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Deux journées dans la vie du droit: Georges Gurvitch et Ian R. Macneil*
Published online by Cambridge University Press: 18 July 2014
Abstract
Between 1930 and 1945, Georges Gurvitch devoted several books to the exposition of his “theory of social law.” Since 1968, Ian R. Macneil has extensively developed his “relational theory of contract.” Their common ambition was to overcome the dominant legal doctrine by showing how and why it arbitrarily ignores some fundamental aspects of the social reality of law and contract. Despite their exceptional merits, both theories have failed to exert any significant influence among contemporary jurists. Two fundamental reasons account for that failure. First, Gurvitch and Macneil give an uncompromising priority to the objective of knowledge over the objective of action by trying to reflect systematically the complexity of the social reality of law and contract. On the contrary, the dominant legal theory submits itself to political and professional pragmatism and its needs of logical simplification. Secondly, Gurvitch and Macneil's failure has much to do with their commitment to the ideals of solidarity and autonomy while most of the contemporary jurists espouse an authoritarian conception of law and society.
Résumé
Entre 1930 et 1945, Georges Gurvitch a consacré plusieurs ouvrages à l'élaboration de sa “théorie du droit social.” Depuis 1968, Ian R. Macneil développe sa “théorie relationnelle du contrat.” Leur ambition commune était de dépasser la pensée juridique dominante en révélant comment et pourquoi elle ignore arbitrairement certains aspects fondamentaux de la réalité sociale du droit et du contrat. Malgré leurs mérites exceptionnels, ces deux théories n'ont à ce jour exerçé aucune influence significative dans la communauté des juristes. Cet échec repose sur deux raisons fondamentales. La premère tient au fait que Gurvitch et Macneil ont accordé une priorité inconditionnelle à l'objectif de la connaissance sur celui de l'action en cherchant à rendre compte systématiquement de la complexité de la réalité sociale du droit et du contrat. La théorie juridique dominante se soumet, au contraire, aux exigences de simplification logique du pragmatisme politique et professional. L'échec de Gurvitch et Macneil s'explique, d'autre part, par les idéaux de solidarité et d'autonomie qui inspirent leurs théories tandis que la plupart des juristes adhèrent encore à une conception autoritaire du droit et de la société.
- Type
- Research Article
- Information
- Canadian Journal of Law and Society / La Revue Canadienne Droit et Société , Volume 3 , 1988 , pp. 27 - 52
- Copyright
- Copyright © Canadian Law and Society Association 1988
References
Notes
1. Gurvitch, Georges, L'idée du droit social. Notion et système du droit social. Histoire doctrinal depuis le XVIIe siècle jusqu'à la fin du XIXe siècle (Paris: Sirey, 1932), 152Google Scholar.
2. Macneil, Ian R., “The Many Futures of Contracts,” Southern California Law Review. 47 (1974), 710Google Scholar.
3. Belley, Jean-Guy, “Georges Gurvitch et les professionnels de lapensée juridique,” Droit et Société 4 (octobre 1986), 353–371CrossRefGoogle Scholar.
4. Entre 1930 et 1945, la réflexion de Gurvitch sur le droit s'est exprimée à travers six ouvrages distincts: L'idée du droit social; Le temps présent et l'idée du droit social (Paris: Vrin, 1932)Google Scholar; L'expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit (Paris: A. Pédone, 1935)Google Scholar; Eléments de sociologie juridique (Paris: Aubier, 1940)Google Scholar; Sociology of Law (London: Routledge and Keg an Paul, 1973)Google Scholar (traduction d'une version augmentée des Eléments); La déclaration des droits sociaux (New York: Editions de la Maison française, 1944)Google Scholar. Le dernier texte pertinent est nettement postérieur à cette période: “Problèmes de sociologie du droit,” Gurvitch, dans G. (dir.), Traité de sociologie (Paris: PUF, 1960), tome 2, 173–206Google Scholar. Même si Gurvitch y affirme avoir modifié substantiellement ses conceptions antérieures, dans un sens plus sociologique et moins philosophique, en distinguant plus nettement les jugements de valeur et les jugements de réalité, je me reférerai uniquement ici aux ouvrages antérieurs à 1945 et particulièrement à L'idée du droit social qui témoignent beaucoup plus intensément du processus intellectuel de Gurvitch dans son opposition à la pensée juridique dominante. Pour des précisions concernant la vie de Gurvitch et l'ensemble de son oeuvre, voir Cramer, Robert, “Eléments biographiques et bibliographiques pour une étude de l'apport de Georges Gurvitch à la théorie et à la sociologie du droit,” Droit et Société 4 (octobre 1986), 373–380CrossRefGoogle Scholar.
5. Les textes de Macneil qui seront considérés ici couvrent (non exhaustivement) la période 1968-1985: Contracts. Instruments for Social Cooperation. East Africa. Texts, Cases, Materials, Dar es Salaam (South Hackensack, N.J.: Fred B. Rothman, 1968)Google Scholar; “Whither Contracts?” The Journal of Legal Education 21 (1969), 403–418Google Scholar; Cases and Materials on Contracts, Exchange, Transactions and Relationships (Mineola: The Foundation Press, 1971, 2nd ed. 1978)Google Scholar; “The Many Futures of Contracts,” Southern California Law Review 47 (1974), 691–816Google Scholar; The New Social Contract: An Inquiry into Modern Contractual Relations (New Haven: Yale University Press, 1980)Google Scholar; “Values in Contract Internal and External,” Northern University Law Review 78 (1983), 340–418Google Scholar; “Bureaucracy and Contracts of Adhesion,” Osgoode Hall Law Journal 22 (1984), 5–28Google Scholar; “Relational Contract: What we do and do not know,” Wisconsin Law Review (1985), 483–525Google Scholar; “Reflections on Relational Contract,” Journal of Institutional and Theoretical Economics 141 (1985), 541–546Google Scholar. L'oeuvre de Macneil évolue encore ainsi qu'en témoignent notamment les deux articles suivants: “Exchange Revisited: Individual Utility and Social Solidarity,” Ethics 96 (1986), 567–593CrossRefGoogle Scholar; “Relational Contract Theory as Sociology: A Reply to Professors Lindenberg and de Vos,” Journal of Institutional and Theoretical Economics 143 (1987), 272–290Google Scholar. S'agissant d'abord de comparer des processus intellectuels en recherchant la structure commune de leur opposition à la pensée juridique plutôt que d'analyser en profondeur le contenu respectif des deux oeuvres, je ne crois pas qu'il soit arbitraire de se limiter ici à la période 1968-1985. Au demeurant, même si elle est vraisemblablement appelée à se préciser ou à se modifier dans les années à venir, la pensée de Macneil restera sans doute fidèle à l'idée de “relation contractuelle” qui en est fondamentale.
6. Sur ces deux paradigmes de la sociologie du droit auxquelles il conviendrait d'ajuouter une troisième perspective, celle de la “définition sociale,” voir Tomasic, Roman, The Sociology of Law (London: Sage Publications, 1985), 66–69Google Scholar.
7. Voir Gurvitch, L'idée du droit social pour les doctrines des 17e au 19e siècles inclusivement et Gurvitch, Le temps présent pour celles du 20e siècle.
8. Parmi plusieurs autres sociologues américains du milieu du siècle, Macneil se réfere notamment aux ouvrages de Talcott Parsons et Smelser, Neil, Economy and Society: A Study in the Integration of Economic and Social Theory (Glencoe, Illinois: Free Press, 1956)Google Scholar; et Blau, de Peter M., Exchange and Power in Social Life (New York: J. Wiley and Sons, 1964)Google Scholar; Macneil, , “The Many Futures of Contracts,” 710–720Google Scholar.
9. Dès les premières pages de son ouvrage majeur, Gurvitch fustige le volontarisme du préjugè individualiste qui considère “la volonté commandante de l'individu en petit (l'homme) ou en grand (l'Etat centralisé absorbant ses membres dans une unité simple) comme fondement exclusif de la force obligatoire du droit”: Gurvitch, , L'idée du droit social, 5Google Scholar. Se référant à l'ouvrage de Havighurst, Harold C., The Nature of Private Contract (Evanston, Illinois: Northwestern University Press, 1961)Google Scholar, Macneil n'hésite pas à affirmer que tout contrat se compose de nombreux éléments non exprimés sous la forme de promesse, entre autres des pratiques coutumières que les parties prennent pour acquises sans s'y référer explicitement: Macneil, , “The Many Futures of Contracts,” 731–733Google Scholar.
10. Gurvitch, , L'idée du droit social, 591–710Google Scholar.
11. Sur la critique de Macneil à l'endroit de la doctrine néo-classique en droit américain des contrats, voir “Values in Contract,” 390-397 et “Relational Contract,” 495-508.
12. Gurvitch, , L'idée du droit social, 5-8, 56–59Google Scholar; Macneil, , “The Many Futures of Contracts,” 814–815Google Scholar; Macneil, , “Bureaucracy and Contracts of Adhesion,” 18–22Google Scholar.
13. Ainsi Gurvitch critique-t-il l'excès dans lequel devait verser Léon Duguit en refusant catégoriquement la notion de “droit subjectif” au détriment d'une conception du droit comme synthèse de l'individualisme et de l'universalisme, L'idée du droit social, 626-628. De même Macneil critique le “transactionnalisme pur” au nom d'une conception du contrat basee sur l'idée d'une interaction entre les éléments relationnels et transactionnels, “The Many Futures of Contracts,” 805-806.
14. Gurvitch écartera de son analyse des doctrines anti-individualistes celles qui débouchent sur le mépris de l'idée même du droit Il se réfère notamment à Saint-Simon, , Marx, , Comte, , Fourier, , L'idée du droit social, 5–6Google Scholar.
15. Macneil, , “Relational Contract,” 508–519Google Scholar.
16. Gurviteh, , L'idée du droit social, 95 ssGoogle Scholar; Eléments de sociologie juridique, 167-178; Sociology of Law, 174-181.
17. Macneil, , The New Social Contract, 1-10, 20–30Google Scholar; “The Many Futures of Contracts,” 780-789; “Values in Contract,” 361-366.
18. Voir en particulier les développements consacrés par Gurviteh à 1'interaction des sources primaires (faits normatifs) et des sources secondaires ou formelles dans la vie du droit, Gurviteh, , L'idée du droit social, 132 ssGoogle Scholar.
19. Macneil, , The New Social Contract, 59–70Google Scholar; “The Many Futures of Contracts,” 750 ss.
20. Gurviteh, , L'idée du droit social, 150–153Google Scholar; Eléments de sociologie juridique, 179-209; Sociology of Law, 182-202.
21. Macneil, , “Values in Contract,” 367–390Google Scholar; The New Social Contract, 1-35, 64-70; “The Many Futures of Contracts,” 712-735.
22. Gurviteh, , L'idee du droit social, 53–95Google Scholar.
23. Macneil, , The New Social Contract, 17, 23-24, 28–29Google Scholar.
24. Ce qui n'empêche pas Gurviteh de souligner avec force les excès d'une conception réaliste qui finit souvent par concevoir la totalité formée par le groupe comme une entité extérieure à ses membres. Conçue dans une perspective idéal-réaliste, l'existence du groupe apparaît, en effet, comme immanente à celle de ses membres. Voir par exemple à ce propos son analyse des doctrines de Gierke et Hauriou sur la personnalité morale des groupes, L'idée du droit social, 543 ss., 684-697.
25. Macneil ne semble pas avoir cherché expressément à clarifier le statut de la notion de “groupe” dans sa théorie du contrat, même s'il considère les organisations bureaucratiques comme un phénomène primordial dans la rálité moderne des échanges économiques. Se référant à la théorie sociologique américaine, il précise que sa distinction entre les transactions et les relations contractuelles correspond largement à celle des “non primary and primary relations” (et non “groups”), “The Many Futures of Contracts,” 722. Il conçoit les rapports entre dirigeants et membres ou public des grandes organisations comme un faisceau de relations structurées, The New Social Contract, 81; il affirme que “du point de vue de la théorie relationnelle des contrats, les bureaucraties constituent une espèce de relation contractuelle,” “Bureaucracy and Contracts of Adhesion,” 10.
26. Macneil défnit le droit positif de l'Etat comme “sovereign law” tout en reconnaissant que bien d'autres forces sociales encadrent normativement les relations contractuelles par leur “droit privé” Il se reconnaît en accord avec la conception pluraliste exposed par Lon Fuller sans toutefois élaborer davantage sur la problématique du pluralisme juridique, The New Social Contract, 367-368. S'inspirant explicitement de sa théorie, Gidon Gottlieb n'hésitera pas à proposer une problématique du pluralisme juridique que Gurvitch n'aurait certainement pas désavouée: “Relationism: Legal Theory for a Relational Society,” The University of Chicago Law Review 50 (1983), 567–612CrossRefGoogle Scholar;
Macneil se réfère sommairement à l'article de Gottlieb dans “Relational Contract,” 523 note 184.
27. Gurvitch, , L'idée du droit social, 39–45Google Scholar.
28. Pour une évaluation nuancée de la portée du “dogme de l'identité des espèces” auquel, selon certains, les juristes manifestent une déraisonnable adoration, voir l'ouvrage remarquable de Christian Atias, Théorie contre arbitraire. Eléments pour une théorie des théories juridiques (Paris: PUF, 1987), 155–156Google Scholar.
29. Macneil, , The New Social Contract, 36–70Google Scholar.
30. Gurvitch, , L'idée du droit social, 28-35, 159-160, 552–563Google Scholar; Sociology of Law, 166-178.
31. Macneil, , “The Many Futures of Contracts,” 789Google Scholar.
32. Alan Hunt critique la sociologie du droit de Gurvitch qui aurait fondamentalement négligé les rapports entre le droit et les processus de domination et de pouvoir: “The Sociology of Law of Gurvitch and Timasheff: A Critique of Theories of Normative Integration,” in Spitzer, Steven (ed.), Research in Law and Sociology (Greenwich: Jai Press, 1979), volume 2, 169–204Google Scholar. Robert Gordon signale les mérites de la théorie relationnelle des contrats qui révérait beaucoup mieux que la perspective classique l'importance des rapports sociaux de domination et de hiérarchie dans le fonctionnement du contrat. Il me semble toutefois exagérer la part que Macneil attribue à la domination plutôt qu'a la solidarité: “Macaulay, Macneil and the Discovery of Solidarity and Power in Contract Law,” Wisconsin Law Review (1985), 565–579Google Scholar. Ken Foster n'hésite pas, quant à lui, à classer Macneil parmi les theoriciens du consensus. Mais, les liens qu'il suggère entre la théorie du contrat relationnel et la conception durkheimienne de la solidarité sociale me paraissent nettement excessifs: “Book Review,” Journal of Law and Society 9 (1982), 147Google Scholar.
33. Pour Gurvitch, la part de l'irrationnel dans la réalité sociale du droit réside pour l'essentiel dans les paliers en profondeur où s'exprime le droit spontané, souvent constaté de manière intuitive plutôt que réfléchie, Eléments de sociologie juridique, 175-178; Sociology of Law, 174-176, 180-181. Pour Macneil, la conviction que la réalité humaine échappera toujours en partie à une analyse objective et l'acceptation du caractère partiellement irrationnel de la vie sont des idées inhérentes à la théorie relationnelle du contrat, “Values in Contract,” 409-411.
34. Rohrlich, Jay B., Work and Love: The Crucial Balance (New York: Summit Books, 1980)Google Scholar.
35. Dans son histoire doctrinale de la notion de droit social, Gurvitch consacre ses plus “l'équilibre entre l'Etat et la Société économique,” L'idée du droit social, 327-406. L'é1aboration la plus articulée de son idéal politique se retrouve dans la Déclaration des droits sociaux. Macneil donne certaines indications sur sa conception d'un ordre social meilleur se substituant à la société actuelle dominée par le technocratisme dans The New Social Contract, 108-117; aussi “Values in Contract,” 412 ss.
36. En 1928, le juriste français Julien Bonnecase consacrait un ouvrage intitulé Science du Droit et Romantisme (Paris: Sirey, 1928)Google Scholar à une critique en règle du courant intellectuel se réclamant de l'idée de droit social pour remettre en cause les canons de la pensée juridique dominante. Gurvitch concevait L'idée du droit social comme “un long et perpétuel démenti historique et systématique des affirmations” de Bonnecase, , L'idée du droit social, 14–15Google Scholar. Avant Bonnecase, soit en 1922, un autre juriste frarnçais, Louis Bourgès, avait choisi le titre “Le romantisme juridique” pour un ouvrage par lequel il entendait démontrer que le droit et la liberté étaient ruinés par les principes modernes.
37. Notons toutefois que Gurvitch se référait au concept de “droit social” dans un sens beaucoup plus étendu et substantiellement différent de celui qu'on lui assigne lorsqu'on veut désigner cette partie du droit positif de l'Etat moderne qui se serait développée au nom de la protection des “classes économiquement plus faibles,” L'idée du droit social, 157-158. De même, Macneil se réfère à l'évolution juridique des cinquante dernières années pendant lesquelles l'Etat a introduit des éléments relationnels dans une très grande variété de contrats; mais, la théorie néo-classique du contrat n'a pas réussi à se départir du paradigme centré sur la notion de “promesse contractuelle,” “Relational Contract,” 508; “Reflections on Relational Contract,” 543-545.
38. Carbonnier, Jean, “Gurvitch et les Juristes,” Droit et Société 4 (1986), 347-351, 350–351CrossRefGoogle Scholar.
39. Kidwell, John, “A Caveat,” Wisconsin Law Review (1985), 615–622Google Scholar, at 622. Le reproche de trop grande complexité peut apparaître justifié non seulement par les exigences de l'activité professionnelle, mais aussi par celles de l'activité académique ellemême. Ainsi, Oliver E. Williamson renonce à utiliser dans toute sa richesse la problématique élaborée par Macneil pour ne lui emprunter que certaines idées plus générales qui lui seront par ailleurs nettement profitables, “Transaction-Cost Economics: The Governance of Contractual Relations,” The Journal of Law and Economics 22 (1979), 236, 247–254Google Scholar.
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- Cited by