Aux xvie et xviie siècles, Goa a joué un rôle fondamental dans la production et la circulation des savoirs à l’échelle d’une monarchie comme celle du Portugal. Si le territoire goanais, centre de l’empire portugais en Asie, s’est rapidement imposé comme un lieu privilégié pour l’élaboration des savoirs sur l’Inde dans le cadre de l’empire portugaisFootnote 1, d’autres savoirs ont pu y prendre forme. C’est ce que montre un étrange volume de controverse religieuse, intitulé Magseph Assetat ou Flagellum Mendaciorum Footnote 2 (« Fouet des Mensonges »), sorti des presses jésuites de la ville en 1642. Ce traité, réfutation des principes doctrinaux et liturgiques du christianisme éthiopien, avait été rédigé par le jésuite António Fernandes et avait circulé sous forme manuscrite en Éthiopie même au cours des années 1620. Néanmoins, l’édition de Goa contenait des éléments assez originaux. Non seulement elle s’inscrivait dans un moment où d’autres textes sur la chrétienté abyssinienne étaient écrits à Goa, mais il s’agissait surtout d’un volume qui fut traduit et imprimé en guèze, la langue liturgique des Éthiopiens, utilisant à cette fin des caractères typographiques propres à cette langueFootnote 3.
La reconstitution des espaces de production et des horizons de réception qui entourèrent la publication de ce volume permet de répondre à quelques questions capitales sur l’élaboration et la circulation des savoirs dans les mondes ibériques. Elle conduit d’abord à analyser attentivement la position de Goa en tant que carrefour où, du fait de son statut politique, économique et religieux, convergeaient différents réseaux d’information favorisant la circulation d’individus, de textes et d’images entre les différentes parties de l’empire. Il importe donc de comprendre comment la position stratégique de Goa en a fait un pôle organisateur des savoirs, c’est-à-dire un espace susceptible d’attirer des agents originaires d’autres centres et dans lequel, outre une vaste érudition sur les réalités locales, on accumulait des informations sur d’autres espaces géographiques et culturels et, surtout, où l’on produisait des savoirs relatifs à ces autres espaces.
L’analyse des contextes qui ont entouré l’élaboration et l’édition du traité d’António Fernandes amène également à éclairer des logiques moins explorées de circulation des savoirs au sein d’une monarchie comme celle du Portugal, mettant en lumière les connexions qui, en marge des centres métropolitains, se sont établies entre les différents espaces coloniaux. Quelles ont été les conditions – et aussi les limites – qui ont rendu possible ces connexions entre des centres ou des espaces contrôlés par la couronne portugaise, ou du moins sous la juridiction de son Padroado Footnote 4 ? Appréhender les circonstances qui ont pu favoriser ce type de circulation conduit à s’intéresser à la fois aux acteurs impliqués, aux types de savoirs qu’ils ont mobilisés et à la façon dont ces savoirs ont pu prendre des fonctions et des significations différentes en fonction des espaces traversés. À cet égard, le volume du jésuite permet d’élargir encore la focale, montrant comment la circulation de ces savoirs produits localement pouvait parfois prendre une dimension globale, au-delà même des mondes goanais et éthiopien. En effet, l’édition goanaise du Magseph Assetat ne renvoie pas seulement aux relations complexes qui, dans un schéma tripolaire, se sont établies à l’époque entre Goa, Rome et l’Éthiopie. Elle met également en évidence les dimensions politiques, aux retentissements parfois tout à fait concrets, que pouvaient revêtir les savoirs produits dans le cadre de la mission ou des collèges, dans un moment de tensions géopolitiques particulières. Celles-ci concernaient tout à la fois les religieux de la Compagnie de Jésus, agissant sous la protection du Padroado portugais, et la congrégation romaine De Propaganda Fide, dont les stratégies en Asie et dans l’océan Indien ont représenté un sérieux défi diplomatique et missionnaire pour la couronne portugaiseFootnote 5.
Des monarchies, des empires, des capitales
Les questions que soulève cette enquête se situent à l’intersection de différents champs de la recherche historique – histoire des sciences et des savoirs, histoire des missions, histoire des empires et des mondes ibériques – qui ont connu de profondes transformations épistémologiques et méthodologiques au cours des dernières décennies. En ce qui concerne le premier de ces domaines, la remise en question du grand récit de la « révolution scientifique »Footnote 6 a souligné le caractère socialement construit des sciences et des savoirs et la nécessité de les situer dans les espaces sociaux, culturels, politiques et économiques qui ont conditionné leur production et leur circulation, leur légitimation et les appropriations dont ils ont fait l’objetFootnote 7. À cet égard, la convergence avec certaines problématiques abordées par l’histoire culturelle est significativeFootnote 8 : elle a conduit à examiner des aspects tels que les pratiques sociales, matérielles et littéraires qui entourent le travail scientifique, depuis l’implication de ses acteurs dans les formes de la communication savante jusqu’à l’utilisation d’appareils de mesure et d’enregistrements, écrits ou visuels, pour recueillir l’information, en passant par le recours à l’imprimerie ou la constitution de collections de naturalia Footnote 9.
Toutefois, c’est surtout la notion même de science – lorsqu’elle est appliquée à l’époque moderne – qui a fait l’objet d’une révision critique radicale mettant en évidence les limites épistémologiques inhérentes à un emploi anachronique du terme reflétant la configuration des disciplines scientifiques apparue à la fin du xviiie siècle. Face à la dichotomie traditionnelle entre science et savoir, on a souligné les imbrications existantes à l’époque moderne entre différents types de savoirs – scientifiques et autres – dont les grammaires et les frontières étaient poreuses. La recherche s’est ensuite élargie, mettant en relief des liens naguère impensables entre des domaines tels que la physique et la théologie, et s’ouvrant en même temps à des terrains traditionnellement absents de ce champ historiographique et qui, au-delà des mathématiques et de l’astronomie, comprennent aussi bien l’histoire naturelle que la philosophie morale, la cartographie, les langues, les savoirs religieux ou antiquairesFootnote 10.
Cette ouverture a permis d’explorer le rôle d’acteurs qui, tels les ecclésiastiques et les religieux, étaient exclus du récit traditionnel de l’histoire des sciences. Leur insertion dans l’univers de l’érudition et de la culture écrite de l’époque moderne n’est plus contestée aujourd’hui, et l’on reconnaît leur contribution à la construction des savoirs sur le monde, conséquence de leur implication dans les espaces coloniaux des xvie-xviiie sièclesFootnote 11. En effet, leur position dans le champ missionnaire et dans les sociétés issues de la colonisation leur a conféré un statut d’« experts » de l’empireFootnote 12, comme en témoignent les mémoriaux, les lettres, les chroniques, les rapports de mission, mais aussi de nombreux documents de nature iconographique ou cartographique – qui sont en réalité autant de « textes ». La mission, entendue comme zone de contactFootnote 13, a été un lieu de confrontation avec des épistémologies différentes, aboutissant fréquemment à une interaction complexe entre les savoirs européens et des savoirs locaux que les religieux ont adaptés à leurs propres logiques afin de les comprendre et de les contrôler. À la maîtrise des langues autochtones se sont ajoutées d’innombrables descriptions ethnographiques qui dépeignaient, en les classant et les catégorisant, l’ordre politique, les formes de croyance et les coutumes morales des sociétés rencontrées par les religieux. Dans l’espace missionnaire, les matières plus « scientifiques », souvent issues de l’histoire naturelle, n’ont pas manqué non plus – à l’instar des observations astronomiques effectuées à Bahia, à Lima et à Pékin, ou des savoirs médicaux et botaniques développés en Nouvelle-Espagne et en IndeFootnote 14.
En réalité, plonger dans les espaces de la catholicité et de la mission nous ramène à des géographies longtemps reléguées aux marges de la modernité scientifiqueFootnote 15. C’est le cas des mondes ibériques qui, au-delà de la perspective missionnaire, se sont révélés fondamentaux pour comprendre la science aux xvie-xviiie sièclesFootnote 16. En rendant caduque une perspective eurocentrique et diffusionniste, le tournant spatial (spatial turn) – décisif dans le nouveau cours pris par l’histoire des sciencesFootnote 17 – a contribué à « relocaliser » la production des savoirs modernes, en mettant notamment en exergue le rôle joué par les espaces coloniaux et le caractère négocié et co-construit, malgré les asymétries de pouvoir, de ces savoirs finalement identifiés comme européensFootnote 18. Ces évolutions ont permis de remettre en question l’approche centre/périphérie et de dessiner un horizon à la fois multipolaire et décentréFootnote 19 dans lequel, à côté de Lisbonne, Madrid, Rome ou Paris, d’autres centralités se font jour. Loin d’être de simples lieux où l’on recueillait de l’information transmise sous forme brute vers l’Europe (où elle était traitée et exportée), ces centres se révèlent être des espaces eux-mêmes producteurs de savoirs, capables d’articuler de vastes réseaux d’informationFootnote 20. Dans ce cadre, la circulation des savoirs ne se limite pas aux flux entre centres métropolitains et coloniaux. Les articulations entre différents espaces coloniaux d’un même empire étaient tout aussi courantes, sinon plus ; il en va de même des circulations entre les espaces de différents empiresFootnote 21.
Cette dimension décentrée des savoirs durant la première modernité et les logiques de circulation variées qui ont émergé dans les contextes impériaux acquièrent une importance particulière lorsque l’on se penche sur les mondes ibériques, qui constituent un terrain propice pour l’analyse des phénomènes associés à la globalisation de l’époque moderneFootnote 22. En effet, loin d’être comprise comme une réalité homogène, la catégorie de monde(s) ibérique(s) renvoie à un espace pluriel, diversifié et en construction, permettant de souligner simultanément la dimension globale atteinte par les empires espagnol et portugais à partir du xvie siècleFootnote 23. En ce sens, d’importants travaux menés au cours des dernières années ont étudié les deux monarchies de façon intégrée, en indiquant leurs synergies et leurs différences et, surtout, leur caractère polycentriqueFootnote 24. À rebours des dichotomies centre/périphérie ou métropole/colonie, ces puissances impériales reposent sur l’articulation de multiples centres interconnectés qui partagent des éléments communs (loyauté au roi, adhésion à la foi catholique) et qui, en plus de communiquer avec le souverain, interagissent et rivalisent entre eux, participant activement à la construction et au gouvernement monarchiqueFootnote 25.
À cet égard, la monarchie portugaise présente quelques spécificités. Son processus d’expansion maritime fut plus précoce que celui de la Castille et, d’un point de vue géographique, elle connut une projection africaine et asiatique quasiment absente dans le cas hispanique. Face au modèle castillan de conquête territoriale, la monarchie portugaise combina, sur la côte africaine et dans l’océan Indien, des stratégies qui comprenaient certes la conquête militaire d’enclaves côtières, mais aussi la négociation avec les pouvoirs locaux pour installer des comptoirs commerciaux et des forteresses, sans oublier la présence informelle de simples particuliers sur des territoires non contrôlés par la couronne. S’est dessiné de la sorte un empire discontinu, organisé en réseau, où diverses solutions politico-administratives pouvaient prendre place et dans lequel l’occupation de l’espace avait une moindre importanceFootnote 26.
C’est dans ce cadre que Goa est devenue la tête de ce qu’on appelle l’Estado da Índia, soit l’empire portugais officiel, à l’est du cap de Bonne-EspéranceFootnote 27. La ville a occupé une position centrale en termes politiques et symboliques au sein de l’empire dans son ensemble, transformant la monarchie portugaise elle-même en une monarchie polycentrique, comme la monarchie hispanique (bien qu’articulée d’une façon différente). Au-delà des changements entraînés par l’intégration du Portugal et de son empire dans la monarchie des Habsbourg d’Espagne (1580-1640)Footnote 28, cette dimension polycentrique – généralement comprise en termes politiques – n’est pas dénuée de sens lorsque l’on considère les mondes ibériques du point de vue de l’histoire culturelle et de l’histoire des savoirs. En fait, elle s’accorde avec la vision multipolaire, précédemment évoquée, qui caractérise aujourd’hui la compréhension des géographies des savoirs dans la première modernité.
À cet égard, l’analyse d’un volume imprimé comme le Magseph Assetat permet d’éclairer le rôle de Goa dans les logiques polycentriques de production et de circulation des savoirs. Sans doute l’œuvre d’António Fernandes soulève-t-elle des questions spécifiques sur les circonstances qui ont rendu possible la traduction et la publication en guèze, dans la capitale de l’Estado da Índia, d’un traité de cette nature, centré sur un monde éloigné géographiquement et culturellement de l’Inde portugaise comme l’était la chrétienté éthiopienne. L’étude de cette édition conduit aussi à s’interroger sur les raisons ayant poussé la Compagnie à imprimer ce volume alors que les jésuites avaient été expulsés du royaume du négus depuis presque neuf ans. La réponse à ces questions permettra d’en faire émerger d’autres, plus importantes encore. D’une part, comme indiqué précédemment, elle invitera à se pencher sur le rayonnement de Goa en tant que centre organisateur des savoirs sur les mondes de l’océan Indien. D’autre part, elle montrera les connexions qui, en termes de circulation de la culture lettrée, se sont établies entre plusieurs espaces appartenant à l’empire portugais d’Asie, sans oublier la dimension mondiale atteinte par ces savoirs produits localement.
António Fernandes et la culture du livre en Éthiopie
Né à Lisbonne en 1570, António Fernandes entre dans la Compagnie de Jésus à l’âge de dix-sept ans. Après sa formation de jésuite profès, les supérieurs de la province portugaise l’envoient, en 1603, rejoindre la mission d’Éthiopie, où il arrive l’année suivante. La région dans laquelle le jésuite doit se rendre, loin d’être dominée par un christianisme introduit au ive siècle et consolidé pendant la période médiévale, se caractérisait par sa diversité ethnique, politique et religieuse. Peuplé par différents groupes (Agäw, Oromo, Amhara, Tegrayan, etc.), l’espace éthiopien et érythréen a connu, à partir des ixe et xe siècles, un processus d’islamisation, aussi déterminant en termes sociaux et culturels que le christianisme, conduisant à la formation de plusieurs centres musulmans importants. De surcroît, le développement de ces deux religions monothéistes n’a pas entraîné la disparition des croyances locales présentes dans de nombreuses communautés. L’établissement au xiiie siècle de la dynastie dite salomonienne s’est traduit par la consolidation politique et l’expansion territoriale du royaume chrétien, aux dépens des différents sultanats présents dans la région d’Abyssinie. Toutefois, la position politique du négus évolue considérablement dans les années 1520. Aḥmad b. Ibrāhīm al-Ġāzī s’empare alors du pouvoir dans le sultanat de Barr Saˤd al-Dīn et proclame le djihad contre les territoires sous domination du souverain chrétien, déclenchant une guerre qui ne s’achève qu’en 1543 avec la mort de l’imam. Le conflit a eu des effets déstabilisants sur la monarchie éthiopienne, soumise tout au long du xvie siècle à de fortes tensions centrifuges en faveur du clergé et de la noblesse locale. Mais la guerre n’est qu’un des multiples facteurs qui contribuent à transformer la région, ce qui oblige à nuancer la centralité traditionnellement attribuée par l’historiographie, pour l’époque moderne, au royaume du négusFootnote 29. Au rôle joué par les pouvoirs musulmans dans ces changements, il faut ajouter une série d’éléments exogènes et, en particulier, les conséquences de l’expansion depuis le sud-est des Oromo, qui ont occupé de vastes zones dans les aires méridionales et orientales de la région, remodelant sa carte politique et circonscrivant les domaines du souverain chrétien aux territoires autour du lac TanaFootnote 30. Outre la présence décisive de ces acteurs, il convient aussi de mentionner celles des soldats yéménites venus en aide à l’imam Aḥmad b. Ibrāhīm al-Ġāzī, de l’empire ottoman qui veillait à ses intérêts en mer Rouge, des Portugais, bien sûr, et, avec eux, des missionnaires de la CompagnieFootnote 31.
Dans ce contexte pluriel, l’Église éthiopienne (Täwaḥədo) présentait quelques traits singuliers. Elle était liée depuis ses origines au patriarche copte d’Alexandrie, issu du schisme suivant le concile de Chalcédoine (451)Footnote 32. La christianisation du territoire abyssinien avait été conduite par des missionnaires égyptiens et syriens opérant sur les populations locales : le christianisme ainsi façonné reposait sur des éléments qui lui étaient propres tout en adoptant de nombreuses traditions liturgiques et doctrinales de l’Église alexandrine, à l’autorité de laquelle il était soumis. Le patriarche copte nommait l’évêque, ou abunä, d’Éthiopie, qui était en théorie la principale autorité religieuse du royaume. Cependant, son origine étrangère ainsi qu’une certaine méconnaissance de la culture locale ont souvent affecté la position de ce dernier à la tête de l’Église éthiopienne. Ces spécificités, associées aux insuffisances d’un clergé séculier limité en nombre, ont fait du monde monastique la principale source d’autorité du christianisme abyssinien. Dès l’Antiquité, le monachisme a constitué un élément socialement et politiquement central de l’Éthiopie chrétienne. Son rôle a non seulement été déterminant dans l’enracinement de la foi et de la morale évangéliques au sein de la population, mais il a aussi été, grâce à son patrimoine foncier, une pièce maîtresse de l’organisation économique de la société, en même temps qu’un lieu central pour le développement de la vie intellectuelleFootnote 33. Il ne faut pas oublier que c’est dans les monastères que s’est développée une grande partie de la culture manuscrite qui caractérisa le christianisme éthiopien, culture qui était fondée sur la copie et la réélaboration de textes anciens, mais surtout sur la traduction d’écrits grecs (pendant l’Antiquité) et arabes (à partir des xiie et xiiie siècles), dont la plupart provenaient d’Égypte. Au fil du temps s’est ainsi formé un vaste corpus comprenant des textes bibliques et apocryphes, de la patristique, des traités d’exégèse, des livres liturgiques, des écrits homilétiques, des règles et des hagiographiesFootnote 34.
Cette démarche érudite des cercles monastiques éthiopiens a orienté les stratégies missionnaires des jésuites. De fait, les contacts entre le christianisme abyssinien et le monde européen occidental se sont établis dans les premières décennies du xve siècle, se concrétisant d’abord par l’envoi occasionnel d’émissaires éthiopiens auprès de souverains tels qu’Alphonse d’Aragon, le pontife ou le monarque portugais. Déjà relativement abondantes au milieu du xve siècleFootnote 35, les informations sur le christianisme éthiopien disponibles à Rome augmentent considérablement – comme on le verra – au cours de la première moitié du xvie siècle, grâce à la communauté éthiopienne de Santo Stefano dei Mori, ou degli Abissini. Au cours de ces mêmes années, les contacts entre le Portugal et la monarchie abyssinienne se sont également multipliés, en raison aussi bien des intérêts politiques et commerciaux portugais dans l’océan Indien que de l’appui militaire espéré par le négus pour faire face à la menace de ses voisins musulmans. Ces relations intenses expliquent d’ailleurs pourquoi l’Éthiopie a occupé une place importante dans l’imaginaire impérial portugais pendant un certain tempsFootnote 36. Le mythe médiéval du prêtre Jean (dont la figure était associée, dans toute l’Europe, à celle du souverain éthiopien), lié à certains discours millénaristes qui circulaient à la cour de Manuel Ier du Portugal, a alimenté l’image d’un royaume chrétien lointain et puissant, allié potentiel contre l’Islam. Cependant, une autre réalité s’est vite imposée. Le poids atteint par l’orthodoxie religieuse dans le contexte portugais (où le problème des cristãos novos, soit les juifs convertis et leurs descendants, s’est intensifié) a transformé la vision du christianisme éthiopien. Celui-ci était désormais considéré comme un monde schismatique qui devait être conduit à la foi catholique et à l’obéissance à RomeFootnote 37.
Au milieu du xvie siècle prend forme le projet d’établir, sous la protection du Padroado portugais, une mission en Éthiopie qui, en raison de l’insertion même du territoire abyssinien dans les réseaux de l’océan Indien, serait liée à Goa et à la province goanaise de la Compagnie de Jésus, à laquelle l’entreprise fut confiéeFootnote 38. En principe, celle-ci devait se déployer parallèlement à d’autres expériences missionnaires qui, comme celle d’Éthiopie, visaient les Églises dites orientales. À partir du xve siècle et jusqu’à la fin du xvie siècle, Rome a promu une politique qui, obéissant souvent à des intérêts réciproques, visait à établir de bonnes relations avec les patriarches syro-orthodoxes, maronites, coptes, reconnaissant leurs hiérarchies respectives sans réellement s’engager dans un programme de conversion systématiqueFootnote 39. Depuis la seconde moitié du xvie siècle, dans le cadre du Padroado, plusieurs missions furent organisées à destination des chrétiens de tradition syro-nestorienne du Kerala, sur la côte de Malabar. Ici, la conversion des populations ne pouvait se déployer en rupture avec leur tradition, de sorte qu’il a parfois fallu expérimenter des stratégies d’accommodation bientôt imitées dans d’autres espaces asiatiquesFootnote 40. En Éthiopie, l’expérience missionnaire a commencé en 1557 avec l’arrivée d’Andrés de Oviedo et de cinq autres religieux jésuites, mais les résultats se sont avérés maigres, et les réserves du pouvoir politique éthiopien vis-à-vis des activités des religieux considérables. Finalement centrée sur les communautés catholiques d’origine portugaiseFootnote 41, la mission dépérit jusqu’en 1597, date de la mort du dernier des jésuites. Toutefois, l’arrivée de Pedro Páez en 1603 rétablit la présence jésuite en Éthiopie, ouvrant une nouvelle phase sensiblement différente.
Dans un contexte de crise politique durable depuis le milieu du xvie siècle, le jésuite a obtenu le soutien du souverain Zä Dəngəl, puis de son successeur, Susənyos, et de certains personnages de la cour. Le pouvoir politique éthiopien, soumis à de graves tensions, a trouvé dans le catholicisme romain un instrument utile de légitimation et d’affermissement de l’autorité royale face à la noblesse territoriale et, surtout, face à une Église et un clergé monastique dont le pouvoir s’était renforcéFootnote 42. Dans ce cadre, Páez avance avec des stratégies plus tempérées, destinées à s’attirer les faveurs des élites éthiopiennes, et à l’évidence efficaces, puisqu’elles ont abouti à la profession catholique de Susənyos lui-même en 1621. Le souverain a ensuite promu plusieurs réformes, inspirées par les religieux de la Compagnie, qui visaient – désormais de façon explicite – à couler l’Église éthiopienne dans le moule liturgique et doctrinal romainFootnote 43.
L’arrivée d’António Fernandes en Éthiopie en 1604 coïncide donc avec le début de cette nouvelle étape de la mission, à laquelle il a activement pris partFootnote 44. Sa présence a par ailleurs été décisive à l’heure de doter l’entreprise de son profil érudit. Comme nous l’avons vu, les religieux jésuites ont trouvé en Éthiopie une solide tradition scripturaire qui, de leur point de vue, devait être réfutée, corrigée et expurgée. À cette fin, ils ont dû recourir à leur formation en patristique et en exégèse biblique, en en faisant un élément central dans leurs activités apostoliques. Le débat et la controverse théologique – sur le modèle de la disputatio – sont devenus le pilier d’une action qui, s’adressant aux élites curiales et lettrées, visait à transformer la chrétienté éthiopienne de l’intérieurFootnote 45. Les jésuites ont ainsi fait usage d’un outil aux racines scolastiques qui bénéficiait d’une attention particulière au sein des collèges de la Compagnie en tant qu’instrument pédagogique efficace permettant de former les jeunes jésuites aux formes de l’argumentation. La dispute, en effet, articulait de multiples controverses internesFootnote 46 et servait également de modèle d’action dans d’autres espaces missionnaires de l’époque où la confrontation religieuse avec les érudits locaux avait lieu, comme dans le cas de la cour mogholeFootnote 47.
Au-delà des débats publics avec certains clercs éthiopiens, encouragés par le souverain abyssinien lui-même, les livres et l’écriture furent au cœur des stratégies observées par les jésuites en Éthiopie, dont les résidences devinrent des lieux d’élaboration d’une grande partie du savoir sur la chrétienté abyssinienne, produit dans le cadre de la mission. Ils y constituèrent d’importantes bibliothèquesFootnote 48, comprenant sans doute de nombreux écrits de la tradition rituelle et théologique locale, qui ont rempli une fonction clef dans la mise au point d’une production textuelle considérable. Celle-ci circula sous forme de copies manuscrites, conformément à une logique qui, dans le cadre de la culture écrite des xvie et xviie siècles, conférait au manuscrit un rôle fondamental dans les formes de communication et de mémoire, surtout lorsqu’une circulation plus restreinte des écrits était recherchéeFootnote 49. En réalité, l’imprimerie, espérée et réclamée à deux reprises par les missionnaires – nous y reviendrons –, n’est jamais arrivée dans le royaume d’Abyssinie, limitant, comme le déploraient les religieux, l’efficacité des textes qu’ils souhaitaient adresser à un public plus large.
La production jésuite comprend des textes tels que l’História da Etiópia de Pedro Páez, écrite en réponse au dominicain Luis de Urreta et à son Historia eclesiástica, política, natural y moral de los grandes y remotos reynos de la Etiopía (Valence, 1610-1611). L’ouvrage du jésuite a circulé dans l’océan Indien portugais et dans les espaces péninsulaires, revêtant – à l’instar des lettres annuelles et autres genres épistolaires – une dimension édifiante, capable de nourrir l’intérêt du public européen pour le monde éthiopienFootnote 50. En fait, la composition d’un écrit comme celui de Páez reflète l’immersion plus générale des jésuites dans l’univers rituel, textuel et théologique (linguistique aussi) éthiopien, immersion qui a suscité une production remarquable, principalement orientée vers les tâches apostoliques et la controverse religieuseFootnote 51. De nombreux volumes ont été élaborés à destination tant du clergé local que de l’ensemble des fidèles : textes de dévotion, hagiographies, livres rituels ou commentaires sur les Saintes Écritures, où l’on employait le guèze ou l’amharique selon le public visé. Cela supposait de connaître les deux langues, reflet d’une dynamique qui a marqué la pratique missionnaire des différents ordres religieux en Amérique, en Afrique et en Asie. L’évangélisation impliquait la maîtrise de langues locales que les missionnaires, dans une large mesure, ont fini par « coloniser », en les inscrivant dans des modèles grammaticaux (latins) qui leur étaient étrangers, en définissant dans certains cas des « langues générales » et en leur donnant parfois une forme écriteFootnote 52.
En Éthiopie, cette maîtrise linguistique se manifestait tout particulièrement à travers la traduction, qui, de même que dans les contextes chinois ou japonais, se situait au centre des activités lettrées des religieux jésuitesFootnote 53. Or la traduction ne consistait pas simplement à transposer un texte d’une langue à une autre, mais comprenait un véritable exercice de traduction culturelle qui pouvait impliquer de multiples niveaux d’appropriation, de négociation, de décontextualisation et recontextualisation. Elle n’était pas exempte de formes de violence qui, dans les espaces coloniaux, résultaient des logiques de domination inhérentes aux stratégies linguistiques déployées par les missionnaires, mais qui étaient aussi subtilement visibles dans le geste même de traduire, via, par exemple, la resignification en termes chrétiens de mots autochtones, ou le choix de catégories qui imposaient aux populations locales une certaine perception d’elles-mêmesFootnote 54. Ce type d’opérations se retrouve souvent dans les textes doctrinaux, comme la Cartilha, destinée à l’apprentissage des rudimenta fidei, que les religieux de la mission éthiopienne ont traduit d’abord en guèze puis en amharique. Une partie importante de leur travail a consisté, cependant, à traduire dans la langue savante éthiopienne divers commentaires en latin sur les Saintes Écritures, sous le patronage de l’empereur Susənyos en personne. Luís de Azevedo, Francesco Antonio de Angelis et António Fernandes lui-même ont procédé à des traductions – probablement dans des versions abrégées qui modifiaient les textes originaux – de certains ouvrages d’exégèse appartenant au patrimoine jésuite péninsulaire, comme ceux de Francisco Ribera, Francisco de Toledo, Brás Viegas et Juan de MaldonadoFootnote 55. Pour effectuer ces tâches, les missionnaires de la Compagnie ont généralement bénéficié de l’aide de figures éthiopiennes et luso-éthiopiennes, comme Akalä Krəstos et João Gabriel, dont l’intervention s’est avérée cruciale dans toutes les pratiques savantes qui impliquaient la maîtrise des langues locales, nous obligeant à repenser – et redimensionner – le rôle des missionnaires dans la production de ces textesFootnote 56.
Outre la traduction, les jésuites ont accordé une importance particulière à toute une activité complémentaire de correction et d’expurgation des écrits liturgiques et théologiques issus de la tradition éthiopienne. À ce titre, il ne faut pas oublier que le souci de « nettoyer » les textes d’éléments susceptibles de nuire à la moralité de leurs lecteurs était présent dans les débats pédagogiques de la Compagnie de Jésus depuis les années 1540. L’expurgation des auteurs classiques utilisés dans les écoles de l’Ordre était considérée comme une nécessité, avec son lot d’opérations qui ne se limitaient pas à retirer ou effacer ce qui était perçu comme pernicieux en brisant la trame du texte, mais impliquaient la recomposition de celui-ci, par l’introduction ex novo d’éléments permettant de lui donner un (nouveau) sensFootnote 57. En procédant de la sorte, les jésuites de la mission éthiopienne cherchaient à éradiquer ce qui était considéré comme des erreurs théologiques, essayaient d’ajuster les rites et les doctrines aux canons romains, et amendaient les versions des Évangiles qui circulaient en guèzeFootnote 58. En ce sens, António Fernandes n’a pas seulement encouragé les religieux de l’Ordre à effectuer ce type de travail, mais y a participé activementFootnote 59.
Dans les années 1620, Fernandes s’occupait de la révision, de la traduction et de la correction de plusieurs textes liturgiques et théologiques, dont le Haymanotä abäw (« La foi des Pères »), recueil de textes patristiques traduit de l’arabe, largement utilisé par les clercs abyssiniensFootnote 60. C’est alors qu’une première version du Magseph Assetat commença à circuler sous forme manuscriteFootnote 61. Contrairement à d’autres textes, le traité du jésuite était proprement une œuvre de controverse, qui visait à réfuter les interprétations du credo alexandrin tenues pour erronées. L’ouvrage se présentait – tel que le titre l’indique – comme une réponse à l’un des traités théologiques les plus estimés parmi le clergé local au xviie siècle : le Mäzgäbä haymanot (« Trésor de la foi »). Composé dans les années 1550, ce texte avait marqué une première étape dans la controverse doctrinale puisqu'on y trouvait formulées, sur des bases exégétiques, les réponses de la chrétienté éthiopienne aux contestations déjà lancées à l’époque par le monde catholiqueFootnote 62. Fernandes n’hésite pas à qualifier de faux les arguments employés par l’auteur du traité éthiopien, qu’il accuse, dans la préface de la version imprimée du Magseph Assetat, de calomnier les catholiques, d’insulter leurs croyances et d’injurier leurs coutumesFootnote 63. Le jésuite construit sa réponse aux Mäzgäbä haymanot en 63 chapitres d’un argumentaire fondé sur les Saintes Écritures, les pères de l’Église et même sur certains écrits de la tradition éthiopienne. Dans son exposé, il aborde les principaux désaccords théologiques entre les jésuites et le clergé éthiopien, du monophysisme (chapitres 14 à 40) à la querelle du filioque (chapitres 2 à 13) et à la controverse sur l’âme rationnelle (chapitres 41 à 57), en s’attachant par ailleurs à des questions de nature sacramentelle, comme le célibat ecclésiastique (chapitre 60), qui fut au centre des polémiques découlant de l’introduction du catholicisme romain en Éthiopie.
Mondes lettrés à Goa au xviie siècle
Dès son accession au trône en 1607, Susənyos, on l’a dit, a pris le parti des jésuites qui entendaient « réduire » la chrétienté éthiopienne à l’obéissance de Rome. Cependant, la politique du souverain après sa conversion et les stratégies des missionnaires en matière rituelle, doctrinale et sacramentelle suscitent de puissantes résistances parmi les élites nobiliaires et le clergé local. À la fin des années 1620, le royaume se trouve au bord de la guerre civile. En position délicate, Susənyos est contraint de déclarer la liberté religieuse en 1632. Il rétablit la foi alexandrine et abroge toutes les réformes promues par les jésuites. Ceux-ci peuvent rester en Éthiopie, mais, quelques mois plus tard, l’arrivée au pouvoir de Fasiladäs entraîne la confiscation de leurs résidences, leur retraite à Fəremona (dans la province de Təgray), puis leur départ du royaume éthiopien en 1634. L’expulsion marque la fin de la mission des jésuites, à l’exception de huit religieux et autant de prêtres locaux restés dans le royaume afin d’assister les communautés catholiques. Désormais obligés de se cacher (malgré la protection de quelques seigneurs locaux), ils voient leur capacité d’action radicalement limitée. Au cours des années suivantes, le pouvoir politique éthiopien accroît encore la pression religieuse, marginalisant toujours davantage les adeptes catholiquesFootnote 64. La mission éthiopienne finit donc dans la clandestinité.
La plupart des missionnaires jésuites, accompagnés de quelques compagnons d’origine éthiopienne, ont alors quitté le royaume du négus, laissant derrière eux toutes leurs possessions, y compris les livres et les écrits accumulés pendant près de trente ans de mission. Après un voyage mouvementé, les religieux – dont António Fernandes et le patriarche Afonso Mendes – arrivent à Goa en 1635 et s’installent dans le collège jésuite de São Paulo. À cette époque, la capitale de l’Estado da Índia conserve pour l’essentiel l’influence politique et commerciale qu’elle a acquise au cours du xvie siècle. Cependant, les changements provoqués par l’intégration à la monarchie hispanique ont relativisé son poids au sein d’une structure impériale plus largeFootnote 65. De surcroît, la place du Portugal dans le contexte de l’océan Indien commence alors à s’affaiblir face à l’émergence sur la scène asiatique de nouveaux acteurs européens – les Anglais et les Néerlandais –, devenus leurs concurrents directs. Dans le même temps, des puissances locales comme le sultanat d’Oman, la Perse safavide, l’empire moghol et le Japon des Tokugawa, ou d’autres plus modestes comme Aceh, fragilisent également par leurs actions la position des PortugaisFootnote 66.
Goa représente alors la « tête » de l’empire portugais dans l’océan Indien. La ville a acquis ce statut au cours de la première moitié du xvie siècle, au terme d’un processus qui, comme l’a montré Catarina Madeira Santos, n’a pas toujours été consensuelFootnote 67. Son identification en tant que centre politique – comme une seconde Lisbonne – est principalement due à la création d’un pouvoir délégué (confié au vice-roi ou au gouverneur) qui, dépositaire de remarquables regalia, a fini par élire domicile sur le territoire de Goa, entraînant la mise en place d’un appareil politique de plus en plus complexe. Celui-ci reproduisait en partie l’architecture institutionnelle existante à la cour de Lisbonne, à quoi s’est ajoutée la formation d’une cour vice-royale, avec ses offices et ses étiquettes, capable de développer tout un langage symbolique et cérémoniel destiné à représenter et légitimer le pouvoir du vice-roi/gouverneurFootnote 68. La municipalité de Goa reçut, en outre, des privilèges identiques à ceux de Lisbonne, atteignant un statut qui la mettait au même niveau que la capitale du royaume et qu’aucune autre ville de la monarchie portugaise n’avaitFootnote 69. Au-delà de ces aspects, la centralité politique de Goa résulta surtout de sa capacité à nouer des liens avec les différentes enclaves portugaises – marquées par des formes de domination et de présence variées – dans l’océan Indien. La ville développa des réseaux de communication adaptés à cette variété de situations et de statuts juridiques, qui reliaient la cour vice-royale à des interlocuteurs fort divers – des officiers royaux, tels que les feitores ou capitães, aux regidores municipauxFootnote 70 ou aux potentats locaux soumis à l’autorité du monarque portugais. Ces réseaux, qui ne monopolisaient pas la communication politique dans l’océan Indien portugais, étaient par ailleurs doublés par le lien privilégié qui unissait Goa à la cour de LisbonneFootnote 71.
En s’affirmant sur le plan politique, la ville a également renforcé son statut de centre religieux et missionnaire, dans ce qui a été considéré comme une « seconde capitalisation »Footnote 72. Ce n’est pas pour rien que, dès le xvie siècle, on appelait déjà Goa la « Rome de l’Orient ». Toute une trame ecclésiastique et religieuse s’est développée à l’abri du Padroado, dont l’institution a été définitivement établie en termes juridiques au début du xvie siècle, en accordant au souverain portugais – à l’instar des monarques castillans – la tutelle des églises érigées dans les régions dont l’évangélisation lui avait été confiée par le pontifeFootnote 73. Ainsi, dans le cadre des projets initiaux de conversion du territoire de GoaFootnote 74, le siège épiscopal correspondant fut créé en 1534, avant d’être transformé peu après en archevêché (1557). Sa juridiction – plus virtuelle que réelle – s’étendait du cap de Bonne-Espérance à Nagasaki, au centre d’un réseau d’évêchés suffragants qui courrait le long des côtes indiennes et auquel s’ajoutait l’établissement de plusieurs administrateurs ecclésiastiques aux pouvoirs quasi épiscopaux (au Mozambique, à Ormuz et à Sofala), en plus du patriarcat éthiopienFootnote 75. En 1560, le tribunal du Saint-Office est établi à Goa ; il s’agit du seul à avoir été mis en place dans les territoires de l’empire portugais. Sa juridiction couvrait aussi l’ensemble de l’océan Indien et son activité le distinguait des tribunaux basés en Amérique espagnole, car elle englobait les cristãos da terra (autochtones convertis) et même les gentilsFootnote 76. Son établissement à Goa a complété, par l’introduction de l’autorité inquisitoriale, le processus d’institutionnalisation ecclésiastique entamé trois décennies plus tôt. Dans cette dynamique, les ordres religieux ont également joué un rôle essentiel. Indépendamment de leur implication plus ou moins grande dans l’évangélisation des îles qui composaient le territoire de Goa, tous – même ceux qui agissaient en marge du Padroado – ont installé leur quartier général dans la ville et, de là, ont déployé leurs entreprises missionnaires vers d’autres régions d’Asie et de la côte orientale africaine.
Le rôle de Goa dans l’organisation du trafic avec Lisbonne et, plus tard, avec d’autres centres coloniaux de l’Atlantique, faisait converger les principaux groupes sociaux – d’origines ethniques et géographiques très diverses – qui alimentaient le commerce portugais dans l’océan Indien et la mer de Chine. Cette variété se reflétait dans le paysage humain de la ville. Les récits de John Huyghen van Linschoten, François Pyrard de Laval et Pietro della Valle donnent l’image d’une Goa hybride où l’on croisait, au-delà des indigènes, non seulement des sujets d’origine portugaiseFootnote 77, mais aussi des Castillans, des Italiens, des Flamands et des Anglais, ainsi que des commerçants provenant d’autres régions de l’Inde, des Arabes, des Perses, des Arméniens, des Malais et même des Chinois et des Japonais. À ceux-ci s’ajoutaient les cristãos novos, tout comme des esclaves asiatiques et africains, qui complétaient la configuration sociale bigarrée de la villeFootnote 78.
Une telle diversité n’empêchait pas les expressions d’intolérance religieuse, ni l’essor de mécanismes de différenciation sociale qui visaient à placer les Portugais au sommet de la hiérarchie sociale, reléguant les autres groupes à des positions subalternesFootnote 79. Néanmoins, la présence d’individus aussi disparates conférait à la ville une dimension cosmopolite qui la rendait semblable à d’autres espaces du monde asiatique contemporainFootnote 80. Nombre de ces individus ont contribué à faire de Goa un espace où convergeaient et circulaient toutes sortes de produits et d’objets qui renvoyaient nécessairement à d’autres parties du mondeFootnote 81. Ils ont également facilité la réception – orale, écrite, visuelle – et l’accumulation d’informations provenant de différentes régions d’Asie et de l’océan Indien. Certaines de ces informations transitaient par des canaux formels et informels vers des centres tels que Rome et, surtout, la cour de Lisbonne, où une institution comme la Casa da Índia était devenue un lieu privilégié où recueillir, archiver et produire un savoir fondamental pour l’administration de l’empireFootnote 82. Néanmoins, dans le même temps, Goa s’était constituée comme un espace capable de créer ses propres outils d’information – parfois hybrides – et ses propres archives, favorisant l’élaboration de savoirs dotés d’une certaine originalitéFootnote 83.
Au moment où Fernandes, Mendes et les jésuites de la mission éthiopienne arrivent à Goa, une partie de la production intellectuelle s’élaborait dans l’entourage du pouvoir politique portugais. Les vice-rois et les gouverneurs participaient à une culture aristocratique qui, dans les contextes ibériques, impliquait non seulement certains usages de l’écriture, de l’image et de l’oralité, mais faisait également du mécénat artistique, littéraire et scientifique un élément de distinctionFootnote 84. Dans la Goa des années 1540, le vice-roi João de Castro illustre à merveille ce profil du fidalgo (noble) impliqué dans la production artistique et littéraireFootnote 85. Mais nombreux furent ceux qui, en plus d’encourager un savoir pragmatique, prirent sous leur protection des médecins, des poètes, des chroniqueurs, des géographes. Les liens que Garcia da Orta, Cristóvão da Costa, Luís de Camões et Diogo do Couto ont établis avec divers vice-rois et gouverneurs sont bien connusFootnote 86.
Dans les années 1630, Miguel de Noronha, comte de Linhares, accorda sa protection à António Bocarro en le nommant chroniqueur officiel et guarda-mor de la Torre do Tombo goanaise (soit le gardien des archives vice-royales). À ce titre, Bocarro a poursuivi l’entreprise historiographique que João de Barros et Diogo do Couto avaient initiée dans les Décadas da Ásia. Il a terminé leur treizième volume (Década XIII, imprimé seulement en 1876), tout en s’engageant – à la demande de Linhares – dans l’élaboration de son célèbre Livro das plantas de todas as fortalezas, cidades, povoaçoens do Estado da Índia Oriental (1635), dans lequel il a inséré, outre des descriptions détaillées de tous les endroits de l’océan Indien où les Portugais étaient présents, quarante-huit cartes et plans établis par Pedro Barreto de Resende. Pour composer ses ouvrages, Bocarro est parvenu – à l’instar de Couto – à contrebalancer sa faible mobilité dans l’océan Indien par sa capacité à rassembler une quantité considérable d’informations sur les différentes régions d’Asie et sur les zones de la côte orientale de l’Afrique, comme la région autour du fleuve ZambèzeFootnote 87. La Década XIII appartient au genre historiographique qui, au cours des xvie et xviie siècles, a servi de toile de fond, dans une large mesure, au déploiement d’une grande partie du savoir que les Portugais ont construit sur l’océan IndienFootnote 88. Le Livro das Plantas, quant à lui, relève d’un savoir cartographique et, surtout, chorographique élaboré dans un but précis : soutenir les projets de réforme qui, dans la conjoncture complexe que traversait l’Inde portugaise, ont accompagné la gestion du comte de Linhares, le protecteur de BocarroFootnote 89.
Au-delà du rôle joué par des individus comme Bocarro, les principaux producteurs de savoirs à Goa dans les années 1630 à 1650 restaient toutefois, indiscutablement, des clercs et des religieux. Ce sont eux qui composaient majoritairement des cercles savants qui ne se limitaient pas aux milieux les plus proches de la cour vice-royale. Se sont ainsi fait remarquer, outre les jésuites, des personnages comme les dominicains Miguel Rangel, évêque de Cochin et gouverneur de l’archevêché de Goa (1634-1636), António da Encarnação et Manuel da CruzFootnote 90, ainsi que l’augustin Diogo de Santa Anna, prédicateur et auteur de plusieurs textes sur le couvent de Santa Monica à GoaFootnote 91. De leur côté, les religieux franciscains – nés en Asie pour la plupart – ont été particulièrement prolifiques dans leur production écrite, cultivant des genres et des savoirs de nature très diverse.
Parmi eux se distingue la figure du frère Paulo da Trindade, professeur de théologie au collège de São Boaventura de Goa dans les années 1630. Parallèlement à la rédaction de quelques textes théologiques, il compose sa Conquista espiritual do Oriente où il retrace et revendique, face aux récits des jésuites, la mémoire des franciscains dans l’océan Indien, tout en articulant et en interprétant un vaste savoir géographique et ethnographique sur le monde asiatiqueFootnote 92. Cette sorte d’« orientalisme franciscain » s’exprime également dans les écrits d’autres frères contemporains de Trindade, tels que Cristóvão de Jesus et Gaspar de São Miguel ou les capuchos (franciscains déchaussés) Manuel Batista et Manuel do Lado. Tous ont rédigé des textes en konkani, allant des arts de grammaire et vocabulaires aux catéchismes, sermons et traités de dévotionFootnote 93. Dans ces mêmes années, les jésuites du collège de São Paulo et du séminaire de Rachol ont fréquemment eu recours à leurs presses de Goa pour imprimer divers écrits en langues locales destinés à l’évangélisation. Dans une version augmentée par Diogo Ribeiro, ils ont imprimé l’Arte da lingoa canarim (Goa, 1640), écrit des décennies plus tôt par leur confrère Thomas Stephens, tout comme ils ont fait réimprimer, en 1649 et 1659, le Khristapurana, que le même Stephens avait composé, à la manière d’un poème épique sur la vie du Christ, en marathiFootnote 94. Ribeiro, à son tour, a traduit en konkani et fait imprimer la Doutrina Christã de Bellarmin (Rachol, 1632). À ces textes s’ajoutent d’autres ouvrages imprimés tels que les Discursos sobre a vida do Apostolo Sam Pedro composés en marathi par Estêvão da Cruz (Goa, 1634), l’Acharyevanta Bhagta Sancto Antonichea ou Tratado dos Milagres do Glorioso Santo António, en konkani, par Manuel de Saldanha (Rachol, 1655) ou le Jardim dos Pastores, également en konkani, par Miguel de Almeida (Goa, 1658-1659). Toute cette production imprimée s’inscrit dans les usages qui ont été faits des presses à Goa au xviie siècle, où les textes des jésuites destinés à la mission revêtaient une importance considérableFootnote 95. Elle met aussi en évidence l’intérêt des jésuites pour l’impression d’écrits religieux traduits en langues locales, comme Fernandes l’a fait dans les mêmes années avec son traité.
Les religieux n’ont pas manqué de participer – quand ils ne les ont pas suscitées – à certaines des polémiques qui ont surgi dans la société coloniale de l’époque. Au milieu du xviie siècle, outre la question de la place que devaient occuper ceux qui, d’origine portugaise, étaient nés en IndeFootnote 96, certains débats, aux connotations socioreligieuses et raciales évidentes, portaient sur l’accès des chrétiens du pays à la communion sacramentelleFootnote 97 et sur la capacité des brahmanes catholiques à être consacrés prêtres. Cette dernière question était notamment discutée par l’évêque – lui-même brahmane – Mateus de Castro, auteur dans ces années-là d’un petit traité intitulé Espelho de Brâmanes. L’écrit de ce prélat au service de la congrégation De Propaganda Fide inaugura un type de littérature qui allait se développer à la fin du xviie siècle et qui, souvent écrite en portugais par des individus d’origine locale, comme António João de Frias et Leonardo Paes, allait devenir l’expression d’une identité brahmanique occidentalisée, revendiquant de ce fait sa place dans l’empire et dans la construction des savoirs sur l’IndeFootnote 98.
Il faut rappeler, par ailleurs, que presque tous les ordres religieux présents à Goa dans les années 1630-1650 avaient des institutions d’enseignementFootnote 99. Dans les collèges tout comme dans les couvents, les maisons et les résidences, les réguliers abritaient également d’importantes bibliothèques, érigées en lieux de savoir particuliers. Sur ces collections, on ne dispose malheureusement que de quelques indices ou renseignements fragmentaires. Cependant, tout porte à croire qu’il s’agissait de collections qui, conformément aux fonctions spécifiques de chaque établissement, avaient un contenu proche de celles que les ordres possédaient dans leurs résidences de la péninsule ibériqueFootnote 100. On peut même penser que les bibliothèques de Goa rassemblaient un univers textuel plus large, où l’on trouvait, à côté du canon théologique, philosophique, littéraire et spirituel européen, des écrits liés aux multiples réalités de l’Asie et de l’océan Indien. Au regard du volume d’informations considérable sur le monde perse que les augustins de Goa ont accumulé en raison de leur implication particulière dans la région depuis la fin du xvie siècle, il n’est pas surprenant de retrouver le Shâhnâma, ou « Chronique des rois d’Ormuz », parmi les papiers envoyés par le frère Agostinho de Azevedo à Diogo do Couto pour la composition de ses Décadas Footnote 101. On sait que, dès les années 1550, les jésuites du collège de São Paulo avaient accès à des écrits en sanskrit et en marathi, comme le Mahābhārata et l’Ananda Purana Footnote 102. En tout cas, indépendamment de leur éventuelle présence dans les bibliothèques de Goa, ce type d’écrits se trouvait remployé dans de nombreuses œuvres produites par des religieux dans les contextes asiatiques. Azevedo lui-même s’est inspiré de textes doctrinaux et liturgiques en sanskrit pour composer son traité Das opiniões, ritos e ceremonias de todos os gentios da India (1603), dans lequel se fait jour, pour la première fois, une tentative de construire une vision cohérente des pratiques et croyances qui seront plus tard identifiées comme hindouesFootnote 103.
Bien que souvent élaborés dans les zones de missions, ces traités circulaient sous forme de copies manuscrites dans les collèges et les couvents de Goa. Un examen rapide de la collection de manuscrits réunie par William Marsden (1754-1836) fournit un aperçu du type de textes et d’informations que les ignaciens ont rassemblé au collège de São Paulo. Une partie de la collection, de fait, provient des archives du collège et met en évidence sa centralité dans les réseaux d’information jésuites au sein de l’océan IndienFootnote 104. Outre les lettres annuelles et la correspondance en provenance du Japon, de l’Inde, des Moluques et d’autres régions d’Asie, la collection contient quelques courts traités sur les chrétiens de São Tomé, la Relação das cousas mais notaveis que observei no Reino do Gram Mogor d’António Botelho (vers 1670), le Principio y progresso de la Religión christiana en Jappon d’Alessandro Valignano, l’Apologia do Japão de Valentim Carvalho ou encore une copie de l’História de Etiópia qui, comme on le verra, a été composée par Manuel de Almeida. De même, parmi les manuscrits que Marsden a inclus dans le catalogue de sa bibliothèque, figurent des textes qui provenaient probablement aussi de la collection des jésuites à Goa. Avec une autre copie de l’História de Manuel de Almeida, Marsden mentionne, entre autres, une copie manuscrite du Magseph Assetat lui-même (aujourd’hui disparue), ainsi que plusieurs écrits en persan attribués à Jerónimo Xavier et une copie du Livro dos Evangelhos, en langue perse, que Manuel Pinheiro réalisa à Lahore et qui avait appartenu à XavierFootnote 105.
La présence de certains de ces manuscrits dans les bibliothèques et archives des couvents de Goa n’a pas seulement élargi l’univers des savoirs disponibles pour ceux qui avaient accès à ces collections. Elle a également favorisé leur circulation dans les cercles lettrés de la ville, servant de base à la production de nouveaux écrits. La Conquista espiritual do Oriente composée par le frère Paulo da Trindade s’est probablement inspirée de plusieurs passages de la Crónica da Província de São Tomé écrite par Francisco Negrão, et le Taprobana de ce dernier a dû non seulement nourrir les pages que Trindade a consacrées au Sri Lanka dans son œuvre, mais a aussi été fondamental – avec la Conquista de Trindade elle-même – dans la composition de la Conquista espiritual e temporal de Ceilão par le jésuite Fernão de Queirós (1687)Footnote 106. De même, le capucho Jacinto de Jesus inséra dans ses Flores da Província da Madre de Deus (Lisbonne, 1679) un long extrait de As doze experiências do reino da China, du jésuite Gabriel de MagalhãesFootnote 107. L’on sait par ailleurs que, pour la rédaction de son Tratado dos deuses gentilícios de todo o Oriente, le jésuite Manuel Barradas s’est tourné vers le Livro da Seita dos Índios Orientais que Jacome Fenício avait laissé à l’état de manuscritFootnote 108.
En 1634, Barradas indique, dans une lettre au chanoine et érudit d’Évora Manuel Severim de Faria, son intention de lui envoyer une copie de son traité, qui, dans l’intervalle, était passé entre les mains d’« un père qui, à Goa, écrit contre les faussetés desdits gentilsFootnote 109 ». L’envoi s’ajoutait ainsi à celui d’autres textes que le jésuite avait adressés ces années-là au chantre d’Évora. Mais, surtout, la missive confirme – une fois de plus – la circulation de ce type d’écrits dans les contextes lettrés de la ville, soulignant en même temps la capacité de certains acteurs à tisser des réseaux de communication savante qui ne se limitaient pas à Goa ou aux espaces de l’océan Indien, mais qui intégraient ces individus dans une République chrétienne des lettres à l’échelle de la planèteFootnote 110.
Jésuites, clercs éthiopiens et imprimeries en guèze
La présence au collège de São Paulo d’Afonso Mendes et des jésuites expulsés d’Éthiopie, parmi lesquels Manuel Barradas, a contribué à définir les contours intellectuels qui, dans la Goa de ces années-là, ont caractérisé la production de certains types de savoirs. Dans une large mesure, le patriarche et les religieux qui l’ont accompagné dans son exil sont devenus la mémoire vivante de la mission éthiopienne. Ils se sont efforcés de maintenir la communication – de plus en plus difficile – avec les missionnaires restés cachés en Éthiopie. Ils ont déployé une intense activité politique et diplomatique qui visait à créer les conditions leur permettant de restaurer la mission. Surtout, ils ont fait du collège de São Paulo le lieu où a été élaborée, entre les années 1630 et 1650, une partie importante du savoir géographique, ethnographique, religieux et linguistique sur l’Éthiopie qui s’est diffusé en Europe et dans les régions ibériques au cours du xviie siècle.
Par rapport aux écrits élaborés durant leur séjour dans le royaume du négus, leur production dans l’espace goanais a pris un sens différent. Il ne s’agissait plus de savoirs répondant pragmatiquement, avant tout, aux besoins imposés par la stratégie missionnaire sur le terrain. Ceux-ci s’inscrivaient au contraire dans un horizon politique qui, face aux prétentions de Rome, cherchait à maintenir la mission éthiopienne dans l’orbite de la Compagnie de Jésus et du Padroado, dont la juridiction sur le champ missionnaire en Asie et dans l’océan Indien était de plus en plus contestée. Mendes et les jésuites arrivés avec lui à Goa ont donc immédiatement entrepris l’élaboration de toute une série d’écrits en guèze, en latin et en portugais qui, au-delà de simples intentions mémorielles ou doctrinales, visaient à revendiquer l’œuvre réalisée par les religieux de la Compagnie dans le royaume du prêtre Jean. Outre António Fernandes, il faut mentionner Manuel Almeida qui, vers 1646, achève son História de Etiópia a alta, ou Abassia, inspirée par l’História de Páez et dont s’est servi à son tour Baltasar Teles pour composer son Historia geral de Ethiopia a Alta (Coimbra, 1660)Footnote 111. Vers 1634, Manuel Barradas rédige, sous la forme d’une histoire naturelle, le Tractatus tres historici-geographici, qui vient s’ajouter à sa traduction, à la même époque, de trois vies de saints éthiopiens également envoyés à Severim de FariaFootnote 112. À son tour, Jerónimo Lobo compose son Itinerário. Rédigé au cours du voyage qu’il effectue à Rome et dans la péninsule ibérique en tant que procurateur de la mission (1635-1640), ce texte, qui contient de précieuses informations sur le monde éthiopien, sera ensuite partiellement imprimé en anglais en 1669 et en français en 1672. Enfin, Afonso Mendes lui-même écrit durant cette période son Expeditionis Aethiopicae, une chronique de la Compagnie dans le royaume d’Abyssinie, ainsi que le traité théologique Bran-Haymanot, terminé en 1645 et imprimé à Cologne en 1692Footnote 113.
La production de ces textes dans l’espace goanais n’a pas été sans difficultés. Fernandes déplorait implicitement l’impossibilité d’accéder aux volumes accumulés par les jésuites dans leurs bibliothèques éthiopiennes, qui furent détruites après l’expulsionFootnote 114. Afonso Mendes laisse entendre la même chose lorsque, des années plus tard, il demande de collationner à Rome certains écrits perdus après le départ d’Éthiopie, qu’il n’avait pas pu consulter à GoaFootnote 115. Toutefois, en dehors de ces inconvénients, les missionnaires jésuites ont disposé d’un savoir direct et accumulé du monde et de la chrétienté éthiopiens, auquel s’ajoutait l’implication – une fois encore – de quelques individus d’origine éthiopienne et luso-éthiopienne qui avaient accompagné les jésuites en exil. Parmi eux se trouvaient Abba Gorgoryos et António de Andrade. Le premier était un moine éthiopien d’origine noble qui, après sa conversion au catholicisme, avait été rebaptisé et réordonné par les jésuites. Dans une lettre de 1635, le père Diogo de Matos loue son profil d’homme érudit et le décrit comme étant « bien vu dans sa langue et son livre »Footnote 116. Non seulement il disposait de la solide formation théologique qu’il avait reçue en tant que religieux, mais il avait également une maîtrise avérée du guèze. Andrade, quant à lui, était un descendant d’un des capitaines portugais de l’expédition militaire de 1541. Éduqué par des missionnaires de la Compagnie en Éthiopie, il suivit plus tard une formation de théologien à Goa, nouant une relation étroite avec le patriarche Afonso Mendes dont il fut l’aumônier. Aussi bien Gorgoryos qu’Andrade se sont installés à Rome dans les années 1640, rejoignant la communauté de Santo Stefano degli Abissini où ils entrèrent en contact, entre autres, avec l’érudit allemand Hiob Ludolf, dont les textes ultérieurs sur le guèze et le monde éthiopien doivent beaucoup à l’enseignement de GorgoryosFootnote 117.
Les deux hommes ont probablement fait partie des « Abyssiniens » qui, comme l’indiquait Manuel de Almeida, avaient aidé le père António Fernandes dans la composition et l’impression du Magseph Assetat. Il s’agissait, en tout cas, de fins connaisseurs de la tradition scripturaire éthiopienne, à la maîtrise du guèze reconnue. Au-delà de leur formation théologique et de leur capacité à collationner relevés de synodes, textes liturgiques et ouvrages patristiques, leurs compétences linguistiques ont dû être précieuses au moment d’entreprendre ou de réviser la traduction du traité, que ce soit au stade de la préparation des copies manuscrites qui ont servi de base à l’édition du texte ou dans certaines des opérations qui ont accompagné le processus d’impression dans lequel l’utilisation de caractères typographiques en guèze nécessitait des mains et des yeux capables de composer les planches ou de réviser les épreuves.
En ce sens, la publication d’un livre tel que le Magseph Assetat exigeait aussi certains éléments matériels indispensables à la reproduction imprimée de l’écriture guèze. Il est à cet égard significatif qu’en 1642, les jésuites de Goa aient disposé d’un jeu complet de caractères mobiles métalliques permettant d’imprimer un texte dans la langue liturgique des Abyssiniens. La présence de ces caractères dans l’Inde portugaise met en lumière les liens qui unissaient Rome, la mission éthiopienne et le centre politique portugais en Asie au cours de la première moitié du xviie siècle. La volonté de se doter d’outils typographiques remontait d’ailleurs déjà au siècle précédent. Dès 1556, Jean III du Portugal avait ainsi chargé Juan de Bustamante de se rendre sur les terres du prêtre Jean avec une presse à caractères latins afin d’aider les missionnaires de la Compagnie. En réalité, l’envoi ne parvint jamais à destination. Bustamante et la presse à imprimer finirent à Goa, où une première activité d’imprimerie eut lieu entre 1556 et 1561Footnote 118.
En 1627, peu après son arrivée en Éthiopie, le patriarche Mendes insiste à nouveau sur la nécessité d’une presse à imprimer, cherchant à obtenir, cette fois, le soutien du pontife. Dans une lettre à Urbain VIII, il demande non seulement la permission d’établir un séminaire dans le royaume du négus, mais sollicite aussi qu’une « presse éthiopienne » (« proelum Aethiopium ») lui soit envoyéeFootnote 119. La missive parvient à la congrégation De Propaganda Fide, dont le secrétaire, Francesco Ingoli, accède en 1630 aux demandes du patriarche. Il ordonne, d’une part, qu’on lui accorde les facultés nécessaires à la création du séminaire et, d’autre part, qu’on alloue un peu d’argent pour fabriquer à Rome les matrices à partir desquelles couler les caractères mobilesFootnote 120. Afin de réaliser les matrices, Mendes a apparemment envoyé une copie papier de chacun des signes qui composaient le syllabaire guèze. À Rome, le monde éthiopien et en particulier sa langue savante étaient toutefois loin d’être inconnus à cette époque grâce à la communauté de Santo Stefano degli Abissini. Établie à la fin du xve siècle, celle-ci connut son apogée dans la première moitié du xvie siècle. Outre l’importante collection de manuscrits abyssiniens qu’elle avait alors réunie, plusieurs de ses membres étaient directement impliqués dans divers cercles savants romains et dans des entreprises intellectuelles liées à la culture et à la langue éthiopiennesFootnote 121. C’est de cette période que datent les premières éditions romaines de textes liturgiques et patristiques en guèze ainsi que les Chaldeae seu Aethiopicae linguae institutiones, composées par Mariano Vittori avec l’aide de Tasfā Ṣeyon et imprimées en latin en 1552Footnote 122. Celles-ci connaîtront une nouvelle édition en 1630, par la Propaganda Fide, qui utilisera, à cette fin, les caractères moulés à partir des matrices produites pour être expédiées à la mission éthiopienneFootnote 123.
Il est probable que la congrégation ait envoyé cette même année à Mendes les caractères, et peut-être aussi la presse demandée, en guise de cadeau du pontife. Or, là encore, l’envoi n’a jamais atteint sa destination. Le voyage de Rome à l’Éthiopie via l’Inde et, surtout, l’expulsion des missionnaires du royaume du négus l’en ont empêché. Le présent typographique d’Urbain VIII, tout comme la presse à imprimer offerte par Jean III du Portugal en 1556, a terminé son voyage à Goa, où il s’est cependant avéré utile pour servir les intérêts politiques et religieux des jésuites.
Le livre comme performance
Il n’est pas évident de cerner les raisons pour lesquelles un ouvrage tel que le Magseph Assetat a été imprimé dans le centre politique de l’Inde portugaise près de neuf ans après l’expulsion des missionnaires d’Éthiopie. Dans sa dédicace à Urbain VIII, António Fernandes indique que son intention initiale n’était autre que de fournir des livres aux missionnaires qui, dans la clandestinité, étaient encore en Éthiopie et dont les volumes avaient été brûlés par ordre des « schismatiques ». Compte tenu des barrières imposées aux jésuites pour entrer dans le royaume abyssinien, il était donc possible d’envoyer à leur place – en tant que « catholicorum magistrorum vicarii » (vicaires des maîtres catholiques) – les livres sortis de la presse offerte par le pontifeFootnote 124. Pourtant, la situation en 1642 était différente, car il n’y avait plus de religieux jésuites sur le terrain et l’entrée de nouveaux missionnaires, même incognito, semblait impossibleFootnote 125. En ce sens, il est difficile de penser que le volume de Fernandes ait été imprimé dans le seul but de l’envoyer en Éthiopie. Après tout, il ne s’agissait pas d’un catéchisme ou d’un livre de dévotion en amharique pouvant faire figure de « prédicateur silencieux », mais bien d’un texte de controverse théologique, imprimé en guèze. Sans missionnaires, son public potentiel était nécessairement restreint et son efficacité en termes apostoliques et pastoraux ne pouvait qu’être limitée.
En réalité, l’édition du volume prend un sens différent – performatif – lorsqu’on la replace dans un contexte et une chronologie plus larges, marqués à la fois par les stratégies déployées à partir des années 1630 par différents acteurs désireux de restaurer la mission éthiopienne et par la détermination de Mendes à y parvenir en maintenant celle-ci sous le contrôle des jésuites portugais. Le patriarche a toujours gardé à l’esprit l’idée de rétablir l’activité missionnaire en territoire abyssinien. À cette fin, il a cherché de l’aide aussi bien à Goa qu’à Lisbonne, Madrid et Rome. En 1635, il envoie le père Lobo en Europe en tant que procurateur. Entre autres tâches, ce dernier a pour mission de convaincre les autorités politiques de Lisbonne et de Madrid d’organiser depuis Goa une expédition militaire en mer Rouge pour prendre Massaoua, au large des côtes érythréennes, afin de garantir l’accès des missionnaires à la région abyssinienneFootnote 126. Les aspirations de Mendes, bien qu’elles aient rencontré un certain écho, se heurtent toutefois à la délicate situation politique et militaire de l’Estado da Índia. C’est en tout cas l’argument avancé par les vice-rois de Goa pour décliner la demandeFootnote 127.
Vers 1640, plusieurs facteurs contribuent à modifier la situation et, en partie, la stratégie de Mendes. À la nouvelle de la mort des derniers missionnaires encore présents en Éthiopie est venue s’ajouter la pression croissante de la congrégation De Propaganda Fide et la proclamation de Jean IV de Bragance comme roi du Portugal, en rupture avec la monarchie hispanique. Certes, à Goa, le nouveau vice-roi comte d’Aveiras n’a pas adopté une position très différente de celle de ses prédécesseurs. Comme eux, il jugeait irréalisable l’idée de prendre certains ports de la mer Rouge. Néanmoins, en 1641, il soutient une proposition du patriarche qui n’avait pas d’implications militaires directes. Avec la participation du gouverneur et des marchands de Diu, il appuie la reprise, après six ans d’interruption, des relations commerciales avec la région de la mer Rouge, en envoyant un navire – avec à son bord le jésuite Damião Calaça et António de Andrade – au port de SuakinFootnote 128.
L’envoi en mer Rouge de Calaça et d’Andrade, l’aumônier de Mendes, n’était pas fortuit. Dans l’esprit du patriarche, le fait que les franciscains Antonio da Virgoletta et Antonio da Pescopagano, missionnés par Rome, étaient déjà présents dans cette mer depuis 1639 a dû peser. Paradoxalement, c’est de la congrégation De Propaganda Fide que sont venues les oppositions les plus vives aux tentatives de Mendes pour restaurer la mission éthiopienne. Les mesures déployées par la congrégation romaine doivent en effet être inscrites dans une stratégie de portée plus vaste, qui visait à disputer le contrôle de l’activité missionnaire aux patronages ibériques et, en particulier, au Padroado portugais, dont l’efficacité évangélisatrice faisait l’objet d’un minutieux examen et de vives critiques. Sans aller jusqu’à remettre en cause les droits accordés par le passé, Rome s’efforcait de limiter leur étendue aux territoires sur lesquels la couronne portugaise exerçait une domination réelle. Dans le contexte de l’océan Indien, cela impliquait de contester la juridiction du Padroado sur de vastes territoires qui, comme l’Éthiopie, échappaient au contrôle politique portugais et sur lesquels la Propaganda Fide prétendait pouvoir intervenir à travers l’envoi de missionnaires et la nomination de vicaires apostoliques, souvent consacrés évêques in partibus infidelium, comme Mateus de Castro, déjà évoquéFootnote 129.
Dans le cas de la mission éthiopienne, au cours des années 1620, la congrégation romaine n’était pas intervenue dans la politique développée par la Compagnie, maintenant une position de collaboration occasionnelle avec elleFootnote 130. C’est précisément au début des années 1630, quand apparurent les premiers signes de crise dans la mission, que son secrétaire, Francesco Ingoli, commença à proposer d’autres solutions. Aux informations reçues d’Éthiopie s’ajoutait la présence à Rome, entre 1632 et 1634, du prétendu prince abyssinien Ṣägga Krəstos, qui se présentait comme le fils de l’empereur Yaˁəqob Ier, mort en 1607 après avoir été vaincu par Susənyos. L’authenticité de ses origines éveilla les soupçons de beaucoup, parmi lesquels Mendes lui-même. Ingoli accorda malgré tout un certain crédit à l’Abyssinien, qui aspirait à rentrer en Éthiopie pour reconquérir le trône de son père et faciliter le retour des missionnaires. En 1634, la congrégation romaine décidait de parrainer une mission franciscaine dans le royaume du négus, en la mettant au service de Ṣägga Krəstos, qui, entre-temps, renonça à ses projets et, accueilli par le roi de France, mourut en 1638Footnote 131.
L’aventure n’empêcha pas la Propaganda Fide de poursuivre ses projets, en faisant appel aux franciscains déchaussés ainsi qu’aux capucins et aux carmes. En 1637, elle renouvelle la tâche attribuée aux premiers et confirme à sa tête le frère Antonio da Virgoletta. Accompagné de son coreligionnaire Antonio da Pescopagano, celui-ci fait le voyage en passant par la Méditerranée et, après une escale en Terre sainte, il se rend au Caire. De là, en 1639, les deux religieux passent en mer Rouge et s’installent dans les ports de Suakin et de Massaoua, sans jamais entrer en ÉthiopieFootnote 132. Tout en parrainant cette entreprise, la congrégation romaine prête une oreille attentive aux propositions faites par les capucins français de la mission du Levant et, plus précisément, par ceux qui, sous le patronage de Louis XIII, opèrent au Caire parmi les communautés coptes. Ce sont eux qui ont évoqué la possibilité d’envoyer des religieux depuis l’Égypte afin de surmonter l’animosité suscitée par les jésuites et de restaurer ainsi la mission abyssinienne. L’initiative, approuvée en 1637, est portée par les frères Agathange de Vendôme et Cassien de Nantes, qui pouvaient se prévaloir d’une certaine expérience apostolique auprès les chrétiens coptes. Cherchant à assurer le succès de son entreprise, Vendôme obtient, en guise de sauf-conduit, des lettres du patriarche copte Matthieu III d’Alexandrie adressées au souverain abyssinien et à l’abunä. Après avoir embarqué à Suez en décembre 1637 et parcouru la mer Rouge, à partir du port d’Arkiko, près de Massaoua, ils entrent en Éthiopie, où, malgré leurs lettres, ils sont capturés, jugés et finalement exécutésFootnote 133.
La nouvelle de leur « martyre », parvenue à Suakin en 1639, confirme l’échec de l’entreprise et les difficultés à entrer en Éthiopie pour les religieux catholiquesFootnote 134. Le patriarche Mendes, opposé à l’introduction de nouveaux acteurs dans la mission éthiopienne, n’hésite alors pas à utiliser cet épisode pour dénoncer la fausseté de certaines nouvelles que, selon lui, des personnages comme Ṣägga Krəstos ont propagées à Rome. Le martyre des Capucins révélait que l’hostilité des Abyssiniens aux missionnaires catholiques était générale. Elle ne se réduisait pas aux jésuites et aux Portugais, comme certains l’avaient affirmé en suggérant que les Abyssiniens ne rejetteraient pas les religieux d’autres ordres et d’autres originesFootnote 135. À Rome, certains rivaux, tel l’augustin goanais Manuel da Assunção, allaient jusqu’à remettre sévèrement en question le rôle des ignaciens dans le royaume du négus, blâmant surtout leur intransigeance envers des rites et des cérémonies locales qu’ils toléraient sous d’autres latitudesFootnote 136.
La charge de l’augustin influa probablement sur les décisions des cardinaux de la congrégation, qui, en 1640, confièrent une nouvelle mission au carme flamand Jacobus Wemmers, nommé vicaire apostolique, et au clerc éthiopien ʿAsfa Māryām, lié à Santo Stefano degli Abissini. Le choix de Wemmers – comme celui de ʿAsfa Māryām – n’était pas fortuit. Depuis son arrivée à Rome, le carme s’était engagé dans l’étude du guèze et, avec l’aide des Éthiopiens de Santo Stefano, il avait fini par produire un Lexicon aethiopicum sous la forme d’un dictionnaire latin-guèze. Le volume était patronné par la Propaganda Fide qui, soucieuse de donner une nouvelle dimension à sa stratégie, le fit imprimer par les presses de la congrégation en 1638Footnote 137.
Il se peut que les échos de cette parution soient parvenus jusqu’aux cercles jésuites de Goa. En tout état de cause, face aux intentions des cardinaux, Mendes a agi dans diverses directions qui visaient à contrer les initiatives romaines tout en soulignant ses propres prérogatives sur la mission éthiopienne. Non seulement il a envoyé, comme on l’a vu, des religieux et des clercs autochtones dans les ports de Suakin et Massaoua sur la mer Rouge, clairement en réponse à la présence des franciscains et des capucins dépêchés par Rome, mais il a aussi fait usage des textes et de l’imprimerie pour valoriser et revendiquer le savoir (linguistique, liturgique, théologique et politique) que possédaient les jésuites exilés à Goa sur la réalité éthiopienne et, par conséquent, prouver leur prééminence en ce domaine face aux nouveaux acteurs aspirant à restaurer la mission. À cet égard, la publication d’un traité de controverse théologique comme le Masgseph Assetat, dont la diffusion dans le contexte éthiopien paraissait improbable, revêtait une signification essentiellement performative. Il semble moins avoir été destiné à un lectorat de savants érudits qu’à produire un autre type d’effet – davantage sur le terrain de la propagande ou de la revendication – auprès de publics (romains) qui ne maîtrisaient peut-être même pas le guèze, mais qui s’étaient montrés critiques envers les jésuites et leurs agissements en Éthiopie. La nature même de l’écrit d’António Fernandes, l’usage de la langue et des caractères guèze pour son impression, le fait que le volume soit dédié (en latin) à Urbain VIII et, surtout, le contexte dans lequel il a été imprimé sont autant d’éléments qui corroborent le caractère persuasif, instrumental, que le volume possédait per se. En définitive, le Masgseph Assetat permettait aux jésuites de l’ancienne mission d’Éthiopie de montrer – à la manière d’un statement – leur maîtrise du guèze et des questions que le christianisme abyssinien soulevait en termes d’orthodoxie théologique et liturgique. Ce n’était là qu’une façon de s’affirmer face à Rome et à ses projets, en cherchant à situer les religieux de la Compagnie comme les acteurs les mieux armés à l’heure d’entreprendre la restauration de la mission éthiopienne.
Mendes n’a jamais dévié de cette ligne. En 1645, il envoie à Rome une copie manuscrite du traité qu’il avait lui-même composé en latin, intitulé Bran-Haymanot, afin qu’il puisse voir le jour dans l’espace d’impression de l’Urbs. L’édition du texte, qui revêtait, tout comme le volume d’António Fernandes, un caractère doctrinal et polémique, devait en outre être dédiée aux cardinaux de la Propaganda Fide, auxquels Mendes entendait offrir ainsi, telle une arme pour les missionnaires de la congrégation, sa connaissance de l’Éthiopie chrétienne avec laquelle, assurait-il, les « Orientaux communiquent en toutFootnote 138 ». Les souhaits du patriarche furent cependant contrariés, et le volume finalement imprimé à Cologne en 1692, dans une édition dédiée à Pedro II du Portugal. Les efforts de Mendes mettent néanmoins en lumière le rôle que des écrits tels que le Magseph Assetat et, en général, la production de savoir sur les mondes asiatiques ont pu jouer dans un contexte d’intervention romaine croissante sur les terrains apostoliques de l’océan Indien.
En définitive, l’analyse d’un imprimé comme le Magseph Assetat et des échelles de lecture liées à sa production à Goa dans les années 1630 a permis de révéler quelques aspects significatifs – bien que moins explorés par l’historiographie – de la manière dont l’information et les savoirs circulaient dans les espaces qui constituaient alors l’empire portugais d’Asie ou qui, à travers des liens plus informels, étaient compris dans les limites mal définies du Padroado. La connexion entre Goa et le monde éthiopien, patente dans l’édition en guèze du volume d’António Fernandes, renvoie à des logiques polycentriques de circulation des savoirs – en l’occurrence religieux et linguistiques –, reliant ainsi différents espaces de l’océan Indien portugais, en marge des centres métropolitains de Lisbonne et de Madrid, voire de Rome. Cette étude montre aussi la manière dont, au xviie siècle, une grande partie de cette circulation s’articulait entre les nœuds de l’océan Indien où les Portugais étaient présents. Sans nier le rôle joué par d’autres acteurs, force est de constater la place centrale qu’ont occupée à cet égard les religieux et missionnaires – jésuites, mais aussi d’autres ordres – ainsi que les vastes réseaux qu’ils ont spécifiquement déployés, au-delà de leur dimension globale, en Asie et sur la côte orientale africaine. Ces réseaux ont non seulement été les vecteurs d’échanges intenses d’informations par le biais de lettres, de récits missionnaires, de traités et d’autres textes, mais ils ont également favorisé la circulation des membres de ces ordres qui, pour diverses raisons, se déplaçaient entre les différents espaces de l’océan Indien. Ces religieux apportaient, outre des nouvelles et des objets, des manuscrits en langues autochtones et d’autres écrits qui recueillaient souvent un savoir produit par les missionnaires eux-mêmes dans les lieux d’où ils provenaient. En ce sens, cette circulation de savoirs avait certaines limites inhérentes à la médiation de ces religieux qui, dans bien des cas, déterminaient la nature des informations et des savoirs (missionnaires, coloniaux) qu’ils véhiculaient entre les divers espaces de l’empire.
Enfin, la présence à Goa de Mendes et des jésuites expulsés d’Éthiopie, ainsi que des acteurs d’origine abyssinienne qui les ont accompagnés dans leur exil, met en évidence la centralité de la capitale de l’Estado da Índia dans le fonctionnement de ces réseaux d’information et, par conséquent, dans la dynamique de la production et la circulation du savoir au sein de la monarchie portugaise. Cette centralité, d’une part, permet de dessiner des géographies alternatives aux espaces métropolitains européens ; elle montre, d’autre part, la position prééminente (quoique non exclusive) de Goa dans les connexions avec d’autres lieux situés à l’intérieur et à l’extérieur de l’océan Indien – prééminence qui renforçait sa propre capacité à rassembler et à réorganiser les savoirs sur les mondes asiatiques. À cet égard, la ville a sans doute bénéficié du statut politique, commercial et religieux forgé depuis le xvie siècle, qu’elle conservait encore largement vers 1640-1650 et qui faisait d’elle, en même temps, une seconde Lisbonne et une Rome de l’Orient. Il n’est pas surprenant que l’univers ecclésiastique et missionnaire – une fois de plus – ait joué un rôle crucial pour façonner un espace lettré qui, bien que composé d’acteurs variés, comptait parmi ses éléments les plus actifs les membres des ordres. Les couvents des ordres mendiants et les collèges comme celui des jésuites de São Paulo et de Rachol sont devenus des lieux éminents de production du savoir où, en plus de l’érudition sur les réalités locales, il était également possible d’élaborer des savoirs qui renvoyaient à d’autres contextes géographiques et culturels de l’océan Indien.
La présence à São Paulo du patriarche Mendes et des religieux liés à la mission jésuite en Éthiopie montre comment les savoirs sur la chrétienté abyssinienne, accumulés pendant les plus de trente ans de mission dans le royaume du négus, se sont déplacés vers un espace comme Goa et ont servi de base pour élaborer une remarquable production écrite sur le monde éthiopien qui, inscrite dans ce nouveau contexte, a fini par prendre des significations différentes. Dans le collège de la Compagnie, les jésuites se sont plongés dans des domaines tels que l’histoire naturelle et morale de l’Éthiopie, la traduction de textes en guèze, et même la controverse théologique et liturgique. De fait, ces genres ne différaient pas vraiment de ceux qu’ils avaient déjà cultivés et produits dans les espaces de la mission éthiopienne. Toutefois, il ne s’agissait plus de savoirs répondant, dans une visée pragmatique, aux besoins imposés par la réalité d’une chrétienté considérée comme schismatique (et donc vouée à être amendée sur le plan doctrinal et liturgique), ni d’une production destinée à la pratique missionnaire. Au contraire, les textes (ré)élaborés à Goa, dans le contexte d’un collège jésuite, ont principalement assumé des fonctions mémorielles voire de revendication – face aux critiques – de l’activité menée par les jésuites en Éthiopie. Dans une large mesure, il s’agissait d’un savoir missionnaire, élaboré par des religieux d’origine portugaise grâce à l’intervention indispensable de clercs abyssiniens et destiné à circuler dans les contextes romains et péninsulaires.
En réalité, la production à Goa de ces savoirs sur la chrétienté et le monde éthiopiens avait avant tout une signification politique. Comme on l’a vu, l’ensemble de cette production et, en particulier, le recours aux presses de Goa pour la publication en guèze du Magseph Assetat, acquièrent tout leur sens à la lumière des différends qui, dans ces années-là, opposaient la Propaganda Fide à l’empire portugais et à l’institution du Padroado. Le cadre de ces litiges, auxquels la Compagnie de Jésus n’était nullement étrangère, ne nous montre pas seulement la fonction performative jouée par le volume d’António Fernandes. Il met également en évidence l’articulation d’un espace tripolaire qui, à l’échelle globale, reliait Goa, Rome et l’Éthiopie et présidait, à l’époque, à la construction des savoirs sur le monde éthiopien. Celle-ci répondait au besoin de Mendes et des jésuites de Goa, alignés sur les intérêts du Padroado, de s’affirmer face aux prétentions romaines concernant la restauration de la mission éthiopienne. Dans un certain sens, l’édition du Magseph Assetat était le reflet d’un savoir théologique et liturgique sur la chrétienté éthiopienne qui, après avoir été initialement produit dans le contexte de la mission dans le royaume du négus, avait été réélaboré et imprimé à Goa dans le but de se projeter dans les cercles romains.