Fondé sur une enquête statistique et un ensemble d’études de cas, cet ouvrage propose une historiographie de la revue scientifique en France aux xixe et xxe siècles. Malgré les transformations induites par l’ordinateur, Valérie Tesnière dévoile des continuités entre l’imprimé et les formes numériques de la publication. Elle investigue en particulier la persistance du modèle auteur-producteur dans le champ de l’édition spécialisée, arguant que les fondements de la revue au temps des sociétés savantes trouvent un prolongement dans les initiatives d’autogestion universitaires et dans le débat sur la science ouverte.
L’expression « bureau de la revue » se réfère à une mention qui figure communément sur la page de titre des fascicules de publications périodiques dans la première moitié du xixe siècle. Le bureau de la revue, depuis lequel se gèrent les relations avec les auteurs et les lecteurs, regroupe les tâches liées à la production et à la diffusion. À travers ce lieu emblématique de l’entreprise de publication, l’ouvrage retrace la délégation progressive d’une partie du travail à des professionnels de l’édition.
Le concept de bibliographie matérielle, hérité de Roger Laufer et appliqué ici à l’étude des revues, conduit l’autrice à prendre au sérieux le paratexte et l’espace visuel de la page. Dans le prolongement des travaux de Donald McKenzie, Roger Chartier et Henri-Jean Martin, la perspective adoptée reconstitue la revue dans toute son épaisseur, à travers ses avant-propos, sommaires, illustrations, mais aussi sa typographie et ses formats dont les évolutions sont susceptibles d’éclairer autant l’organisation du travail intellectuel que les avancées technologiques.
Outre le dépouillement des revues, l’étude s’appuie sur un corpus de sources telles que les archives privées des entreprises d’édition, les correspondances des responsables scientifiques, les bulletins des sociétés savantes et les catalogues commerciaux des libraires. Sous l’Ancien Régime, les milieux savants utilisent déjà la publication pour certifier et rendre publiques leurs découvertes, comme l’attestent les feuilles d’annonces techniques qui prospèrent au cours du xviiie siècle. La multiplication, dès la monarchie de Juillet, des journaux techniques s’inscrit dans ce prolongement. Ceux-ci assument une fonction juridique de déclaration d’antériorité palliant l’insuffisance des publications des académies.
Comme l’explique V. Tesnière, le recueil périodique recouvre plusieurs besoins comme celui de rationaliser les échanges intellectuels dans les cercles scientifiques. Sous la dénomination de Bulletin, d’Archive, d’Annale ou de Revue, le périodique remplit une fonction d’organe de liaison entre les membres des sociétés savantes. Les travaux de ces dernières, et ceux des sociétés d’émulation, s’appuient sur la remontée d’informations de leurs membres. La Revue zoologique, publiée dès 1838 par la Société cuviérienne sous la direction de l’entomologiste Félix-Edouard Guérin-Méneville (1799-1874), offre aux membres de la Société la possibilité de partager leurs observations après un examen du directeur et d’un comité d’évaluateurs parisiens. Il revient le plus souvent aux secrétaires des sociétés savantes d’organiser la matière à publier et d’en assurer la diffusion. Au Journal d’agriculture pratique, l’entrepreneur de presse Jacques-Alexandre Bixio (1808-1865) et son ami Jean-Augustin Barral (1819-1884), respectivement docteur en médecine et chimiste, collaborent quant à eux avec des correspondants agronomes auxquels ils confient des chroniques mensuelles et des traductions. La répartition collective du travail d’écriture s’observe pareillement au Journal de chimie médicale, de pharmacie et de toxicologie, lancé en 1825, où des chimistes, des pharmaciens et des médecins produisent des recensions signées. Le périodique structure les communautés professionnelles et permet, dans une certaine mesure, de dépasser l’espace de sociabilité des sociétés savantes.
Cependant, l’autrice attribue plus directement le développement des revues scientifiques et techniques à une demande de savoirs spécialisés dans un contexte où les entités officielles d’enseignement ne prennent pas en charge la formation continue des praticiens. La périodicité mensuelle, adoptée au xixe siècle, concilie en effet les temporalités de l’élaboration collective des textes et de la fabrication avec le besoin d’information constant des lecteurs.
D’autres canons se dégagent à la fin du xixe siècle, qui résultent des pratiques dans les milieux professionnels. D’après V. Tesnière, l’organisation des sommaires des diverses revues rend compte d’appétences communes pour une actualité intéressant un domaine particulier. La forme tripartite du périodique, avec les communications, la veille bibliographique et l’actualité scientifique et professionnelle, éclate toutefois au tournant du xxe siècle, au moment où titres scientifiques et professionnels se dissocient.
L’institutionnalisation de la recherche et le foisonnement de l’information entraînent une séparation entre la presse professionnelle et les produits de l’enseignement supérieur et de la recherche. Fait notable de cette partition entre genres éditoriaux, l’actualité professionnelle est exclue des titres scientifiques et reléguée vers d’autres supports imprimés. Dans ce mouvement, les sommaires des revues proprement scientifiques se stabilisent autour de trois composantes que sont les articles, les recensions et la veille bibliographique. D’autres normes éditoriales se précisent au cours de la période qui suit et font progresser la standardisation de façon plus ou moins uniforme selon les titres et les champs disciplinaires.
L’histoire des formes et des contenus des revues s’inscrit dans des contextes de production où interviennent d’autres professionnels. Au xixe siècle, les rédactions délèguent le plus souvent la fabrication à un imprimeur. Ce dernier se choisit dans un environnement géographique immédiat afin de pouvoir exercer un contrôle sur la production. Le paysage de la publication périodique est alors peuplé d’individus aux rôles ambigus et mal définis. Certains libraires-imprimeurs entrent simultanément dans les catégories de savant, libraire et imprimeur, à l’image d’un Jean-Baptiste Huzard (1755-1838), vétérinaire et membre de la Société royale de médecine puis de l’Académie des sciences, qui intervient tant dans l’élaboration du savoir que dans les étapes de rédaction, d’impression et de diffusion. Cependant, ces fonctions tendent à se dissocier dans la seconde moitié du xixe siècle. Comme l’annonce l’autrice, « la postérité de ces entreprises où l’on écrit, l’on exécute et l’on diffuse d’un même mouvement ne tient pas, à terme, quand l’abondance des informations à exploiter excède les capacités de ces petits cercles et quand les filons s’épuisent ou sont concurrencés » (p. 105).
Pour autant, la notion d’éditeur comme intermédiaire entre auteurs et lecteurs n’advient pas soudainement. C’est d’abord le libraire, à qui est confiée la gestion des abonnements, que l’on sollicite pour pallier les limites des réseaux de correspondants étrangers des sociétés savantes. Un libraire comme Jean-Baptiste Baillière (1797-1885), qui gère avec ses frères des officines à Londres, Madrid et Buenos Aires, assure par exemple une diffusion mondiale aux titres de médecine. Les librairies s’imposent sur le marché de la diffusion des revues, lui-même inscrit dans une économie du livre. À partir de 1870-1880, la répartition des rôles entre services d’abonnement et bureaux scientifiques des revues épouse sa forme actuelle, scindant la pratique éditoriale entre volets commercial et scientifique.
Ici encore, V. Tesnière met au jour des figures intermédiaires, celles des libraires-éditeurs ayant suivi un cursus universitaire et qui jouissent d’une double compétence, scientifique et technique. Albert-Paul Gauthier-Villars (1861-1918), qui s’illustre dans l’édition des mathématiques, est lui-même polytechnicien, Georges Masson (1839-1900) et Germer Baillière (1807-1859) sont médecins, et Félix Alcan (1841-1925) normalien mathématicien.
L’ouvrage montre comment George Masson met à profit sa connaissance des orientations de la médecine pour bâtir un catalogue commercial adossé à l’évolution de la science et de l’université. À l’instar de Masson, les librairies tentent de dominer un segment de ce nouveau marché que constitue l’édition spécialisée. La concentration de titres dans les catalogues de quelques maisons d’édition aboutit bientôt à des monopoles. Gauthier-Villars s’impose en mathématiques, Dalloz dans le droit, Alcan en sciences humaines et sociales, Masson en médecine et Hachette dans les lettres. Au tournant du xxe siècle, le libraire est devenu un acteur incontournable de l’édition et coordonne l’ensemble de la production. La perte de contrôle des comités de rédaction sur la chaîne d’édition se poursuit après 1945, lorsque le travail de mise en forme éditoriale et la relecture des épreuves sont délégués à des tiers.
Le modèle des presses d’université qui émerge en parallèle témoigne pourtant d’une volonté de maîtrise des circuits de production et de diffusion des produits de la recherche par les milieux savants. Dès les années 1920, des collectifs d’auteurs portent des initiatives d’édition autogérées dans le monde académique français. Créées sur le modèle des presses d’université américaines, les Presses universitaires de France prennent la forme d’une société coopérative d’édition destinée à satisfaire les besoins de la communauté. Cette résurgence des auteurs-producteurs rappelle le rôle des sociétés savantes d’autrefois, mais prend place dans une économie de la connaissance dans laquelle l’université occupe le premier plan. Exemplaires par ce qu’elles disent des milieux savants, les entreprises d’autogestion demeurent limitées. Elles subsistent grâce au soutien de l’État qui intervient plus régulièrement sur le marché de l’édition scientifique au cours du siècle.
Tout au long du xxe siècle, la filière et l’objet revue même connaissent de profondes transformations. Alors que l’anglais s’impose comme la langue de publication, éditeurs et institutions de recherche français se voient contraints d’élaborer des stratégies internationales de diffusion. Une réponse à l’internationalisation de la recherche consiste ainsi à fusionner des titres au niveau européen. Réunir un comité de rédaction international, accepter des articles en anglais et angliciser les résumés constituent d’autres exemples à l’échelle de la revue. Malgré ces stratégies, le secteur se reconfigure autour d’oligopoles internationaux, comme en témoigne l’absorption de Masson par le groupe Reed Elsevier en 2005.
La pression de l’internationalisation, conjuguée à l’inflation du poste d’impression, renverse les modèles économiques bien établis des revues et conduit à une remise en cause du modèle de l’imprimé. Ce processus, amorcé dans les années 1990, s’intensifie au début du xxie siècle sous l’influence des plateformes éditoriales numériques. Le modèle de revue adopté dans le contexte de l’imprimé est ébranlé par la fragmentation accrue des contenus et l’autonomisation des articles sur internet. Cette fragmentation numérique, qui s’inscrit dans le prolongement des feuillets mobiles, des ventes à la découpe et des tables séparées, révèle une aspiration à optimiser le temps consacré à la recherche d’information. Par ailleurs, le statut et le rôle de la revue dans les milieux savants changent. L’injonction à publier dans le monde académique façonne les carrières des chercheurs désireux, et contraints, de diffuser leurs travaux dans les revues réputées les meilleures. Privées d’une partie de leurs auteurs et lecteurs, les revues doivent faire face à une concurrence mondiale ou encore s’adapter à l’évolution des pratiques de la recherche documentaire dans un contexte de production massive des données scientifiques. Ainsi, l’ouvrage donne à voir le passage d’une « revue conquérante » à une « revue ébranlée » (titres respectifs des deuxième et troisième parties) dont la forme et le contenu, à l’ère du numérique, restent à redéfinir.