L’édition de ce volume collectif de presque 400 pages a été conçue et réalisée comme en miroir de l’objet étudié : le texte est distribué sur deux colonnes, de façon à exploiter au mieux l’espace disponible, dans un format oblong, presque carré, qui sort ce livre de l’ordinaire. La monographie à plusieurs voix qu’il propose est du plus grand intérêt. Si, d’un certain point de vue, le résultat était attendu, il est en tout cas à la hauteur de l’objectif fixé : il s’agissait en effet de tirer le meilleur parti, en termes d’interprétation historique et philologique, d’une découverte effectuée sur le marché privé par Jacques Dalarun en 2015 (sur la base d’une description précise due à Laura Light et signalée par Sean L. Field), celle d’un codex que l’on peut considérer, à tous égards, comme le « manuscrit franciscain » le plus ancien. Daté des années 1230, seul le codex d’Assise (Biblioteca del Sacro Convento 338) pourrait lui contester ce primat, si l’on accepte la datation proposée par Luigi Pellegrini.
La première phase de la recherche a consisté à insérer correctement le texte d'une nouvelle vie transmise par le codex à l’intérieur de la galaxie des sources franciscaines. Cette légende est en substance une abréviation de la Vie du bienheureux François, avec quelques ajouts notables ; pour cette raison, le titre qui lui convient le mieux serait celui de Vita brevior. Sa rédaction peut être située entre 1232 et 1239, parce qu’il s’ouvre par une lettre de dédicace adressée à frère Élie, ministre général de l’Ordre, brutalement déposé en 1239. Avec cette découverte, la « question franciscaine » – expression convenue pour définir la discussion sur les sources concernant l’existence terrestre de François d’Assise, lancée par le bibliste Salvatore Minocchi en référence à la « question d’Orient » – s’enrichissait de façon inattendue d’un morceau inconnu. Si l’on peut aujourd’hui affirmer que nous sommes bien entrés dans une époque où la « question franciscaine » est définitivement résolue, ce n’est pas tant parce que la généalogie de la mémoire du saint est totalement éclaircie – il reste encore à accomplir un travail considérable sur le double terrain des compilations et des traductions en langues vernaculaires –, que parce que la philologie a déplacé les termes du débat : l’objet des interrogations n’est plus de retrouver le « vrai François ». À présent, les chercheurs visent plutôt à identifier quels groupes ont contribué, et de quelle façon, à la grande entreprise collective qu’a été la mise par écrit d’une mémoire, irréductiblement plurielle, de l’expérience historique de François d’Assise.
La recherche menée autour du codex BNF (Nouvelles acquisitions latines 3245) démontre de la façon la plus concrète cette nouvelle orientation. La Vita brevior n’est plus seulement considérée comme un simple témoin, qui pourrait être réduit à un sigle au sein d’un stemma codicum, soit un arbre généalogique des légendes, mais est perçue comme la relique de manières de lire et d’écrire, l’image figée de la fascinante époque primitive de l’ordre franciscain, alors que frère Élie en détenait encore fermement les commandes, quand le coup interne de 1239 n’avait pas encore évincé l’élément laïque de la religio. La première insertion des frères dans le monde universitaire résulte de la fascination que celui-ci exerçait sur le mouvement franciscain, et non l’inverse. Dans le manuscrit, à côté de la Règle et des Admonitions, émerge tout un monde de pratiques de lecture, de copies, de méditations et de prédications. Le codex est le témoignage d’une entreprise collective et mobile, d’une expérience de lecture de la part d’un groupe de frères qui n’a pas laissé de noms – donnée en elle-même déjà significative – mais seulement des textes, et d’une manière tellement singulière qu’elle échappe à toute prise interprétative définitive.
Un mot qui revient à plusieurs reprises dans le livre est « déroutant » ; seul A. Bartoli Langeli se laisse à qualifier avec enthousiasme le manuscrit de « merveilleux ». Le premier point clef autour duquel tourne le travail mené par l’équipe, fortement liée à l’IRHT de Paris (mais avec un élargissement international notable), porte sur l’opération matérielle qui sous-tend la confection du codex. La balle est d’abord dans le camp des paléographes et des codicologues. La technologie la plus avancée permet de reconstruire les modalités concrètes de réalisation de l’objet selon une double temporalité : la reliure légère du manuscrit, qui lui a permis de rester uni et solidaire, en dépit d’un contenu hétérogène, a été confectionnée à une date très haute, peu après l’intervention de la main la plus tardive. La datation matérielle de la reliure concorde avec celle du parchemin, les dates convergeant vers les années 1215-1265.
Dans un tel cadre chronologique, que reste-t-il de « déroutant » ? Avant tout, le format : 120 x 80 mm, c’est un manuscrit minuscule, exceptionnel au sens strict du terme. Denis Muzerelle, le regretté codicologue qui a ici mené une enquête de grande précision, rappelle qu’une taille semblable n’est que très rarement attestée, une fois sur deux cents, encore que la rareté du phénomène soit privée de valeur statistique. Parmi les autres caractéristiques impressionnantes, le nombre de mains impliquées est tout aussi inhabituel, une douzaine voire plus, de niveaux d’aptitude scripturale variés, parmi lesquelles les professionnels sont rares (peut-être deux scribes, l’un d’origine milanaise et l’autre tchèque, mais intervenant de façon ponctuelle en dehors des zones principales du texte). Aucun professionnel de l’écriture donc – mais, pour autant, personne qui soit véritablement ignare, ou idiota dans le lexique franciscain –, ni aucun projet d’ensemble dans la conception de l’artéfact. D. Muzerelle parle d’un pur « opportunisme » quand A. Bartoli Langeli essaie de donner quelque définition fondée sur la terminologie forgée par Armando Petrucci. Il a assurément raison de tenir compte de la forme spécifique du codex comme « livre de besace » (p. 286) ; c’est un manuscrit qui voyage, il n’est pas écrit à la lumière de la chandelle d’un scriptorium, il ne vole pas non plus, mais a connu des tables et des contextes divers. La synthèse de D. Muzerelle fait mouche quand il parle d’un « calepin personnel collectif » (p. 61). En effet, pour ce qui est de la confection et de l’aspect du codex, nous sommes face à un pur amateurisme ; mais l’intensité de l’effort d’écriture – le volume des textes transcrits dépasse le million de signes – révèle des scripteurs pourvus d’un riche bagage culturel, ou qui s’abreuvent à la circulation des savoirs du xiiie siècle avec l’urgence d’une mission inédite.
De ces polarités résulte une collection de textes qu’il est impossible de résumer en quelques mots. Le cœur battant est franciscain, formé d’un triptyque, selon la lecture proposée par S. L. Field, constitué de la Vita brevior déjà mentionnée et de quelques miracles, laquelle Vita est précédée par la Règle, suivie des Admonitions et, autre nouveauté spectaculaire, d’un commentaire au Notre Père et, dans le bloc final, d’un logion attribués à François d’Assise en personne (avec de bons arguments, avancés précédemment par Dominique Poirel et qui auraient mérité un traitement distinct dans ce livre). Ce noyau est peut-être le moins surprenant, une fois qu’on s’est habitué à l’exceptionnelle originalité du volume. Le corpus de sermons recopiés ici, dont l’un sur la Purification de la Vierge et un autre pour la période pascale, fait aussi forte impression en raison de la présence d’un témoignage particulièrement ancien de la prédication d’Antoine de Padoue. L’ensemble des notes et la constitution de florilèges, fortement enracinés dans une culture textuelle qui remonte au xiie siècle, largement cistercienne, dont on peut soupçonner une circulation surtout parisienne, sont également dignes d’un grand intérêt. Par un cercle pour une fois vertueux, ces notes offrent parfois des fragments errants de textes importants saisis dans leur phase primitive (outre Antoine, on y entend des échos de l’enseignement de Jean de la Rochelle). Nicole Bériou, sur la base d’un patient travail d’identification des textes entrepris par une large équipe, essentiellement féminine, mène une réflexion fructueuse sur cette constellation textuelle, difficile à définir, entre les recueils de distinctiones et les anthologies de citations utiles à la prédication ou les sommes morales. Carlo Delcorno, en notant de nombreuses absences – en premier lieu, tout l’apparat rhétorique du prédicateur, dans un moment de transformation de cette activité –, confirme l’ancienneté de cette constellation et souligne de nouveau son caractère « déroutant », quoique voisin du monde des mélanges destinés à la prédication en vernaculaire.
J. Dalarun, dans un argument final qui propose une lecture unitaire – mais ouverte, car le manuscrit défie toute approche unilatérale –, reconstruit patiemment l’activité des copistes en relevant, de manière solide et surtout très utile, la possibilité de nouer leurs interventions « deux par deux » (p. 372). En d’autres termes, il y a toujours deux copistes qui travaillent côte à côte, selon une pratique qui reproduit la règle selon laquelle les frères devaient aller dans le monde « deux par deux », comme les disciples de Jésus. Dans ces couples, l’un des deux est un socius qui s’occupe plus que l’autre de la mise par écrit. Émerge ainsi le rôle majeur des mains A (socius de C), D et H. Le premier, selon la brillante reconstruction de Sylvain Piron, est un moine, d’origine ou de culture cistercienne, ayant rejoint les franciscains ; avec C, nous nous trouvons plutôt à Paris, comme le suggèrent de vagues traces linguistiques étudiées avec délicatesse par Fabio Zinelli, qui montre de façon éloquente les difficultés à mener une enquête sur les diasystèmes linguistiques dans les textes latins ; avec H, nous rencontrons cette fois un frère doté de fortes préoccupations eschatologiques. Ce dernier copie un texte largement diffusé, mais très rare à l’époque en Italie : les Revelationes du Pseudo-Méthode, qui vont bien avec la copie du livre biblique de Zacharie et les passages sur les tribulations à venir extraits des Actes des Apôtres.
La datation proposée par la plupart des auteurs se restreint aux années 1232-1239 : elle coïncide avec celle de la Vita brevior et concorde avec le terminus post quem des textes les plus récents. Ce raisonnement économique a pour intérêt de mettre en valeur le manuscrit comme répertoire d’œuvres venant de paraître. Le codex aurait été écrit par et pour des franciscains : une micro-communauté dont les traits linguistiques renvoient à l’Ombrie (F. Zinelli ; C. Delcorno). Toutefois, certaines questions demeurent ouvertes. Les textes prophétiques transcrits pourraient ainsi faire obstacle à une datation si haute : selon Robert E. Lerner, la circulation du Pseudo-Méthode contredirait même une production franciscaine. Sans aller aussi loin, il est vrai que certains éléments demeurent si « déroutants » qu’ils imposent de maintenir la discussion ouverte : la présence d’une copie du livre de Zacharie serait liée, selon Marco Rainini, à une tradition exégétique qui fait de l’émergence des frères mineurs, adversaires de l’antéchrist, un signe de la fin des temps. Entre Zacharie et le Pseudo-Méthode sont insérées des citations bibliques et une note centrée sur les rapports à maintenir avec les excommuniés. Tout ceci semble évoquer l’excommunication de Frédéric II et les relations avec le ministre général déposé, frère Élie ; M. Rainini et J. Dalarun restent pourtant convaincus d’une datation haute, évoquant la possibilité de tensions préparatrices du conflit. Le problème demeure, mais c’est peut-être un problème plus général, lié au statut exceptionnel du NAL 3245 : ce manuscrit rend visible des phénomènes qu’il serait impossible de voir en son absence dans cette tranche chronologique. Pour cette raison, la méthodologie avec laquelle il convient d’aborder ce témoignage requiert une très grande finesse.
Dans sa reconstruction de l’histoire du manuscrit, S. Piron a enquêté sur son parcours à l’époque moderne qui l’a conduit jusqu’à Porto Recanati, pour arriver entre les mains d’antiquaires, dans une région – les Marches – qui constitue effectivement un bon port d’échouage pour de telles reliques « déroutantes ». S. Piron n’a pas pu remonter au-delà du xixe siècle, mais l’histoire des Marches d’Ancône autorise en effet à penser qu’un manuscrit de ce type ne pouvait être préservé que dans cette région, où de nombreux petits couvents voisinent avec une aristocratie locale fortement liée à la papauté, de richesse moyenne, mais également très cultivée et capable de constituer d’importantes collections de livres. Un exemple est fourni par la Bibliothèque communale de Sarnano, où est encore conservé un noyau ancien de l’ordre d’une centaine de manuscrits franciscains (dans un centre urbain de quelques milliers d’habitants !). Les frères des Marches ont souvent été de grands amateurs de l’époque primitive franciscaine. En témoigne un texte comme les Actus beati Francisci et sociorum eius, œuvre latine qui constitue une source immédiate des Fioretti et dans laquelle la mémoire de François et de ses compagnons s’entrelace étroitement à celles des frères de la région des générations ultérieures. Ces mémoires ont également alimenté les courants contestataires. Un manuscrit contenant le chapitre 6 de Zacharie et le Pseudo-Méthode n’aurait pas déplu à un frère de Roccabruna (Sarnano) ou de Macerata. Les dissidents franciscains du xive siècle conservaient dans des « bibliothèques portatives », comme les appelle S. Piron, des anthologies de textes aussi variés que le « manuscrit franciscain retrouvé ». Au regard de ces volumes de petit format, le NAL 3245 pourrait être conçu comme un modèle, voire un ancêtre direct. En commun avec eux, il comporte cette circularité entre latin et vulgaire, que l’on trouve déjà ici dans la section biblique, laquelle semble inspirée, selon L. Light, par la diffusion des bibles en vernaculaire. Toute cette richesse méritait bien une recherche approfondie, aussi passionnée que minutieuse, comme elle a été menée à bien dans ce volume.