Au Québec, la présence de justiciables non représenté·e·s par avocat·e (JNR)Footnote 1 devant les tribunaux civils ou criminels ne cesse de croître. C’est le cas à tous les niveaux d’instanceFootnote 2, y compris devant la Cour suprême du Canada où 27 % des demandes de pourvoi émanent de JNRFootnote 3. Soulignons qu’il n’existe aucune donnée statistique sur l’activité judiciaire québécoise permettant de démontrer l’augmentation du phénomène; il est néanmoins régulièrement discuté dans la littérature professionnelle, où il est présenté par les acteurs·trices judiciaires comme un problème de plus en plus importantFootnote 4. Le même constat s’observe dans le reste du CanadaFootnote 5 : en Alberta, 45 % des avocat·e·s qui pratiquent en droit familial croient qu’il y a beaucoup plus de JNR depuis cinq ansFootnote 6, de même que 55 % des juges de Toronto et d’HalifaxFootnote 7. Il s’agit par ailleurs d’une tendance internationaleFootnote 8.
La doctrine et la jurisprudence attribuent régulièrement la présence accrue des JNR au manque de confiance des justiciables envers le système judiciaire, notamment à l’égard des avocat·e·s, présentant la non-représentation comme un choix délibéréFootnote 9. Des recherches de terrain menées auprès de JNR démontrent pourtant, depuis plusieurs années, qu’elle est le plus souvent motivée par des contraintes financièresFootnote 10.
Le décalage entre les croyances véhiculées par la jurisprudence et les écrits doctrinaux et la réalité empirique a motivé notre intérêt à mener un premier sondage auprès de la population générale sur sa perception du système de justice et sur le fait de se présenter sans avocat·e devant les tribunaux. Cette démarche de recherche apparaît essentielle en raison de l’absence de données fiables sur la situation de personnes qui, sans s’être elles-mêmes engagées dans une procédure judiciaire, ont néanmoins des besoins de nature juridiqueFootnote 11. En effet, les recherches sur la non-représentation s’intéressent surtout au point de vue et à l’expérience des JNR et des acteurs·trices judiciaires. Or, dans la mesure où, sur une période de trois ans, la moitié des citoyen·ne·s sont appelé·e·s à rencontrer des problèmes de nature juridiqueFootnote 12, les personnes qui ne sont pas actuellement impliquées dans une procédure judiciaire sont susceptibles de s’y trouver engagées au cours des prochaines années. S’intéresser à leur point de vue permet de mieux comprendre le phénomène de la non-représentation et d’en comprendre les causes.
Les études successives menées auprès de la population adulte au Québec depuis près de 25 ans révèlent que près de la moitié des répondant·e·s rapportent une forme ou une autre d’expérience judiciaire, soit à titre de partie, de témoin ou d’observateur·trice, soit à titre de personne en accompagnant une autre. Cette proportion passe à 62 % chez les répondant·e·s de 55 à 64 ans, ce qui tend à démontrer que l’expérience judiciaire n’est pas exceptionnelle et participe d’une expérience sociale de plus en plus courante et partagéeFootnote 13. Il apparaît donc pertinent de s’intéresser aux attentes et aux anticipations des citoyen·ne·s, et à leur capacité de bénéficier du service et du soutien des acteurs·trices de la justice : avocat·e·s et juges.
En collaboration avec le Conseil de la magistrature du Québec, nous avons élaboré un questionnaire comportant trois grandes catégories de questions : 1) les raisons qui inciteraient les personnes à agir non-représentées devant les tribunaux, 2) les attentes envers les acteurs·trices judiciaires et 3) les anticipations quant à l’issue d’une telle entreprise. Ce questionnaire a été intégré à un sondage omnibusFootnote 14 réalisé par la firme SOMFootnote 15 entre les 11 et 21 juin 2015 auprès de 1012 répondant·e·s adultes résidant au Québec.
Concordant avec les résultats d’études menées auprès de JNR, notre sondage démontre clairement que les répondant·e·s ne souhaitent généralement pas agir seul·e·s à la cour et que leurs attentes envers les juges sont importantes. Il permet également de documenter empiriquement les liens entre certaines composantes de leur « localisation sociale » – âge, condition socioéconomique, scolarité et genre – et leur opinion sur le système de justice et la non-représentation. On entend par localisation sociale ce qui suit :
« how social relations and political and economic conditions interact to shape peoples’ actions and experiences. It refers to groups of people affected differentially by social relations of inequality such as gender, “race,” ethnicity, immigrant status, disability, class, and age, as well as their intersections ». Footnote 16
Ces résultats s’inscrivent à la suite de recherches démontrant que les différentes composantes de la localisation sociale se superposent et s’inter-influencentFootnote 17, modifiant le rapport au droitFootnote 18 et à la justiceFootnote 19. Or, si les connaissances actuelles permettent de conclure que les JNR ont généralement un profil typique en termes de localisation socialeFootnote 20, elles ne nous permettent en aucun cas de comprendre comment la localisation sociale forge leur perception de la non-représentation.
Nous discuterons des résultats de cette enquête en nous appuyant sur les recherches empiriques disponibles, qu’elles soient québécoises, canadiennes ou américaines, afin de les contextualiser et de les interpréter. Nous commencerons par présenter les perceptions des répondant·e·s sur l’éventualité d’avoir un jour à se présenter seul·e·s à la cour (1.). Nous aborderons ensuite les facteurs de localisation sociale les plus significativement reliés à leur opinion concernant la non-représentation, soit l’âge, le niveau de scolarité, le revenu et le genre (2.).
I. La non-représentation : entre contrainte, assistance et dispositions
L’étude que nous avons menée démontre de manière évidente que la représentation par avocat·e constitue un idéal pour la grande majorité des répondant·e·s (1.1). Interrogé·e·s sur les raisons qu’ils et elles pourraient avoir d’agir seul·e·s (1.2), ils et elles expriment des craintes et des attentes importantes à l’égard de l’expérience judiciaire (1.3). Certain·e·s répondant·e·s se montrant plus disposé·e·s à agir seul·e·s, nous avons été en mesure d’en dégager un profil typique qui les distingue de la majorité des citoyen·ne·s (1.4).
1. Être représenté·e par avocat·e devant les tribunaux : un idéal soumis aux contraintes économiques
Les résultats du sondage révèlent que, devant l’obligation d’entreprendre une poursuite judiciaire ou de répondre à une action en justice, 90 % des personnes interrogées préfèreraient être représentées par avocat·e (tableau I). La faible minorité de citoyen·ne·s affirmant préférer agir seul·e·s (10 %) compte une proportion plus importante de personnes rapportant ne pas faire confiance aux tribunaux (62 %), une proportion totalement inversée chez 90 % des répondant·e·s, qui préfèreraient être représenté·e·s par un·e praticien·ne et qui font majoritairement confiance aux tribunaux (60 %).
La vaste majorité des répondant·e·s préfèreraient donc être représenté·e·s par un·e avocat·e lors de procédures judiciaires. Ce résultat est en adéquation avec ceux recueillis dans des recherches menées auprès de JNR et d’acteurs·trices judiciaires, qui mettent en lumière les contraintes financières liées à la non-représentationFootnote 21. Il semble par ailleurs que les justiciables aient plus souvent recours aux services d’un·e avocat·e lorsqu’ils et elles considèrent les enjeux juridiques comme sérieux ou agissent comme parties demanderessesFootnote 22. Il est possible d’imaginer que certaines personnes, plus fortunées, soient également plus susceptibles, selon les circonstances, de s’endetter pour obtenir des services juridiques.
Les résultats de deux sondages menés récemment au Québec auprès de la population générale vont dans le même sens. Dans une étude commandée par le ministère de la Justice du Québec, les répondant·e·s considèrent que l’accès aux tribunaux est directement lié aux moyens financiers; 69 % d’entre eux et elles croient ne pas avoir les moyens de faire valoir leurs droits devant les tribunaux. Parmi les coûts à envisager, les honoraires d’avocat·e sont identifiés par 87 % des répondant·e·s comme la dépense la plus susceptible de limiter cet accèsFootnote 23. Un sondage réalisé par le partenariat de recherche Accès au droit et à la justice (ADAJ) en 2018 confirme que près de 90 % des citoyen·ne·s préfèreraient être représenté·e·s plutôt que de se présenter seul·e·s à la cour, et démontre que près des 3/4 d’entre eux et elles jugent ne pas être en mesure de payer plus de 100 $/h pour les services d’un·e avocat·eFootnote 24. Or, les données colligées par le Barreau révèlent que les honoraires médians des praticien·ne·s se situent bien au-delà de cette limiteFootnote 25.
2. Les raisons pour agir seul·e
Interrogé·e·s sur les raisons qui pourraient motiver leur décision d’agir seul·e·s, près de 30 % des répondant·e·s expliquent vouloir garder le contrôle de leur situation et 28 % qu’ils et elles préféreraient investir leur argent ailleurs. Sans même qu’on leur ait offert cette option, le cinquième des répondant·e·s affirment qu’ils et elles n’iraient jamais à la cour sans avocat·e. Seulement 14 % des répondant·e·s croient être mieux placé·e·s qu’un·e avocat·e pour convaincre un·e juge et 8 % agiraient seul·e·s par manque de confiance envers les avocat·e·s (tableau II).
Ces résultats confirment que la non-représentation n’est pas un choix. Si un peu plus du quart des répondant·e·s affirment préférer mettre leur argent ailleurs que dans des services juridiques, il faut en déduire que près de 70 % d’entre eux et elles préfèreraient bénéficier de l’accompagnement d’un·e professionnel·le s’ils et elles en avaient les moyens, malgré la méfiance que plusieurs affichent à l’égard de leurs services. Un sondage réalisé en 2014 révélait d’ailleurs que 75 % des personnes sondées favoriseraient en priorité la consultation d’un·e professionnel·le à toute autre source d’information si elles avaient « besoin de répondre à des questions d’ordre juridique »Footnote 26.
Le souhait de garder le contrôle de leur situation convainc néanmoins près du tiers des répondant·e·s au sondage qu’agir seul·e peut se justifier, même si, comme nous l’avons vu, 90 % d’entre eux et elles affirment qu’il ne s’agirait pas de leur premier choix. Cette donnée confirme les craintes que d’autres études ont mises en évidence. Aux coûts de la justice s’ajoutent des inquiétudes concernant la perte de contrôle du processus (62 %), le stress lié aux délais de justice (80 %), la complexité du système de justice (70 %), le caractère inhospitalier du contexte judiciaire (81 %), etc.Footnote 27 Des résultats concordants ont d’ailleurs été enregistrés dans d’autres provinces par la professeure Julie MacfarlaneFootnote 28. Il semble néanmoins que certain·e·s JNR soient fermement convaincu·e·s de leur capacité à imposer les termes du litige dans lequel ils et elles sont engagé·e·s sans avoir à tenir compte de la logique juridique qui sous-tend l’activité judiciaire et l’acte de juger. Ils et elles croient ainsi être en mesure de garder le contrôle du débatFootnote 29. C’est le point de vue de près de 15 % des participant·e·s à l’étude que nous avons réalisée.
Quant à la certitude de certains répondant·e·s de pouvoir convaincre le tribunal du bien-fondé de leur position plus efficacement qu’un·e avocat·e, elle a également été constatée dans des études menées auprès de JNRFootnote 30. Pour certain·e·s auteurs·trices, la mise à disposition de formulaires vulgarisés et de trousses d’information juridique, de même que l’accès à Internet sont susceptibles d’expliquer l’impression de pouvoir se débrouiller seul·e.sFootnote 31.
L’analyse des résultats de notre étude démontre toutefois que, pour plus de 90 % des répondant·e·s, la confiance limitée placée dans le travail des avocat·e·s ne constitue pas une raison suffisante pour agir seul·e·s. Le sondage mené en 2016 pour le compte du ministère de la Justice démontre par ailleurs que la moitié de la population québécoise fait « très confiance » ou « assez confiance » aux avocat·e·s et que cette confiance est plus élevée parmi les personnes les plus scolarisées. En contrepartie, 49 % des répondant·e·s disent faire peu ou pas du tout confiance aux avocat·e·sFootnote 32. L’insatisfaction par rapport à des services juridiques reçus dans le passé pourrait expliquer cette situation, du moins en partie, puisque plusieurs études canadiennes menées auprès de JNR démontrent qu’une mauvaise expérience antérieure avec des avocat·e·s motiverait certain·e·s justiciables à agir seul·e·sFootnote 33.
3. L’expérience judiciaire : des craintes et des attentes
Interrogé·e·s sur la situation qui correspond le plus à celle d’une personne agissant seule devant les tribunaux, plus de 40 % des répondant·e·s estiment que celle-ci risquerait de perdre sa cause. Un peu plus du quart estiment qu’ils et elles apprendraient beaucoup de cette expérience, alors que 20 % croient qu’ils et elles n’y comprendraient rien. Finalement, près de 10 % des répondant·e·s pensent qu’ils et elles pourraient compter sur l’aide du personnel de la cour (tableau III).
Il s’ensuit que près de 60 % des personnes interrogées pensent que l’expérience des JNR sera négative, soit parce qu’elles risquent de perdre leur cause, soit parce qu’elles ne saisiraient rien de ce qui se déroule au tribunal, ce qui est cohérent avec les résultats de recherche documentant l’expérience des JNR à la courFootnote 34. Quelques études américaines confirment par exemple que les JNR sont le plus souvent débouté·e·sFootnote 35. Notre analyse de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel du Québec va dans le même sens et établit que les arguments des JNR sont le plus souvent rejetésFootnote 36. Des acteurs·trices judiciaires expliquent cette réalité par le fait que les JNR ont des attentes irréalistes par rapport à leurs perspectives de gagner leur cause, ne connaissent pas le droit, ont de la difficulté à remplir les formulaires et la documentation, ne comprennent pas ce qu’est une preuve, travaillent souvent contre leur propre intérêt, sont influencé·e·s par la télévision et guidé·e·s par leur émotivitéFootnote 37. Dans différentes recherches, des JNR ont rapporté éprouver de nombreuses difficultés tout au long du processus judiciaire, par exemple, avoir eu de la difficulté à remplir les formulaires de la cour, comprendre la procédure et la terminologie juridique, échanger avec les juges et les avocat·e·s et connaître leurs droitsFootnote 38.
Une relation existe cependant entre les motivations qui pourraient amener un·e justiciable à agir seul·e et ses propres anticipations par rapport à l’expérience judiciaire (tableau IV). Il est intéressant de constater, par exemple, que les répondant·e·s qui croient être mieux placé·e·s qu’un·e praticien·ne pour expliquer leur situation aux juges sont également ceux et celles qui sont les plus porté·e·s à croire que cette expérience leur « apprendrait beaucoup de choses ». Ils et elles sont en contrepartie moins nombreux·ses à craindre l’expérience judiciaire et s’inquiètent moins du risque de perdre leur cause ou de ne rien comprendre à l’enquête ou à l’audition. Il ne s’agit cependant que d’une très petite proportion des justiciables potentiel·le·s· (14 %, tableau II), la majorité des répondant·e·s anticipant avec inquiétude l’idée d’agir seul·e·s.
ρ ≤ 0,000
Les nombres en gras sont les plus significatifs.
Nous avons également interrogé les citoyen·ne·s sur l’attitude que les juges devraient avoir lorsqu’une personne se présente à la cour sans avocat·e. Environ 75 % des répondant·e·s croient qu’ils et elles devraient aider cette personne plutôt que de procéder indifféremment avec les deux parties, représentées ou non (tableau V).
ρ ≤ 0,000
Interrogé·e·s sur la façon dont les juges pourraient aider les JNR, les répondant·e·s pensent majoritairement – en premier ou en second choix cumulés – qu’ils et elles devraient d’abord vérifier leur accessibilité à l’aide juridique. Vient ensuite l’idée que les juges devraient leur donner eux·elles-mêmes de l’information. Ils et elles sont moins nombreux·ses à considérer l’assouplissement de la procédure ou l’assistance de l’avocat·e de la partie adverse comme des formes d’aide susceptibles de les aider réellement (tableau VI).
ρ ≤ 0,000
L’étude que nous avons réalisée démontre sans équivoque que la très grande majorité de la population souhaite être représentée par avocat·e dans des procédures judiciaires. Cependant, elle permet aussi de constater que certain·e·s répondant·e·s sont plus disposé·e·s que d’autres à se présenter seul·e·s à la cour et que cette disposition est directement liée à un niveau de méfiance élevée à l’égard des tribunaux et des avocat·e·s.
4. Le profil particulier des citoyen·ne·s disposé·e·s à se présenter seul·e·s à la cour
On peut globalement constater que les répondant·e·s qui affirment préférer se présenter seul·e·s à la cour, soit 10 % de notre échantillon, font preuve d’une confiance beaucoup plus limitée à l’égard des tribunaux (38,5 %) que les autres citoyen·ne·s (59 %). Cette méfiance s’accompagne d’une autre, à l’égard des avocat·e·s (30 % contre 6 %), doublée d’une confiance plus poussée que les autres répondant·e·s dans leur propre capacité à convaincre eux·elles-mêmes un·e juge de leur position (24 % contre 12 %). De même, ils et elles envisagent moins spontanément le risque éventuel de perdre leur cause (22 % contre 45 %) et croient dans des proportions presque inversées (42 % contre 24 %) que l’expérience de la cour leur apprendrait beaucoup de choses. Le tableau VII témoigne de ces différences significatives.
*ρ ≤ 0,000, **ρ ≤ 0,001, ***ρ ≤ 0,031
Finalement, on peut conclure des données recueillies que les répondant·e·s envisageant de se présenter seul·e·s à la cour définissent cette expérience dans une perspective plus personnalisée que formelle ou institutionnelle. Ainsi s’attendent-ils·elles dans des proportions un peu plus élevées (83 % contre 72 %) que le ou la juge leur vienne en aide, qu’il ou elle assouplisse les procédures (34 % contre 19 %) ou suscite la sollicitude de l’avocat·e de la partie adverse (22 % contre 17 %), en contravention du formalisme juridique qui caractérise souvent l’activité judiciaire (et fonde le principe de la justice procédurale) et des conditions mêmes du débat contradictoire. En contrepartie, se définissant comme aptes à agir par eux·elles-mêmes au tribunal, ils et elles s’attendent en proportion moins importante que les juges vérifient leur admissibilité à l’Aide juridique.
Les résultats de notre enquête sont cohérents avec ceux des recherches menées auprès de JNR. Ils démontrent que, pour une majorité de personnes, la non-représentation n’est pas un choix et qu’elle suscite d’importantes appréhensions de même que d’importantes attentes. Ces données permettent également de constater que le niveau de confiance à l’égard des tribunaux et des acteurs·trices judiciaires constitue un facteur particulièrement susceptible d’expliquer la tendance de certain·e·s justiciables à agir seul·e·s. Cette disposition s’accompagne cependant d’attentes spécifiques à l’égard du processus judiciaire. Si les résultats de l’étude mettent en évidence une nette corrélation entre l’opinion des répondant·e·s sur le système de justice et leur propension à s’y présenter seul·e·s, ils démontrent également que la localisation sociale des justiciables est un facteur qui accompagne cette même dispositionFootnote 39.
II. Non-représentation et localisation sociale
Nous traiterons ici des liens entre l’opinion sur la non-représentation et la localisation sociale sous l’angle de l’âge (1), du niveau de scolarité (2), du revenu (3) et du genre (4).
1. L’âge
Le fait d’agir seul·e, et les raisons qui le justifieraient, varient notablement selon l’âgeFootnote 40. Alors que les personnes âgées de 18 à 34 ans l’envisagent en premier lieu parce qu’elles préfèrent mettre leur argent ailleurs (environ 43 %), celles de 45 ans et plus entendent plutôt garder le contrôle de leur situation (28 à 30 % selon la cohorte). En contrepartie, 32,5 % des personnes de plus de 65 ans n’iraient tout simplement pas à la cour sans avocat·e si elles pouvaient en avoir un. C’est également le cas de 26 % des personnes de 55 à 64 ans. On constate globalement que plus les répondant·e·s sont âgé·e·s, plus ils et elles souhaitent avoir recours au service d’un·e praticien·ne (tableau VIII).
ρ ≤ 0,000
Les nombres en gras sont les plus significatifs.
Sur un autre registre, il apparait clairement que les personnes plus âgées entretiennent une vision beaucoup plus personnalisée de leur relation avec les juges que les plus jeunes. Cette attitude s’exprime sous diverses formes dans le cadre de notre étude, et s’illustre particulièrement bien au moyen de la figure 1 suivante.
Ces données mettent clairement en évidence le fait que les attentes à l’égard d’une intervention bienveillante des juges sont beaucoup plus élevées chez les personnes plus âgées que les informateurs·trices plus jeunes. Or les perceptions associées à l’âge sont très souvent corrélées avec celles associées au niveau de scolarité. En effet, pour des raisons historiques et sociologiques connuesFootnote 41, les personnes plus âgées présentent généralement un niveau de scolarité moins élevé que celui des générations suivantesFootnote 42.
2. La scolarité
L’enquête que nous avons réalisée révèle une corrélation très forte entre le niveau de scolarité des Québécois·e·s et leur confiance à l’égard du système de justice. Ces données confirment une tendance très claire, déjà observée au début des années 1990Footnote 43.
Parmi les personnes n’ayant pas terminé leur secondaire, seul·e·s 8 % des répondant·e·s affirment faire très confiance au système de justice; 33 % affirment lui faire assez confiance. En contrepartie, au sein des titulaires d’un diplôme universitaire, plus de 11 % des répondant·e·s disent faire très confiance au système de justice et plus de 62 % disent lui faire assez confiance (Figure 2). Au demeurant, plus le niveau de scolarité est faible, plus la confiance envers le système de justice est fragile.
Ces données concordent avec d’autres. Elles permettent d’expliquer la prédisposition plus élevée des personnes peu scolarisées à se présenter seules à la cour (17 %) alors qu’elle est plus faible (7 %) chez les répondant·e·s les plus scolarisé·e·s (tableau IX). On a indiqué déjà que, même si la proportion des personnes préférant se présenter seules à la cour est faible (10 % de la population), cette tendance s’accompagne souvent d’un niveau de confiance très réduit à l’égard des tribunaux ainsi que des praticien·ne·s. Ce phénomène explique que les personnes les moins scolarisées qui sont également les plus sévères à l’égard du système de justice, affirment paradoxalement être les plus tentées de s’y présenter seules.
ρ ≤ 0,025
Les nombres en gras sont les plus significatifs.
En revanche, ce constat ne se traduit pas directement dans la réalité. L’étude pancanadienne réalisée par Macfarlane révèle en effet que plus de 50 % des JNR avaient un diplôme universitaire.Footnote 44 Dans l’étude menée en Nouvelle-Écosse, 53 % des JNR avaient bénéficié d’études postsecondaires alors que seulement 17 % d’entre eux et elles n’avaient pas terminé leurs études secondaires.Footnote 45 Par ailleurs, dans notre étude, 28 % des personnes sans diplôme secondaire affirment spontanément (sans qu’on leur ait demandé) qu’elles n’iraient jamais à la cour sans avocat·e alors que cette proportion est de 21 % pour la moyenne des répondant·e·s. Ces données révèlent une distance entre les attitudes et les dispositions à l’égard de l’autoreprésentation, d’une part, et les pratiques concrètes des justiciables, de l’autre.
Toujours en regard des attentes des citoyen·ne·s, en réponse à la question sur l’attitude que la ou le juge devrait adopter quand une personne se présente sans avocat·e à la cour, on constate que la tendance à espérer des juges qu’ils et elles « aident le ou la JNR dans sa cause » est plus affirmée chez les répondant·e·s les moins scolarisé·e·s (87 % des diplômé·e·s du secondaire) que chez les très scolarisé·e·s (68 % des diplômé·e·s universitaires). Ils et elles expriment notamment le désir (tableau X) que les juges suscitent la sollicitude de l’avocat·e agissant pour la partie adverse, perspective qui tend à mettre de côté le principe du débat contradictoire.
ρ ≤ 0,000
On sait qu’à l’égard des juges, les mêmes attentes caractérisent les citoyen·ne·s les plus âgé·e·s de notre échantillon. Cette corrélation s’explique, encore ici, par la forte relation entre l’âge et le niveau de scolarité.
3. Le revenu
L’enquête conduite en 2018 par le partenariat de recherche ADAJ révèle le lien substantiel entre le revenu des citoyen·ne·s et leur capacité à bénéficier des services d’un·e avocat·e en cas de besoin : « Si seulement 10 à 14 % des Québécois·e·s à faible revenu croient pouvoir payer les honoraires d’un·e avocat·e , cette proportion passe à plus de 50 % pour les citoyen·ne·s dont le revenu personnel dépasse les 100 000 $ par année »Footnote 46. Des études menées dans plusieurs provinces canadiennes vont dans le même sens. Elles ont montré qu’environ 60 % des JNR disposent d’un revenu de moins de 30 000 $, 30 % d’un revenu oscillant entre 30 000 $ et 60 000 $ et 10 % d’un revenu de plus de 60 000 $Footnote 47.
Le sondage mené en 2015 par les auteurs·trices de ce texte rend compte de l’existence d’une relation significative entre la confiance des citoyen·ne·s à l’égard du système de justice et leur revenu. De manière presque géométrique, le niveau de confiance augmente en fonction des ressources des répondant·e·s. Seulement 30 % de ceux et celles dont le revenu annuel est de moins de 15 000 $ disent faire très ou assez confiance au système de justice. En contrepartie de quoi, 71 % d’entre eux et elles affirment s’en méfier. Par opposition, 65 % des personnes bénéficiant d’un revenu annuel situé entre 75 000 $ et 100 000 $ disent faire très ou assez confiance aux tribunaux, et 35 % peu ou pas du tout confiance. Mesuré globalement, 57,5 % des répondant·e·s affirment faire très confiance ou assez confiance au système de justice. De façon tout à fait concordante, on constate que les attentes de ceux et celles qui se présenteraient seul·e·s au tribunal varient également en fonction de leur revenu (tableau XI).
ρ ≤ 0,000
Les nombres en gras sont les plus significatifs.
Les données révèlent ainsi de façon intéressante que, si les conséquences du fait d’agir seul·e·s restent difficiles à établir dans l’esprit des répondant·e·s dont le revenu est plus modeste, ceux et celles dont le revenu est plus élevé (et qui sont généralement les plus scolarisé·e·s) sont majoritairement convaincu·e·s qu’ils et elles y perdraient leur cause.
4. Un effet de genre?
Différentes recherches canadiennes démontrent que les JNR sont majoritairement des hommes, la proportion oscillant entre 63 %Footnote 48 et 52 %Footnote 49. Une des explications avancées pour expliquer le phénomène est que les femmes, disposant d’un revenu en moyenne plus faible, ont plus souvent accès à l’aide juridiqueFootnote 50.
Quant aux attentes et aux appréhensions des hommes et des femmes, l’étude que nous avons réalisée ne rend compte que de variations faiblement significatives, mais néanmoins intéressantes.
Il n’est pas sans intérêt de relever que les femmes (39 %) sont, toutes proportions gardées, moins préoccupées de perdre leur cause que les hommes (49 %) et penchent davantage vers l’idée qu’elles pourraient compter sur l’aide du personnel de la cour, ou qu’elles tireraient beaucoup de leur expérience (tableau XII). Autre élément intéressant, si 70 % des hommes considèrent que le juge devrait aider spécifiquement les JNR lors de leur présence à la cour, cette proportion passe à 75 % chez les femmes. Cette donnée n’est pas sans rappeler celle que nous avons tirée du sondage ADAJFootnote 51 où 55 % des répondant·e·s affirment qu’ils et elles espèrent surtout des juges qu’ils et elles prennent le temps de les écouter; cette proposition passant de 46 % chez les hommes à 64 % chez les femmes.
ρ ≤ 0,002
Les nombres en gras sont les plus significatifs.
L’enquête sur laquelle nous nous sommes fondées ici illustre dans le même sens les attentes des femmes en faveur d’une justice plus personnalisée. Ainsi, parmi les raisons qui inciteraient les répondant·e·s à se représenter eux·elles-mêmes, seulement 6 % des femmes (contre 11 % des hommes) évoquent leur méfiance à l’égard des avocat·e·s alors que 15 % d’entre elles (contre 11 % des hommes) croient être mieux placées qu’un·e avocat·e pour faire valoir leur cause. Même s’il s’agit de variations assez faibles, elles sont statistiquement significatives et confirment des tendances observées ailleurs, notamment dans les études de 2006 et 2018 déjà citées. Elles confirment les attentes des femmes en faveur d’une approche plus interactionnelle que formelle de la justice et montrent la nécessité de recherches plus poussées sur les disparités selon le genre concernant les attentes et les motivations à l’égard de la justice.
L’analyse des résultats de notre sondage sous l’angle de la localisation sociale démontre que le rapport individuel au droit et à la justice est la conséquence directe de structures sociales inégalitaires. Ce rapport différencié au droit constitue le socle sur lequel peut se construire la confiance ou la méfiance envers les professionnel·le·s du droit, la relation avec le système judiciaire et la propension à la non-représentation. Ainsi, contrairement à ce qui est souvent prétendu, les JNR ne forment pas un bloc monolithique caractérisé par les mêmes motivations, attentes et conceptions du système de justice.
III. Conclusion : rapport au droit, localisation sociale et non-représentation
Ces résultats de recherche concordent avec les études menées depuis plus de vingt ans sur la conscience du droit. Alors que la « classe des travailleurs » (« Working-class ») étudiée par Sally Engle MerryFootnote 52 considère le droit comme une « ressource »Footnote 53, les personnes recevant des prestations sociales le considèrent plutôt comme un moyen de contrôle et d’oppressionFootnote 54. De telles études démontrent que le rapport au droit évolue en fonction de la disponibilité des ressources sociales et matérielles, incluant notamment l’éducation, l’expérience, le revenu et l’accès à la représentation par avocat·eFootnote 55. Au risque de passer à côté de l’essentiel dans la compréhension de la réalité de la non-représentation au Québec, il apparaît primordial de considérer la dimension multiforme du rapport au droit et à la justice, laquelle est intimement liée à la localisation socialeFootnote 56.
La recherche que nous avons menée auprès de la population dans son ensemble, démontre amplement la pertinence et la nécessité de poursuivre les recherches auprès de groupes sociaux susceptibles de rencontrer des obstacles particuliers dans leurs contacts avec la justice. Ces obstacles apparaissent inhérents à la complexité de la justice contemporaine. Peut-être sont-ils également constitutifs de notre rapport au droit. Du moins semblent-ils expliquer, en partie, les variations observées entre les citoyen·ne·s dont le profil social est distinct. C’est notamment le cas de leur niveau de confiance dans le système et dans les acteurs·trices judiciaires, de leur disposition face à l’autoreprésentation et de leurs attentes à l’égard des juges. Si les facteurs de localisation sociale circonscrits dans notre étude – âge, niveau de scolarité, revenu et genre – permettent d’identifier certains de ces groupes sociaux, d’autres recherches ont mis en lumière certains facteurs que nous n’avons pas été en mesure de documenter, notamment la racialisationFootnote 57 et la langueFootnote 58. Il nous semble également pertinent de souligner ici qu’il est important de s’intéresser à des citoyen·ne·s vivant des situations personnelles qui se superposent dans certains cas aux problèmes de nature juridique qu’ils et elles rencontrent : problèmes de santé mentale ou de dépendance, notammentFootnote 59.
Soulignons cependant, comme l’enseigne la théorie de l’intersectionnalitéFootnote 60, que c’est l’interaction dynamique des facteurs de localisation sociale qui caractérise le plus l’expérience individuelle et collectiveFootnote 61.
Ainsi, bien qu’il soit dans les faits impossible d’isoler ces facteurs pour en étudier les effets précis sur les expériences judiciaires et le rapport au droit, c’est en les constituant en catégorie d’analyse et en optant pour des cadres théoriques critiques qu’il sera possible de mieux comprendre la réalité de la non-représentation au Québec.
Il nous apparaît également important d’inscrire les résultats de cette étude, et plus largement les travaux sur la non-représentation au Québec, dans son contexte social, politique et juridiqueFootnote 62. Comme nous l’avons déjà constatéFootnote 63, le cadre juridique québécois est particulièrement rigide concernant l’étendue des compétences réservées aux membres des ordres professionnels de juristes, Barreau et Chambre des notaires. Contrairement à la situation rencontrée dans les autres provinces canadiennes, aux États-Unis et en Angleterre, les parajuristes et les étudiant·e·s en droitFootnote 64 ne peuvent rien faire d’autre que donner de l’information juridique alors qu’ils et elles pourraient jouer un rôle important auprès des JNRFootnote 65. L’assistance dans les procédures judiciaires, notamment sous la forme « d’ami·e·s McKenzie »Footnote 66, telle qu’elle est explicitement permise dans d’autres juridictions, n’est pas formellement reconnue et n’a fait l’objet d’aucun débat judiciaire. À l’inverse de ce qui peut être observé dans plusieurs juridictions, notamment américaines, la teneur de l’obligation d’assistance du tribunal est indéterminée et est à établir au cas par cas, ce qui limite la possibilité offerte aux juges de soutenir de façon spécifique les JNR et de rendre plus prévisible le déroulement des procédures judiciairesFootnote 67. À moins d’être en mesure de s’offrir les services d’un·e professionnel·le du droit, les citoyen·ne·s québécois·e·s ne disposent donc pas du soutien offert au sein d’autres juridictions. La spécificité de ce contexte rend essentielle la poursuite d’études qui porteraient sur les conséquences de la réalité contraignante de la pratique du droit sur l’accès à la justice au Québec. D’autre part, elle nous indique que les résultats de la recherche menée ailleurs ne peuvent se transposer au Québec qu’avec beaucoup de prudence.
Cela étant, dans une perspective plus générale, la question des effets de l’institutionnalisation de la justice sur l’accès réel aux services juridiques se pose. On pense ici à la complexification des activités de justice dans la foulée de leur professionnalisation, de leur normalisation et de leur processualisation graduelles. Processus combinés qui font que le principe de l’égalité juridique se trouve compromis par l’institution même qui devrait en assurer la matérialisation.