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Mystique juive et histoire juive
Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
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L'un des événements les plus marquants survenus dans le domaine des études juives au XXe siècle est le changement profond d'attitude envers la nature de la mystique juive et son rôle dans l'histoire juive. Jusque-là, les plus réceptifs à cette forme mystique du judaïsme étaient essentiellement des érudits et non des historiens au sens classique du mot, tels Meier Landauer, Adolphe Frank, Adolf Jellinek au XIXe siècle et plus récemment Martin Buber. Les historiens, en revanche, étaient soit ouvertement hostiles à la mystique juive comme Henrich Graetz, soit réticents comme Simon Doubnov. Compte tenu de ce passé, ce changement a revêtu un caractère radical et s'est manifesté par une ouverture d'esprit beaucoup plus grande envers le rôle de la mystique juive, comme l'attestent divers travaux d'Yitshaq Baer et de Ben Zion Dinour et jusqu'à un certain point aussi ceux de Salo W. Baron et Yosef Hayim Yerushalmi.
Summary
One of the most decisive moments in the field of Jewish Studies in the twentieth century is the change of attitude toward the nature of mysticism in Jewish history. The modem shift in Jewish history owes a very great debt to the scholarly achievements of Gershom Scholem who established a solid methodology for studying Jewish mysticism and to radiate in some domains of Jewish studies and in the general perception of Judaism by scholars of religion. By resorting to a certain history of Jewish mysticism, Scholem innovated also in the realm of a more historically oriented perception of mysticism. This paper considers that the relation established by Scholem between mysticism and Jewish history is not satisfying. Two phenomena are discussed: the assumption that history impinged on the change in the nature of kabbalah and the claim that the dissemination of kabbalah affected the direction of the change in Jewish history.
- Type
- Du Sacré au Profane
- Information
- Copyright
- Copyright © Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1994
References
1. L'évaluation des différentes approches de la kabbale, avant l'établissement du nouveau centre d'études fondé par Gershom Scholem, reste encore à faire. Voir cependant Idel, Moshe, Kabbalah : New Perspectives, New Haven-Londres, Yale University Press, 1988, pp. 7–10.Google Scholar
2. Scholem, Gershom, Les origines de la kabbale, traduit de l'allemand par Loewenson, Jean, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, pp. 15–16 Google Scholar. Cependant, il faut souligner que Henrich Graetz, bien qu'opposé à la kabbale, a consacré plusieurs chapitres importants aux questions mystiques. Dans l'ensemble, les différentes études qu'il consacre à ces thèmes constituent la première histoire complète de la mystique juive. On est étonné du traitement élaboré qu'il fait des sujets religieux. Ceci prouve qu'il était tout aussi sensible à l'histoire religieuse du judaïsme que les historiens modernes.
3. L'attitude de Simon Doubnov envers la mystique juive, notamment en ce qui concerne son expression tardive, c'est-à-dire le hassidisme, laisse à désirer.
4. Scholem, Gershom, Le messianisme juif, traduit de l'anglais par Dupuy, Bernard, Paris, Calmann-Levy, 1974 Google Scholar ; « Messianism in Jewish History », Journal of World History, vol. XI, 1968-1969, pp. 41–42.Google Scholar
5. Je voudrais préciser que G. Scholem n'a jamais divisé sa conception historique du messianisme kabbalistique en trois périodes bien distinctes. J'ai pris moi-même l'initiative, dans le plan qui va suivre, de regrouper dans un certain ordre les thèmes pertinents. Concernant la position de G. Scholem sur le messianisme en général, voir Biale, David, Gershom Scholem, Kabbalah and Counter History, Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1982, pp. 71–93 Google Scholar ; et les essais de Alter, Rober et Davies, W. D. dans Bloom, Harold éd., Gershom Scholem, Chelsea House Publishers, 1987, respectivement pp. 21–28, 77-97Google Scholar, ainsi que Moshe Idel, « Subversive Catalysts ; Gnosticism and Messianism in Gershom Scholem's View of Jewish Mysticism » (sous presse).
6. Le messianisme juif, op. cit., p. 115.
7. Les grands courants de la mystique juive, traduit de l'anglais par M. M. Davy, Paris, Payot, 1983, p. 305 et ibid., p. 302.
8. Le messianisme juif, op. cit., p. 38 ; id., Les grands courants…, op. cit., p. 262.
9. Explication and Implication, Tel-Aviv, ‘Am’Oved Publishing House, 1989, vol. II, p. 271 (en hébreu) et sa postface dans Le messianisme en Israël, Jérusalem, Israël Academy for Science and Humanities, 1982, pp. 259-260 (en hébreu).
10. Le messianisme juif, op. cit., pp. 279-280, p. 303 ss.
11. Elior, Rachel, « Messianic Expectations and the Spiritualization of Religious Life in the Sixteenth Century », Revue des Études juives, vol. CXLV, 1986, pp. 35–49 CrossRefGoogle Scholar, notamment p. 48 où elle reprend fidèlement la thèse principale de l'historiographie de G. Scholem du moins en ce qui concerne les développements du XVIe siècle.
12. Explication and Implication, op. cit., p. 205, traduit sous une forme abrégée dans The Messianic Idea in Judaism, p. 41 ; voir également R. ELIOR, ibid., p. 48.
13. Les grands courants…, op. cit., p. 264.
14. Berger, Abraham, « The Messianic Self-Consciouness of Abraham Abulafia. A Tentative Evaluation », Essays on Jewish Life and Thought Presented in Honor of Salo Wittmayer Baron, New York, 1959, pp. 55–61 Google Scholar ; Idel, Moshe, Studies in Ecstatic Kabbalah, Albany, SUNY, 1988, pp. 45–61, et « The Contribution of Abraham Abulafia's Kabbalah for the Understanding of Jewish Mysticism » (sous presse)Google Scholar.
15. Cf. Dan, Joseph, « The Emergence of Messianic Mythology in 13th Century Kabbalah in Spain », dans Occident and Orient : A Tribute to the Memory of A. Schreiber, Leyde-Budapest, E. J. Brill, 1988, pp. 57–68.Google Scholar
16. Yehuda Liebes, « Le Messie dans le Zohar », Le messianisme en Israël, pp. 89-118 (en hébreu) ; Tishby, Isaiah, Le messianisme à l'époque de l'Expulsion d'Espagne et du Portugal, Jérusalem, 1985, pp. 91, 138 (en hébreu).Google Scholar
17. Idel, Moshe, préface au livre Aeshkoly, d'Aaron Z., Les mouvements messianiques juifs, Jérusalem, Mossad Bialik, 1987, pp. 17–19 (en hébreu)Google Scholar.
18. La kabbale et sa symbolique, traduit de l'allemand par Jean Boesse, Paris, Payot, 1966, p. 8.
19. Ibid.
20. Ibid.
21. Voir son « Myth and Mysticism : A Study of Objectification and Interiorization in Religious Thought », Journal of Religion, vol. 49, 1969, pp. 328-329.
22. Sur les différentes façons de comprendre les pratiques messianiques, voir Idel, Moshe, « Types des activités rédemptrices au Moyen Age », Baras, Zvi éd., Messianisme et eschatolo-gie, Jérusalem, Merkaz Zalman Shazar, 1983, pp. 253–280 (en hébreu)Google Scholar. Je voudrais insister sur la nécessité d'admettre plusieurs conceptions du messianisme juif, ce qui paraît incontestable lorsqu'on veut étudier les sources. Cependant, le titre même donné par G. Scholem à l'ensemble de ses articles sur le messianisme, Le messianisme juif, op. cit., est au singulier, ce qui est déjà révélateur. C'est une phénoménologie simpliste qui exagère les aspects apocalyptiques du messianisme, tandis que les interprétations qui privilégient sa dimension spirituelle sont considérées comme non authentiques. Pour un parallèle des divergences entre mon analyse des différentes notions du Golem et l'article de Scholem, G. intitulé « The Idea of the Golem », voir mon Golem : Jewish Magical and Mystical Traditions on the Artificial Anthropoid, Albany, SUNY, 1990, p. XXII Google Scholar. Voir également infra nos remarques sur l'explication unilatérale de l'histoire ; en français, Le Golem, Paris, Le Cerf, 1992.
23. Voir mon Messianisme et mystique, Tel-Aviv, Misrad ha-Bittahon, 1992, pp. 9-16 (en hébreu) et la bibliographie dans les notes ; en français, Messianisme et mystique, Paris, Le Cerf, 1994.
24. La kabbale et sa symbolique, op. cit., p. 8.
25. Le messianisme juif, op. cit., pp. 92-93.
26. Les grands courants…, op. cit., pp. 278-279, souligné par moi. Sur l'existence de traditions plus anciennes, plus précisément depuis le début de la kabbale espagnole, s'agissant d'interprétations théosophiques de la retraite de Dieu en Lui-même, voir Idel, Moshe, « Sur la notion de Tsimtsoum dans la kabbale et dans la recherche », Elior, R., Liebes, Y. éds, Lurianic Kabbalah, Jérusalem, 1992, pp. 59–112 (en hébreu).Google Scholar
27. Sabbataï Tsevi, le Messie mystique, traduit de l'anglais par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Éditions Verdier, 1983, p. 47.
28. Le messianisme juif, op. cit., p. 94.
29. On se demande cependant pourquoi tant de théoriciens, y compris ceux qui travaillent les thèmes kabbalistiques, ont considéré ces spéculations comme des faits. Les dommages occasionnés par les spéculations de G. Scholem sont la conséquence, non pas de leur formulation, mais de ce qu'elles ont été acceptées sans examen critique par ses disciples, comme des faits objectifs. Je conçois qu'un théoricien novateur — et G. Scholem en était incontestablement un — puisse proposer des interprétations à titre d'hypothèse en l'absence de tout autre moyen pour comprendre un phénomène, mais leur répétition aveugle par d'autres théoriciens, sans aucun apport nouveau, fait d'eux des épigones.
30. Le messianisme juif, op. cit., p. 95.
31. Ibid., p. 96.
32. Voir le retentissement des idées de G. Scholem sur le retrait et l'exil, dans le livre le plus récent et complet sur l'histoire du peuple juif : A History of the Jewish People, H. H. Bensasson éd., Cambridge, Ma., Harvard University Press, 1976, p. 697.
33. Les grands courants…, op. cit., pp. 267-268, 273-280, 286 ; Le messianisme juif, op. cit., pp. 88-92.
34. Les grands courants…, op. cit., pp. 257-258, où G. Scholem observe, avec justesse, que presque toute la diffusion du lourianisme dans la dernière décennie du XVIe siècle et la première décennie du XVIIe siècle est due à ce kabbaliste et à ses disciples.
35. Ibid., pp. 345-347.
36. Voir le très important essai de Scholem, G., « Chetar ha-Hitqacherout chel Talmidei ha-'Ari », Zion, vol. V, 1940, pp. 133–160 Google Scholar et Les grands courants…, op. cit., p. 271.
37. Voir la fin de la deuxième des dix thèses an-historiques de G. Scholem.
38. Voir, par exemple, Les grands courants…, op. cit., p. 322.
39. Idel, Moshe, « “One in a Town, Two in a Clan” : un nouvel examen de la question de la diffusion de la kabbale lurianique et du sabbatianisme », Jewish History, vol. 7, 1993, pp. 79–104 Google Scholar, et les remarques importantes de Sharot, Stephen, Messianism, Mysticism and Magic. A Sociological Analysis of Jewish Religious Movements, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1982, pp. 93–101.Google Scholar
40. « The Possible Connection of Sabbateanism, Haskalah and Reform Judaism », Studies in Jewish Religious and Intellectuel History Presented to Alexander Altmann, Siegfried Stein et Raphael Loewe éds, Alabama, University of Alabama Press, 1979, pp. 83-100 (en hébreu).
41. Piekarz, Mendel, Le début du hassidisme, Jérusalem, Mossad Bialik, 1978 (en hébreu).Google Scholar
42. Sur les thèses de G. Scholem concernant l'influence du gnosticisme, en tant que phénomène historique et religieux, sur la mystique juive, voir Moshe Idel, « Subversive Catalysts… », art. cit., cf. n. 5.
43. Sur le gnosticisme et le lourianisme, voir G. Scholem, Les grands courants…, op. cit., pp. 278, 281-282, 287, 298-299 et Tishby, Isaiah, « Gnostic Doctrines in Sixteenth-Century Jewish Mysticism », Journal of Jewish Studies, vol. VI, 1955, pp. 146–152.CrossRefGoogle Scholar
44. En effet, certains textes kabbalistiques importants écrits au XVIe siècle ont été oubliés par les théoriciens qui se sont essayés à décrire l'esprit messianique de cette époque. Voir aussi, en plus des kabbalistes cités supra, les écrits volumineux de Yohanan Alemanno, Yehiel De Pise, Yehudah Hallewah ou David ibn Zimra. Voir aussi Idel, Moshe, « Religion, Thought and Attitudes : The Impact of the Expulsion on the Jews », Kedourie, Elie éd., Spain and the Jews. The Sephardi Expérience, 1492 and After, Londres, Thames and Hudson, 1992, pp. 123–139 Google Scholar et « Particularism and Universalism in Kabbalah, 1480-1650 », David Rudermann éd., Essential Papers on Jewish Culture in Renaissance and Baroque Italy, New York-Londres, 1992, pp. 330- 332, 334-337.
45. Supra n. 13.
46. La kabbale et sa symbolique, op. cit., p. 9 : « Aussi, leur compréhension (des symboles) exige-t-elle une disponibilité phénoménologique pour une vision globale, et des aptitudes à l'analyse historique ». Malheureusement, l'analyse historique a régné en maître dans les études dominantes de la mystique juive alors que le besoin de méthodes phénoménologiques n'était que rarement admis. G. Scholem lui-même, en parlant de son école, l'a décrite, je crois assez justement, comme « l'école de la critique historique ». Voir sa Kabbalah, Jérusalem, Keter Publishing House, 1974, p. 203. Bien qu'il ne fasse aucun doute que l'esprit critique est absolument nécessaire pour faire des recherches sérieuses, la voie historique n'est qu'une méthode parmi d'autres. Voir également la position de Joseph Dan qui croit que « Scholem a donné les éléments et les structures principales, dans le cadre desquels se poursuit la recherche des solutions aux questions que Scholem a laissées sans réponse », cf. Dan, Yosef, « La perception historique de feu le professeur Gershom Scholem », Zion, vol. XLVII, 1982, p. 167 Google Scholar (en hébreu). Cette attitude non critique montre en effet la rigidité et l'intransigeance caractéristiques de « l'école de la critique historique », qui parfois se manifeste comme une orthodoxie universitaire et laïque. Voir également infra, notes 49-50.
47. La kabbale et sa symbolique, op. cit., p. 9.
48. Ibid.
49. Explication and Implication, op. cit., vol. II, p. 142 (en hébreu). La méthode plus intellectuelle et complexe de G. Scholem combinait la phénoménologie et les méthodes historicophilologiques. Dans certains écrits de ses disciples les secondes devinrent de simples méthodes historiques, tandis qu'ils négligèrent entièrement la première.
50. Comme par exemple, les approches relatives à l'étude de l'imaginaire, les approches modernes de la symbolique, la théorie des modèles, les méthodes sémiotiques ou cognitives. Il n'y a aucune raison pour adopter une seule méthode, celle de l'histoire des idées, comme cela a été soutenu récemment par Joseph Dan dans sa préface à l'ouvrage de Scholem, G., On the Mystical Shape of the Godhead, New York, Schocken Books, 1991, p. 11 Google Scholar. Sur le besoin d'une approche plus ouverte pour l'étude de la kabbale voir mes observations dans Kabbalah : New Perspectives, op. cit., pp. 17-34 (auxquelles J. Dan a manifestement réagi) et Liebes, Yehuda, « Nouvelles directions dans les recherches sur la kabbale », Pe'amim, vol. 50, 1992, pp. 150–170 (en hébreu)Google Scholar.
51. Idem, Studies in Jewish Myth and Jewish Messianism, Albany, SUNY, 1993, pp. 93-113. Voir également ma préface au livre d'Aeshkoly, où je soutiens que G. Scholem et A. Aeshkoly avaient tendance à exagérer l'interprétation plus apocalyptique du messianisme en atténuant l'importance des interprétations plus rédemptrices, magiques et théosophiques de cette notion. Voir également mon étude citée supra n. 22.
52. Y. Liebes, «Le Messie dans le Zohar», op. cit., pp. 109-111.
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- Cited by