Peter Ericsson et Patrik Winton
Réduire puis rétablir les inégalités Économie politique et financement de la guerre en Suède (vers 1715-1721)
Dans les années 1710, sous la pression d’une guerre en cours, Charles XII, le roi absolu de Suède, met en œuvre une série de mesures fiscales et monétaires qui remettent en question les privilèges traditionnels et impliquent de profondes transformations sociales. La fiscalité est rendue progressive et le crédit de plus en plus important afin de financer la guerre. Les liquidités sont radicalement augmentées, notamment au moyen de la mise en circulation d’une grande quantité de pièces de monnaie fiduciaire. La mort de Charles XII, en novembre 1718, entraîne une réaction hostile à ses politiques militaires. Les mesures fiscales et monétaires sont abolies, provoquant le renversement de l’absolutisme royal ainsi qu’une défaillance partielle de l’État. Cet article s’organise en deux parties. Dans la première, nous cherchons à vérifier l’hypothèse selon laquelle la politique militaire et les mesures monétaires du régime de Charles XII ont conduit à une redistribution des ressources dans la société suédoise, en particulier dans les années 1715-1718. Dans la seconde partie, nous analysons la façon dont les acteurs politiques suédois ont réagi à ces changements socio-économiques entre le décès de Charles XII et le défaut de paiement de 1719. Nos résultats montrent que la monnaie fiduciaire imprégna l’économie et atteint l’ensemble des groupes sociaux, allant même, dans certains endroits, jusqu’à en bouleverser les hiérarchies en vigueur. Les paysans, parmi d’autres groupes de rang inférieur, ont été particulièrement affectés par le défaut de paiement partiel, car ils ont été en grande partie privés de leurs actifs monétaires.
Inequality Challenged and Restored: The Political Economy of War Finance in Sweden, c. 1715–1721
In the 1710s, under pressure from an ongoing war, Sweden’s absolute king Charles XII implemented a number of fiscal and monetary measures that displayed a disdain for traditional privileges and carried a potential for social change. Taxation was made progressive and credit became more important to finance the war. Liquidity was radically expanded, most significantly by the release of very large amounts of fiat coins. Following the death of Charles XII in November 1718, there was a political reaction against the war policies and the fiscal and monetary measures were reversed, resulting in the dismantling of royal absolutism and a partial government default. This study consists of two parts. In the first, we investigate the impact of the war policy and the monetary measures of Charles XII’s regime on the social redistribution of resources in Swedish society, especially in the years 1715 to 1718. In the second, we focus on how the socioeconomic changes were addressed by political agents between the death of Charles XII and the default of 1719. Our results show that the fiat money permeated the economy and reached all social groups, and that in some locations its distribution upset the prevailing social order. Peasants and other low-ranking groups were targeted by the partial default, which largely deprived them of their monetary assets.
Frederick Cooper
Un empire parmi des empires L’économie politique de la France, entre colonisation et décolonisation
Cette réflexion sur le livre de Denis Cogneau, Un empire bon marché, met en évidence l’importance accordée par l’auteur à l’aspect politique de l’économie politique : comment un État colonisateur a-t-il agi à la fois envers ses sujets colonisés et face aux empires rivaux ? Une perspective inter-impériale permet d’expliquer la rapidité de la colonisation au xixe siècle tout autant que celle de la décolonisation au xxe siècle. L’empire n’a ni coûté cher aux contribuables français ni rapporté grand-chose à l’économie française, bien qu’il ait permis à certains individus de s’enrichir et à d’autres de faire une longue et belle carrière. Pour la France, l’empire fut une bonne affaire, car les peuples colonisés ont payé les coûts de leur propre assujettissement. Au contraire, pour ces populations, l’empire ne fut en rien une bonne affaire.
An Empire among Empires: The Political Economy of France between Colonization and Decolonization
This reflection on Denis Cogneau’s Un Empire bon marché (Empire on the Cheap) brings out his emphasis on the political in political economy—how a colonizing state acted in relation to both its colonized subjects and rival empires. An interimperial perspective explains the rapidity of colonization in the nineteenth century as well as that of decolonization in the twentieth. Empire neither cost French taxpayers a great deal nor produced great gains for the French economy, although it allowed some individuals to profit and others to have an illustrious career. For France, the empire was a bargain because colonized people paid the costs of their own subjugation, but for those populations it was not a bargain at all.
Christelle Dumas
Héritage colonial et développement
Après avoir rappelé quelques leçons du livre de Denis Cogneau (Un empire bon marché), je m’intéresse à trois points. Le premier porte sur les effets des différents types de colonisation et questionne l’idée communément admise que les colonies de peuplement sont moins nocives que les colonies d’exploitation ; le deuxième plaide pour une prise en compte fine, au niveau local, du legs colonial dans l’analyse des structures actuelles ; enfin, le dernier reprend la question du modèle de coopération Nord-Sud.
Colonial Legacy and Development
After recalling some of the lessons of Denis Cogneau’s Un empire bon marché (Empire on the Cheap), I focus on three points. The first concerns the effects of different types of colonization and questions the commonly accepted idea that settlements were less harmful than exploitation colonies. The second argues for a fine-tuned consideration of the colonial legacy at the local level when analyzing current structures. Finally, the third takes up the question of the North-South model of cooperation.
David Todd
L’empire bon marché, une excellente affaire
Dans son ouvrage Un empire bon marché, Denis Cogneau clôt un vieux débat en montrant que les coûts de l’empire colonial français ont été dérisoires pour la métropole. Les efforts en matière de développement des territoires colonisés furent même un peu plus faibles que ceux consentis par les autres puissances coloniales. Si l’on prend en considération les avantages politiques et militaires liés à la possession de ses colonies, l’empire colonial a sans doute été une excellente affaire pour la France.
Empire on the Cheap: An Excellent Deal
Denis Cogneau’s Un empire bon marché (Empire on the Cheap) settles an old debate by demonstrating that the costs of colonial conquest and government were very low for metropolitan France. Material support for the development of colonized territories was, if anything, somewhat weaker than in other colonial empires. Overall, and taking into account the political and military advantages of colonial possessions, colonial expansion was almost certainly highly profitable for France.
Denis Cogneau
Les colonisations à l’épreuve de la comparaison Institutions, exploitation, indépendance
Mon livre Un empire bon marché propose une analyse du colonialisme français des xixe et xxe siècles. En partant des commentaires de mes collègues Frederick Cooper, Christelle Dumas et David Todd, je reviens sur la méthode comparative adoptée, puis je discute les motivations préemptives des conquêtes coloniales, la variété des institutions de domination, l’exploitation économique et le non-développement. Je conclus sur l’inachèvement de la décolonisation.
Assessing Colonizations through Comparison: Institutions, Exploitation, Independences
My book Un empire bon marché (Empire on the Cheap) offers an analysis of French colonialism in the nineteenth and twentieth centuries. Drawing on comments by my colleagues Frederick Cooper, Christelle Dumas, and David Todd, I review the comparative method adopted, then discuss the preemptive motivations of colonial conquests, the variety of institutions of domination, economic exploitation, and non-development. I conclude with remarks on the incompleteness of decolonization.
Nicolas Sarzeaud
L’interprétation d’une sainte trace Le Suaire de Turin et la longue histoire des régimes de preuves (note critique)
Si le Suaire de Turin est au cœur d’une controverse médiatique intense centrée sur la question de son authenticité, sa place dans la recherche historique académique est longtemps restée limitée. Il a surtout été l’objet d’une littérature parascientifique, la sindonologie, autoproclamée « science du linceul » qui a cherché à écrire une « préhistoire » de la relique avant son apparition dans la documentation, au xive siècle, mais s’est peu intéressée à la riche trajectoire de l’objet, passant du statut d’image, à Lirey, en Champagne, à celui de relique de la Passion, à Chambéry puis à Turin. Plusieurs travaux récents ont contribué à combler cette lacune. Parmi eux, une monographie d’Andrea Nicolotti, professeur à l’université de Turin, ambitionne à la fois de répondre aux théories fantaisistes qui entourent l’objet et de retracer sa longue histoire. Parmi les questions que cette longue histoire éclaire, celle de l’évolution des régimes de preuve : les linges funéraires, laissés dans le tombeau du Christ, sont traités par l’exégèse comme preuve de la résurrection, et le Suaire de Turin ajoute des indices visibles de la présence d’un corps. Du Moyen Âge à nos jours, le regard sur cette relique a été guidé par la volonté d’interpréter ces traces comme des preuves qui attestent l’histoire sainte, voire en documentent certains détails que les Évangiles ne décrivent pas. Elle met donc en lumière une généalogie ecclésiale, encore trop peu considérée, du paradigme de la preuve par la trace.
Interpreting a Holy Trace: The Shroud of Turin and the Long History of Regimes of Proof (Review Article)
While the Shroud of Turin and the question of its authenticity attract much attention in the media, its place in academic history has long remained limited. It has mainly been the subject of a parascientific literature known as sindonology, the self-proclaimed “science of the shroud,” which has sought to write a “prehistory” of the relic before its first appearance in the sources in the fourteenth century. These texts show little interest in the rich trajectory of the object as it moved from the status of an image in Lirey, Champagne, to that of a Passion relic in Chambéry and then in Turin. Several recent works have helped to fill this gap. In particular, a monograph by Andrea Nicolotti, professor at the University of Turin, aims to respond to the fanciful theories surrounding the object and to trace its long history. Among the questions illuminated by this longue-durée history is the evolution of the regimes of proof mobilized: the burial linens left in Christ’s tomb were treated by exegesis as proof of the resurrection, and the Shroud of Turin adds visible evidence of the presence of a body. From the Middle Ages to the present, the reception of this relic has been guided by the desire to interpret these traces as proof of the holy history, even documenting certain details not mentioned in the Gospels. It thus highlights an ecclesiastical genealogy, still too little considered, of the paradigm of proof by trace.