Article contents
Sur la formation des prix dans l’économie du haut Moyen Âge
Published online by Cambridge University Press: 20 January 2017
Résumé
Durant le haut Moyen Âge, l’échange marchand coexiste avec l’échange non marchand. Le but de cet article est d’examiner la présence de ces deux grandes modalités de l’échange au sein de la vie économique durant une période où l’existence même de surplus fait question. Les déficiences supposées des moyens de production, leur éventuelle inadéquation avec le développement, l’incompétence – elle aussi postulée – des Élites font que l’échange par le marché et la possibilité qu’il existe un secteur de profit sont le plus souvent sous-évalués, voire niés. Les Élites sociales tout comme les agriculteurs ou les commerçants ont à l’égard de la production, de la consommation et de l’échange des attitudes très nuancées et complexes. Les moines savent, au VIe siècle, comment se forment les prix et comment il faut jouer avec les règles pour assurer son salut, tout comme au IXe siècle et la comparaison entre les pratiques d’Adalhard de Corbie et la règle de saint Benoît (ou celle du maître) livre l’explication de leur attitude à l’égard des prix : pour eux, les choses ont une valeur qu’il est possible de mesurer et de modifier. L’attitude des Élites carolingiennes et post-carolingiennes lors des famines permet d’établir comment les autorités ont compris les règles de l’échange marchand à l’intérieur d’un monde chrétien. Il y a, au bout du compte, un savoir partagé mais tacite sur le fonctionnement des échanges et une conscience de ce que, en fonction des buts poursuivis, ceux-ci peuvent prendre plusieurs formes.
Abstract
During the Early Middle Ages, market exchange coexists alongside non market exchange. The aim of this paper is to examine how these two great modalities of exchange could be present at the same time in economic life, as the existence of marketeable surplus is itself doubtful. The presumed deficiencies of the means of production, their presumed unsuitability for economic development, the postulated incompetence of the elites, all combine to undervalue, even deny that a profit sector might be possible. Yet social elites as well as farmers or shopkeepers had sophisticated attitudes towards production, consumption and exchange. Sixth-century monks knew how prices were formed, and how to tinker with rules to ensure one's salvation. This knowledge also existed, within a very different framework, in the ninth century, and the comparison between the practice of such men as Adalhard of Corbie and saint Benedict, give an explanation of attitudes toward prices: for them, things had a value that could be measured and even modified. The attitude of the Carolingian and post-Carolingian elites during famines allows us to understand how social and political authorities understood market exchange rules within a Christian society. There was a shared but tacit knowledge about exchange and a clear awareness that they could take several forms.
- Type
- Économie médiéval
- Information
- Copyright
- Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2011
Footnotes
Je tiens à remercier Florence Weber et Jean-Pierre Devroey de leur relecture ainsi que de leurs critiques et suggestions. J’en ai tenu le plus grand compte possible.
References
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32- Ibid., p. 35-51. Ce qui suit, d’après L. Feller, «Histoire du Moyen Âge et histoire économique…», art. cit., p. 39-60.
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72- Voir, en dernier lieu, Wickham, Chris, «Conclusions», in Feller, L. et Wickham, C. (dir.), Le marché de la terre au Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 2005, p. 625–642.Google Scholar
73- F. Bougard, «Adhalard de Corbie…», art. cit., p. 58, § 4.
74- Je m’éloigne ici de l’interprétation de F. Bougard qui comprend le mot pertinere adcomme un rapport de proximité géographique alors qu’il s’agit, à mon sens, d’un rapport de propriété : la terra […] que ad Brexia pertinetest celle dont le monastère non nommé de Brescia est propriétaire et c’est elle qui, logiquement, a une valeur d’échange trois fois supérieure à celle située près de Nonantola.
75- Voir Monique BOURIN, John DRENDEL et François MENANT (dir.), Les disettes dans la conjoncture de 1300 en MÉd.terranée occidentale, 27-28 février 2004, École française de Rome (sous presse) et l’article de Monique BOURIN et al.dans ce numéro. On attend avec impatience l’ouvrage que Pere Benito prépare sur les famines mÉdiévales prises dans leur ensemble. Voir, en dernier lieu, Pere BENITO, «Retour au Toulousain. Famines graves, exode et persistance de la famine en Catalogne à l’époque du comte Raimond Borell», inC. DENJEAN (dir.), Sources sérielles et prix au Moyen Âge. Travaux offerts à Maurice Berthe, Toulouse, CNRS/université de Toulouse-Le Mirail, 2009, p. 43-80. La mobilisation des thèses de A. Sen a considérablement contribué à faire repartir une réflexion bloquée par les apories construites et laissées en l’état par le débat des années 1960-1970. Voir, pour une approche de la question, Trevor H. ASTON et Charles H. E. PHILPIN (dir.), The Brenner debate: Agrarian class structure and economic development in preindustrial Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. Il a fallu attendre les travaux de William Jordan pour que l’on commence à sortir, en ce qui concerne la crise du bas Moyen Âge, des termes du débat imposé par les néo-malthusiens : William C. JORDAN, The great famine: Northern Europe in the early fourteenth century, Princeton, Princeton University Press, 1996. Voir, surtout, l’ouvrage fondamental pour notre propos de Amartya SEN, Poverty and famines: An essay on entitlement and deprivation, Oxford, Clarendon Press, 1981.
76- Da Silva, Marcelo Candido, L’«économie morale» carolingienne (fin VIIIe-début IXe siècle), à paraître.Google Scholar
77- Monumenta Germaniae Historica, Leges, t. IV, Karoli Magni Capitularia, Éd. par A. Boretius, Berlin, Weidmann, 1824, no 44, p. 122-123 (a. 805) : «Si survient une famine, une épidémie, une pestilence, un désordre météorologique ou quelque autre accident, que l’on attende pas notre Éd.t mais que sur le champ l’on se mette à implorer la miséricorde divine» (De hoc si evenerit fames, clades, pestilentia, inaequalitas aeris vel alia qualiscumque tribulatio, ut non expectetur edictum nostrum, sed statimdepraecetur Dei misericordia).
78- Historica, Monumenta Germaniae, Scriptores, t. XVI, Annales Mosellani, Hanovre, Hahn, 1869, p. 498, no 23 :Google Scholar «La famine, qui a commencé l’année d’avant, devient si grande que non seulement elle contraint à manger des nouritures immondes, mais que, en plus, conséquence de nos péchés, elle fait que des hommes mangent des hommes, les frères des frères, et les mères leurs enfants. On vit la même année, dans le royaume, par divers lieux, de fausses récoltes dans les champs, les sylves et les marais : on voyait et touchait une immense quantité de denrées mais on ne pouvait rien en manger» (Famis vero, quae anno priori caepit, in tantum excrevit, ut non solum alias immundicias, verum etiam, peccatis nostris exigentibus, ut homines homines, fratres fratres ac matres filios comedere coegit. Ostensa autem eodem anno in ipso regno per diversa loca vemo tempore falsa annona per campos et silvas atque paludes innummera multitudo, quam videre et tangere poterant, sed comedere nullus). Voir sur ce passage et ses obscurités : Vincent VANDENBERGH, «‘Fames facta est ut homo hominem comederet’ :l’Occident mÉdiéval face au cannibalisme de survie (Ve-XIe siècle)», Revue belge de philologie et d’histoire, 86-2, 2008, p. 217-272, ici p. 243-244. Voir également Jean-Pierre Devroey, «Dîme et économie des campagnes à l’époque carolingienne», in Viader, R. (dir.), La dîme dans l’Europe mÉdiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010, p. 38-63, ici p. 48 et 50.Google Scholar
79- Historica, Monumenta Germaniae, Karoli Magni Capitularia, op. cit., no 23, p. 73– 74, Google Scholar §4 : «Que personne ne vende le grain, que ce soit en temps d’abondance ou en temps de cherté, en mesurant à l’aide du muid public nouvellement établi, plus cher que deux deniers le muid d’avoine» (ut nunquam carius vendat annonam sive tempore abundantiae sive tempore caritatis, quam modium publicum et noviter statutum, de modio avena denario duo).
80- Ibid., no 46, p. 132.
81- Pour une définition de ces catégories, dans le contexte de la génération successive : Gaëlle Calvet, «Cupiditas, avaritia, turpe lucrum. Discours économique et morale chrétienne chez Hincmar de Reims (845-882)», in Devroey, J.-P., Feller, L. et Jan, R.Le(dir.), Les Élites et la richesse…, op. cit., p. 97–112.Google Scholar
82- Monumentagermaniaehistorica, Karoli Magni Capitularia, op. cit., no 46, p. 132 : «Quiconque achète au temps de la moisson ou de la vendange mais à cause de sa cupidité du grain ou du vin, et qu’il achète, par exemple, un muid pour deux deniers et qu’il le conserve jusqu’à ce qu’il puisse le vendre contre quatre ou six deniers, voire davantage, cela nous l’appelons un gain honteux. S’il achète pour ses besoins, qu’il le garde pour lui et en fournit à d’autres, cela nous l’appelons négoce» (Quicumque enim tempore messis vel tempore vindemiae non necessitate sed propter cupiditatem comparat annonam aut vinum, verbi gratia de duobus denariis comparat modium unum et servat usque dum iterum venundare possit contra dinarios quatuor aut sex seu amplius, hoc turpe lucrum dicimus; si autem propter necessitatem comparat, ut sibi habeat et aliis tribuat, negotium dicimus).
83- Voir, pour une définition de ce concept, Todeschini, G., Richesse franciscaine…, op. cit.;Google Scholar Weber, M., économie et société, op. cit., p. 396–397;Google Scholar Devroey, J.-P., Puissants et misérables…, op. cit., p. 605–608.Google Scholar
84- Rider, Jeff (Éd.), Vita Karoli comitis Flandrie et vita domni Ioannis Morinensis episcopi, Turnhout, Brepols, 2006, p. 38, chap. 12;Google Scholar Id., Galbertus notarius brugensis. De multro, traditione et occisione gloriosi Karoli comitis Flandriarum, Turnhout, Brepols, 1994, p. 78-80.
85- Voir le texte fameux sur la famine de 1329-1330 à Florence de Villani, Giovanni, Nuova Cronica, Éd. par G. Porta, Parme, Guanda, 1990, vol. 2, liv. 11, chap. 119.Google Scholar
86- Pere Benito, «Marché foncier et besoin d’expertise dans la Catalogne du Xe- XIIe siècles. Le rôle des boni hominescomme estimateurs de biens», inC.Denjean et L. Feller (dir.), Expertise et valeur des choses au Moyen Âge, sous presse.
87- Voir sur ces points Testart, Alain, «Échange marchand, échange non marchand», Revue française de sociologie, 42-4, 2001, p. 719–748.CrossRefGoogle Scholar
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- Cited by