lautre Izorche, « Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit : réflexions sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », Revue de droit McGill 46 (2001) : 923; Françoise Tulkens et Luc Donnay, « L’usage de la marge d’appréciation par la Cour européenne des droits de l’Homme : paravent juridique superflu ou mécanisme indispensable par nature ? », Revue de Science criminelle et de droit pénal comparé (2006) : 3-23, et Maria Iglesias Vila, « Subsidiarity, margin of appreciation and international adjudication within a cooperative conception of Human rights », International Journal of Constitutional Law 15 (2017) : 393-413.

18 Cour EDH, G.C. 18 mars 2011, Lautsi c Italie.

19 Cour EDH, G.C. 1er juillet 2014, S.A.S. c France.

20 Louis-Philippe Lampron et Louis Lebel, « Le droit européen des droits de la personne et la Cour suprême du Canada : une perspective canadienne », dans Soixante-dix ans de la Convention européenne des droits de l’homme : intégration européenne et droits de la personne, dir. Jean-Paul Costa, Olivier Delas, Peter Leuprecht, Mulry Mondélice et Kristine Plouffe-Malette (dir.), Revue québécoise de droit international, hors-série (décembre 2020) : 611-626.

21 Ces rares exceptions, le plus souvent, seront prises en considération à l’étape de la justification d’une atteinte aux droits fondamentaux. Dans le cas du Québec, la seule exception qu’il nous a été possible d’identifier provient de l’arrêt Ford c Québec (Procureur général) [1988] 2 RCS 712, dans lequel la Cour suprême reconnait que l’importance de protéger la prédominance de l’usage du français au Québec est un facteur susceptible de justifier une atteinte à la liberté d’expression des non-francophones (voir en particulier les paragraphes 72 et 73 de l’arrêt).

22 L’exemple le plus clair de la subordination des lois quasi-constitutionnelles à l’interprétation que les tribunaux canadiens font des droits et libertés protégés par la Charte canadienne est sans contredit le raisonnement suivi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vriend c Alberta [1998] 1 RCS 493. Dans cette affaire, la Cour a contraint le législateur albertain à élargir la liste des caractéristiques personnelles sur la base desquelles la discrimination était interdite en Alberta, en y incluant le motif de l’orientation sexuelle, parce que le caractère trop restrictif de cette liste de caractéristiques personnelles constituait une atteinte injustifiée à l’alinéa 15 (1) de la Charte canadienne.

23 L’exemple le plus patent pouvant être trouvé dans les introductions des motifs majoritaires et dissidents de l’arrêt Bruker c Marcovitz [2007] 3 RCS 607, aux para 1-2, 101-102.

24 En référence au partage constitutionnel des compétences, prévu par les articles 91-95 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict, c 3 (R.-U.).

25 Loi concernant la Loi constitutionnelle de 1982, LRQ, c L-4.2.

26 Voir en particulier les développements de la Cour suprême sur cette question dans l’arrêt Ford c Québec (Procureur général), précité, note 21, aux para 23–36.

27 Cette « dérogation sans suspension » des droits constituait d’ailleurs le titre de notre texte de 2010 : Louis-Philippe Lampron, op. cit., note 4.

28 Voir notamment sur cette question la précision faite par le sociologue Gérard Bouchard dans une lettre ouverte publiée dans Le Devoir : « L’interculturalisme est un décalque du multiculturalisme canadien. Ses composantes, à l’exception de la deuxième, sont absentes du multiculturalisme ou y tiennent une place secondaire. Cependant, parce que l’interculturalisme favorise le pluralisme, c’est-à-dire le rejet de l’assimilation, certains concluent à l’identité des deux modèles. C’est une erreur. Le pluralisme est une norme internationale conçue en réaction aux horreurs de la dernière guerre mondiale. La majorité des nations démocratiques y souscrivent à leur façon et l’intègrent à leur politique de gestion de la diversité. Mais les modèles qui en résultent en proposent des applications spécifiques qui les différencient. » : Gérard Bouchard, « Des malentendus autour de l’interculturalisme », Le Devoir, 15 août 2019 [en ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/560626/des-malentendus-autour-de-l-interculturalisme]. Dans le même sens, et comme exemple de confusion entre les concepts, il est intéressant de lire l’archétypal échange de textes d’opinions entre l’éditorialiste François Cardinal, de La Presse, et Jack Jedwab, président de l’Association d’études canadiennes, survenu en 2017 : François Cardinal, « Sale multiculturaliste », La Presse, 19 février 2017 [en ligne : https://www.lapresse.ca/debats/editoriaux/francois-cardinal/201702/18/01-5071010-sale-multiculturaliste-.php] et Jack Jedwab, « Je suis un sale multiculturaliste », La Presse, 1er mars 2017 [en ligne : https://plus.lapresse.ca/screens/b42a1f02-c0a7-4c2f-8c35-65828d2d1cf3__7C___0.html].

29 L’article 27 de la Charte canadienne a en effet été adopté bien des années après l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme canadien LRC (1985), c 24 (4ème suppl.) qui précisait les tenants et aboutissants de ce modèle de gestion de la diversité.

30 Pour une analyse détaillée sur cette question, voir ce que nous écrivions dans Louis-Philippe Lampron, « Les risques de la Loi sur la laïcité – bien au-delà de l’interdiction du port de signes religieux », dans Modération ou extrémisme? Regards critiques sur la loi 21, dir. Dia Dabby et Dominique Leydet (Québec, PUL, 2020), 211-226.

31 Nous reprenons ici des passages importants des sections 2.4 et 2.5 du mémoire que nous avons déposé devant la Commission des institutions de l’Assemblée nationale le 8 mai dernier : Louis-Philippe Lampron, Le projet de loi no. 21 : dialoguer et convaincre plutôt qu’interdire et déroger, mémoire déposé devant la Commission des institutions dans le cadre des consultations générales sur le projet de loi n° 21 sur la laïcité de l’État, Québec, 8 mai 2019.

32 Soulignons par ailleurs qu’une telle dérogation « mur à mur » aux deux Chartes des droits applicables sur le territoire québécois a également été intégrée dans un projet de loi proposé par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec pour renforcer les dispositions de la Charte de la langue française, LRQ, c C-11 : Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, projet de loi 96, 1ère session, 42ème législature (Québec), articles 199-200.

33 Le renouvellement d’une disposition de dérogation est en effet permis en vertu de l’alinéa 33 (4) de la Charte canadienne.

34 Voir notamment cette affirmation du ministre responsable de l’adoption de la Loi sur la laïcité, Simon Jolin-Barrette, qui affirmait, le jour de la présentation du projet de loi : « Écoutez, la charte… la disposition de dérogation a été utilisée à plus d’une centaine de reprises par les gouvernements successifs ici à titre préventif au Québec. Il revient au Parlement du Québec et non pas aux tribunaux de décider d’un choix aussi fondamental pour l’organisation de la société. Et la société québécoise, elle est distincte, elle a ses propres spécificités. Et au Québec, la laïcité, c’est une valeur fondamentale, et c’est un choix d’organisation de la société, alors ça appartient aux élus de l’Assemblée nationale de faire ce choix-là, et c’est pour ça que nous mettons la clause dérogatoire » [nos soulignés]. Assemblée Nationale du Québec, Conférence de presse de M. Simon Jolin-Barrette, leader parlementaire du gouvernement et ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion suite au dépôt du projet de loi sur la laïcité de l’État, 28 mars 2019 [en ligne : http://www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-51999.html?appelant=MC]. Quelques jours avant cette affirmation du Ministre Jolin-Barrette, le premier Ministre François Legault avait également tenu des propos similaires : Tommy Chouinard, « Signes religieux : Legault justifie le recours à la clause dérogatoire », La Presse, 2 mars 2019 [en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/201903/26/01-5219677-signes-religieux-legault-justifie-le-recours-a-la-clause-derogatoire.php].

35 Il s’agit là de la première raison donnée par le Premier ministre Legault (éviter des longues batailles juridiques) lors d’une adresse à la population qu’il a diffusée, à propos de ce qui n’était alors qu’un projet de loi sur la laïcité de l’État (Projet de loi no. 21), le 31 mars 2019 : Le Devoir, Laïcité : François Legault s’adresse aux québécois [en ligne : https://www.youtube.com/watch?time_continue=107&v=QaEvxExis34&feature=emb_logo].

36 Voir notamment : Mylène Crête, « La bataille judiciaire s’engage autour de la Loi sur la laïcité de l’État », Le Devoir, 18 juin 2019 [en ligne : https://www.ledevoir.com/politique/quebec/556920/il-n-y-aura-pas-de-police-de-la-laicite-assure-jolin-barrette]. Une deuxième contestation judiciaire a récemment été annoncée par la Commission scolaire English-Montréal : Presse Canadienne, « Loi sur la laïcité : la CSEM contestera en justice », Cyberpresse.ca, 26 septembre 2019 [en ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/education/201909/26/01-5242948-loi-sur-la-laicite-la-csem-contestera-en-justice.php]. Ces nombreuses contestations judiciaires de la validité constitutionnelle de la Loi sur la laïcité ont été regroupées et ont mené à la décision Hak c Québec (Procureur général), 2021 QCCS 1466, qui a été portée en appel : Marco Bélair-Cirino, « La Loi sur la laïcité de l’État est maintenue », Le Devoir, 21 avril 2021 [en ligne : https://www.ledevoir.com/politique/quebec/599155/la-loi-sur-la-laicite-de-l-etat-est-maintenue].

37 Sur les différents arguments constitutionnels qui pourraient être soulevés pour contester la loi qui résulterait de l’adoption du PL 21, voir notamment : Louis-Philippe Lampron, « Loi sur la laïcité : Déroger aux chartes n’interdira pas les contestations », billet du blogue Droits de la personne et démocratie, 29 mars 2019 [en ligne : http://www.contact.ulaval.ca/article_blogue/laicite-deroger-aux-chartes-nempechera-pas-les-contestations/]; Maxime St-Hilaire, « Dérogation aux droits dans le projet de loi sur la laïcité de l’État : la synthèse », billet du blogue À qui de droit, 9 avril 2019 [en ligne : https://blogueaquidedroit.wordpress.com/2019/04/09/derogation-aux-droits-dans-le-projet-de-loi-sur-la-laicite-de-letat-la-synthese/]; Hugo Lavallée, « Laïcité : Comment contourner le dispositif de dérogation? », Radio-canada.ca, 31 mars 2019 [en ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1161593/clause-derogatoire-disposition-projet-loi-laicite-quebec-juriste-constitution-liberte-religion]; Jean Leclair, « Rebuilding the Legitimacy of the Notwithstanding Clause », Options politiques, 30 avril 2019 [en ligne: https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/avril-2019/rebuilding-legitimacy-notwithstanding-clause/] et Dia Dabby, « Le western de la laïcité : regards juridiques sur la Loi sur la laïcité de l’État », dans D. Dabby et D. Leydet (dir.), op. cit., note 34, p. 239. Plusieurs de ces arguments ont par ailleurs été soulevés dans la contestation judiciaire de la Loi sur la laïcité qui a mené à la décision : Hak, op. cit., note 36.

38 Voir notamment les mémoires présentés sur cette question à l’Assemblée nationale par le professeur Pierre Bosset et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) : Pierre Bosset, Mémoire sur le projet de loi no. 21 (Loi sur la laïcité de l’État), présenté à la Commission des institutions dans le cadre des consultations générales sur le projet de loi n° 21 sur la laïcité de l’État, Québec, 15 mai 2019, et CDPDJ, Mémoire à la Commission des Institutions de l’Assemblée nationale, présenté à la Commission des institutions dans le cadre des consultations générales sur le projet de loi n° 21 sur la laïcité de l’État, Québec, mai 2019.

39 Voir notamment sur cette question les textes suivants : Louis-Philippe Lampron, « Pour en finir avec la critique inconsidérée du gouvernement par les juges », Le Devoir, 24 février 2015, et Louis-Philippe Lampron, « Les droits et libertés de la personne : garde-fous des gouvernements démocratiques », Revue de la Ligue des droits et libertés 37 (automne 2017) 15-16 [en ligne : http://liguedesdroits.ca/?p=4705].

40 Alors qu’on a rajouté le considérant suivant au préambule de la Charte : « Considérant l’importance fondamentale que la nation québécoise accorde à la laïcité de l’État », le premier alinéa de son article 9.1 se lit désormais comme suit : « Les libertés et droits fondamentaux s’exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de la laïcité de l’État, de l’ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec » [nos soulignés].

41 Puisque, paradoxalement, ces modifications ne produiront pas d’effets juridiques tant que la Charte québécoise ne sera pas applicable (en raison de la dérogation générale qu’on retrouve à l’article 33 de la Loi sur la laïcité) aux litiges concernant le régime établi par la Loi sur la laïcité. Voir sur cette question : Louis-Philippe Lampron, op. cit., note 31, sections 2.1 et 2.5.

42 Dans plusieurs de ses textes, le sociologue Gérard Bouchard lie d’ailleurs directement le pluralisme juridique à la découverte des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale, un point de vue que nous partageons entièrement (voir notamment : supra, note 28) .

43 Société du Patrimoine Politique du Québec, Allocution du premier ministre du Québec, Monsieur René Lévesque, Québec, le vendredi 17 mai 1985 [en ligne : https://www.archivespolitiquesduquebec.com/discours/p-m-du-quebec/rene-levesque/allocution-du-premier-ministre-du-quebec-monsieur-rene-levesque-quebec-le-vendredi-17-mai-1985/].

44 Selon la procédure de modification consacrée à l’alinéa 38 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui prévoit que toute modification à la Constitution du Canada nécessite l’approbation du Sénat et de la Chambre des Communes du Canada et d’au moins sept provinces représentant plus de 50 pour cent de la population du Canada.

45 Pierre Bosset et Michel Coutu, « Acte fondateur ou loi ordinaire? Le statut de la charte des droits et libertés de la personne dans l’ordre juridique québécois », Revue québécoise de droit international (juin 2015) : 37-60 [en ligne : https://www.sqdi.org/wp-content/uploads/RQDI_HS201506_7_Bosset-Coutu1.pdf?x13222].

46 Le professeur Bosset est d’ailleurs intervenu en Commission parlementaire pour tenter, malheureusement sans succès, de convaincre le gouvernement de l’importance de respecter ce large consensus et le statut spécial de la Charte québécoise avant de la modifier : Pierre Bosset, op. cit., note 38.]

47 Voir supra, note 5.

48 Voir notamment nos développements sur la question dans : Louis-Philippe Lampron, « Les institutions judiciaires et le phénomène de la judiciarisation du politique au Québec et au Canada », dans La politique québécoise et canadienne : une approche pluraliste, 2ème éd., dir. Alain G. Gagnon (Montréal, PUQ, 2017).