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Par-dessus les marchés : gestes et paroles de la circulation des biens d'après Savary des Bruslons*
Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
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« … denrée, c'est en ancien français la dénerée, c'est-à-dire “ ce qu'on peut obtenir pour un denier ”. »
É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 169.
Avant l'unification obligatoire des poids et mesures, pensée concrète et pensée abstraite, depuis toujours tenues de faire bon ménage, avouaient plus ou moins naïvement leur alliance d'un bout à l'autre de la chaîne économique de la vie quotidienne, l'une portant l'autre sans trop faillir grâce aux multiples bricolages et ajustements imposés par les longs services. Le complexe appareil tient dans toutes ses parties, si anciennes pour certaines qu'on ne saurait leur donner d'âge, ni à première vue de raison d'être, si ce n'est qu'en les ôtant tout s'écroule. Leur « raison » pourtant est ce qui nous intéresse, comme aussi le spectacle de l'appareil en jeu.
Summary
An exploration of Savary des Bruslons’ Dictionnaire universel de commerce (1723-30) offers new insights into the words and gestures used in Ancien Régime France for everyday economic transactions. These words and gestures are characterized by a deep harmony between meaning and practice. Goods were exchanged and peace was preserved in the marketplace through a complex System of tokens, from the straightforward “baker's dozen” to more mysterious and elaborate “pins”. The present paper describes the workings of this system.
- Type
- Intersciences
- Information
- Copyright
- Copyright © École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, 1984
Footnotes
Ces pages sont extraites d'une thèse en cours dirigée par Pierre Jeannin, « Le Dictionnaire Universel de Commerce de Savary des Bruslons, une lecture ethnographique ».
References
1. « L'entrepreneur ou marchand qui voiture des denrées de la campagne à la ville, n'y peut pas demeurer pour les vendre en détail lors de leur consommation : pas une des familles de la ville ne se chargera d'acheter tout à la fois les denrées dont elles pourraient faire la consommation (…) ; on ne fait guère de provisions dans les familles que de vin. », Cantillon, Richard, Essai sur la nature du commerce en général, Londres, 1755 Google Scholar, Paris, Institut National d'Études Démographiques, 1952, p. 29.
2. « La capacité du boisseau (…) dans une seule province comme le Poitou, peut osciller de 65 à 10 litres. Chaque seigneurie (…) a en effet le droit de “ poids, de mesures, d'étalonnage ”, chacune a aussi intérêt pour accroître ses rentes à étendre les capacités de ses mesures. » Sée, Henri, La France économique au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1958, p. 17.Google Scholar
3. Adrien Favre qui se réfère largement au Savary dans Les Origines du système métrique, descend lui aussi de la livre au grain : « Pour les usages courants la livre est divisée en demi-livres, quarts, etc. Mais pour des mesures précises, elle se divise en 2 marcs, le marc en 8 onces, l'once en 8 gros, le gros en 3 deniers, le denier en 24 grains, ce qui fait du grain la 9216e partie de la livre. » (Op. cit. p. 163, Paris, P.U.F., 1931). Calcul un peu laborieux peut-être… Pourquoi ne pas plutôt partir de l'unité ?
4. Ainsi est-ce le grain d'orge qui donne la plus petite unité — ou ligne — de mesure pour les longueurs.
5. « C'est que si la division décimale est incontestablement la plus commode pour les calculs véritables, elle n'est point la plus familière aux gens qui ne calculent pas. Pour ceux-là, la première idée qui s'offre quand ils veulent partager une grandeur n'est point de la diviser d'abord en dix. C'est d'en prendre soit la moitié, puis la moitié de la moitié, et ainsi de suite, soit le tiers, puis la moitié du tiers, puis la moitié de cette moitié, etc. Ainsi s'introduisent soit les diviseurs 2, 4, 8, 16, 32…, soit les diviseurs 3, 6, 12, 24. » (A. Favre, op. cit., p. 162).
6. A. Favre note ﹛pp.cit., p. 164) la présence « dans les vieilles unités de la règle décimale ». Il signale la confusion des deux systèmes : « Selon les auteurs la ligne se divise (…) en 6, 12 ou même 10 points, 6 d'après l'Encyclopédie (art. Pouce) 10 ou 12 (…) (art. Ligne). » Et il cite Paucton qui déclare : « La ligne se divise en 12 points ou seulement en 10 points pour les géomètres » (…). Mais pour Favre : « La division décimale est surtout connue des savants. Ils ne donnent que rarement les détails de leurs calculs, mais il est très probable qu'ils usent de la division décimale et transforment leurs résultats selon les divisions communes »(p. 165). Ainsi dans l'évolution de la pensée occidentale, l'un des deux systèmes devra prédominer à la différence de celle de la Chine où, dit Mauss, « deux cycles, l'un de douze divisions et l'autre de dix (…) s'emploient concurremment (…) et l'on arrive à une mensuration exacte (…) ». C'est, ajoute Mauss, « que nous sommes en présence d'un cas où la pensée collective a travaillé d'une façon réfléchie et savante, sur des thèmes évidemment primitifs », Durkheim, Emile et Mauss, Marcel, « De quelques formes primitives de classification », dans Essais de sociologie, Paris, Point-Minuit, 1968-1969, pp. 216–218.Google Scholar
7. Le mathématicien opère comme le physicien : après avoir obtenu des recueils de constatations particulières, il cherche à établir une loi : « L'arithmétique, quoique toute rationnelle, ou plus exactement parce qu'elle est toute rationnelle est un instrument qui s'est forgé au contact de l'expérience (…). » (Brunschvio, L'Arithmétique et la théorie de la connaissance), Meyerson, I., Les Fonctions psychologiques et les oeuvres, p. 68, Paris, J. Vrin, 1948 Google Scholar, 223 p.
8. Telle est, selon Mauss, « la forme archaïque de l'échange : celui des dons présentés et rendus. (…) Ce principe de l'échange-don a du être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la « prestation totale » (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne sont pas encore parvenues au contrat individuel pur, au marché où roule l'argent, à la vente proprement dite, et surtout à la notion du prix estimé en monnaie pesée et libre ». Mauss, M., « Essai sur le don », dans Sociologie et anthropologie, p. 227, Paris, P.U.F., 1960, 391 p.Google Scholar Pour Mauss, qui s'appuie sur l'analyse de quelques traits de droit indo-européen, ce principe a réglé les droits de nos civilisations — sémitique, grecque, romaine — avant qu'elles ne distinguent entre l'obligation et la prestation non gratuite, d'une part, et le don, d'autre part (id. p. 229). Plus loin (p. 267) Mauss s'excuse de ce que les termes « présent, cadeau, don » ne soient pas tout à fait exacts, et de ne les avoir employés qu'à défaut de meilleurs.
9. Par quels procédés le nombre abstrait est-il cherché et trouvé, demande Abel Rey ? « Nous n'en avons que l'écho à propos de l'arithmétique — toujours liée pourtant à des questions utilitaires et à des maniements de choses. Mais nous en avons toute l'explicitation dans la paléogéométrie. Le procédé intuitif est ici le grand outillage mental, comme il l'était auparavant pour le nombre, avec les doigts ou les parties du corps humain, les objets, ou leurs symboles (cailloux, billes de bouliers, abaques, etc.) Rey, Abel, « Naissance des Sciences », dans Encyclopédie française, I, 12, 5, Paris, 1934.Google Scholar
10. Georges Ifrah, plus récemment, examine plusieurs hypothèses cherchant à expliquer « la tendance assez générale, au cours de l'histoire, à concevoir la douzaine comme unité secondaire de compte à côté de la dizaine », fondées soit sur le système de base sexagésimal, soit sur « un système de compte sur les phalanges ou articulations des doigts de la main, permettant de considérer sur une main la suite régulière des nombres de 1 à 12 », dont il reconnaît, toutefois, qu'elles ne résolvent pas « la question des origines du système sexagésimal ». Ifrah, G., Les Comptes concrets. Histoire universelle des chiffres, Paris, Seghers, 1981, pp. 61–74 Google Scholar. Le défaut est évidemment là, de prendre les choses à un stade trop élaboré de la chaîne sans en avoir suivi le mécanisme.
11. C'est implicitement ce qu'indique Trévoux à l'article « Treizième » : « Quand on achète quelque chose à la douzaine ou au quarteron, on donne toujours le treizième. » (Trévoux, Dictionnaire [des jésuites], 1704).
12. « Le poisson vert est celui qui vient d'être salé, et qui est encore tout humide ; ainsi l'on dit : De la morue verte ». D.U.C., art. Poisson de mer.
13. Dans l'« Essai sur le don » Mauss propose une théorie de l'aumône : « L'aumône est le fruit d'une notion morale du don et de la fortune d'une part, et d'une notion du sacrifice de l'autre. La libéralité est obligatoire parce que la Némésis venge les pauvres et les dieux de l'excès de bonheur et de richesse de certains hommes, c'est la vieille morale du don, devenue principe de justice ; et les dieux et les esprits consentent à ce que les parts qu'on leur en faisait et qui étaient détruites dans des sacrifices inutiles servent aux pauvres et aux enfants ». Mauss, « Essai sur le don »,pp. 170-171.
14. « Car il n'y a pas que celui qui donne qui s'engage, remarque Mauss, celui qui reçoit se lie aussi. » (” Essai sur le don », p. 254). Il ajoute plus loin en note (n. 1, p. 269) : « (…) Le signe qu'est la monnaie, le signe qu'elle porte et le gage qu'elle est sont une seule et même chose — comme la signature d'un homme est encore ce qui engage sa responsabilité. »
15. C'est également ce qu'en dit Furetière, à l'article « Denier à Dieu » : « Arrha, arrabo, écrit-il, c'est une arrhe, une pièce d'argent, une petite somme que donne, quand un marché est conclu » (décidé, peut-être, plutôt que conclu — on va voir tout de suite pourquoi je souhaite marquer cette nuance) « celui qui achète ou qui loue quelque chose à celui qui vend ou qui loue » (Furetière, Dictionnaire, 1690). Trévoux se demande pourquoi — ce qui prouverait que le sens est perdu, au moins pour les auteurs ? — cette arrhe s'appelle « Denier à Dieu ». Il mentionne l'aumône sur l'autorité de « quelques-uns », et avance que « peut-être, c'est parce qu'on le donne en disant “ adieu ” en se séparant lorsque le marché est conclu ». Même si l'explication n'est pas bonne, son intérêt est de nous donner le moment (avec la même réserve que pour Furetière) : celui où l'on se sépare. Dans le rite de l'échange, en somme, le Denier à Dieu ou adieu, concluerait non pas le marché lui-même mais une séquence. Arnold Van Gennep qui, à ma connaissance, n'a étudié la transmission des biens qu'à propos du mariage (mais pour Lévi-Strauss les femmes sont des « biens » qui circulent) rappelle brièvement dans le Manuel de folklore français contemporain (Paris, Picard, 1938, t.I. 1, pp. 11-114) sa théorie des rites de passage : « Ils sont groupés, dit-il, d'une certaine manière, par rapport à un certain but, qui est de passer sans danger, d'un état de fait, ou d'un état social, ou d'un état moral et affectif à un autre (…) »
16. « Huvelin a rapproché le “ nexum ” du “ wadium ” germanique et en général des gages supplémentaires (…) donnés à l'occasion d'un contrat. (…) La chose gagée est d'ordinaire sans valeur : par exemple les bâtons échangés, la « stips » dans la stipulation du droit romain et la « festuca notata » dans la stipulation germanique ; même les arrhes, d'origine sémitique, sont plus que des avances (…). Ce sont des résidus des anciens dons obligatoires, dus à réciprocité ; les contractants sont liés par elles. A ce titre, ces échanges supplémentaires expriment par fiction ce va-et-vient des âmes et des choses confondues entre elles. Le “ nexum ”, le “ lien ” de droit, vient autant des choses que des hommes. » (Mauss, « Essai sur le don », p. 230). Mauss ajoute en note (n. 5 p. 237) que la « stipulatio » l'échange des deux parties du bâton, correspond non pas seulement à d'anciens gages, mais à d'anciens dons supplémentaires. Tout ce passage de Mauss éclaire bien la similitude de nature entre le « treizième » oeuf et le « Denier à Dieu ».
17. Mauss, « Essai sur le don », p. 277.
18. VAN Gennep, op. ri?., t.I, l,p. 236.
19. Mauss, à propos du « wadium » et du « nexum » évoque les épingles comme gage. Bien qu'elles s'y trouvent un peu noyées, le passage ne manque pas d'indiquer la voie dans laquelle s'engager pour comprendre la mention ambiguë qu'en fait le D.U.C. « La sanction magique, note Mauss, peut intervenir, elle n'est pas le seul lien. La chose elle-même, donnée et engagée dans le gage, est par sa vertu propre un lien. D'abord le gage est obligatoire. En droit germanique tout contrat, toute vente ou achat, prêt ou dépôt, comprend une constitution de gage ; on donne à l'autre contractant un objet de peu de prix, un gant, une pièce de monnaie (Treugel) — chez nous encore, des épingles qu'on vous rendra lors du paiement de la chose livrée (mais Mauss avait précédemment observé p. 199 qu'il est, dans toute société possible, de la nature du don d'obliger à terme). Huvelin remarque déjà que la chose est de petite valeur et d'ordinaire personnelle ; il rapproche avec raison ce fait du thème du gage de vie, du « life-token ». La chose ainsi transmise est, en effet, toute chargée de l'individualité du donateur (…). Ainsi le « nexum » est dans cette chose et non pas seulement dans les formes solennelles du contrat, les mots, les serments et les rites échangés, les mains serrées ; il y est comme il est dans les écrits, les « actes » à valeur magique, les « tailles » dont chaque partie garde sa part, les repas pris en commun où chacun participe de la substance de l'autre ». Mauss, « Essai sur le don », p. 254.
20. « …cette loi de la pensée mythique, dit Lévi-Strauss, que la transformation d'une métaphore s'achève dans une métonymie ». Cl. Lévi-Strauss, , La Pensée Sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 141.Google Scholar
21. Pour Van Gennep, qui en a découvert le schéma heuristique (selon la formule de Nicole Belmont) « l'ordre dans lequel les rites se suivent est en soi un procédé magico-religieux (…) ». Gennep, A. Van, Les Rites de passage, Paris-La Haye, Mouton, 1969, p. 127 Google Scholar. Nicole Belmont, d'autre part, remarquait à propos des épingles et de leur usage folklorique dans les rites du mariage, leur polyvalence d'objets métalliques manufacturés avec les pièces de monnaie, qui peuvent valoir tout et n'importe quoi. N. Belmont, séminaire « Histoire et folklore », 1975-1979, E.H.E.S.S.
22. La question de la signature des femmes, remplacée par une croix, mériterait d'être examinée sous cet angle qui en renouvellerait peut-être un peu l'approche et la réponse.
23. A. VAN Gennep, M.F.F.C, Bibliographie méthodique, p. 82, nc 201.
24. C'est ainsi par exemple que les « renoces », le lendemain des noces, « prouvent » que la cérémonie a bien eu lieu. N. Belmont (sém. cité), signale aussi l'importance du cabaret, où l'on boit ensemble et en public, pour la consécration de l'accord.
25. La première partie de l'observation se réfère à une remarque souvent faite par Philippe Ariès, dans son séminaire de l'E.H.E.S.S. (1978-1981).