Le quatrième concile de Tolède, en 633, rappelle le principe selon lequel l’adhésion au christianisme doit résulter d’un libre choix, et dénonce le décret promulgué dix-huit ans plus tôt par le roi wisigoth Sisebut, qui contraignait tous les Juifs à se convertir. Mais il valide en même temps les baptêmes déjà administrés, et ordonne d’enlever les enfants des Juifs convertis de force à la garde de leurs parents pour garantir qu’ils seraient élevés chrétiennement. Un concile réuni quelque dix ans plus tôt avait loué l’initiative du souverain, responsable du salut des âmes de ses sujets. Ainsi étaient posés des dilemmes et des questions que le christianisme, mais aussi l’islam, durent affronter de façon récurrente : des religions se tenant pour uniques détentrices d’un message de vérité à valeur universelle peuvent-elles ne pas aspirer à en faire bénéficier toutes les populations qui ne les ont pas encore rejointes ? Les gouvernants peuvent-ils, sans manquer à leur tâche, s’abstenir d’user des moyens de contrainte à leur disposition pour entraîner le ralliement des récalcitrants ; peuvent-ils ne pas suivre la logique du compelle intrare, « force-les à entrer, pour que ma maison soit pleine » ?
Mercedes García-Arenal et Yonatan Glazer-Eytan ont proposé aux contributeurs du volume collectif qu’ils ont dirigé de partir de l’observatoire ibérique pour reconstituer les débats sur la légitimité des entreprises de conversion forcée comme les difficultés qu’affrontent les sociétés qui les ont lancées, et décrire les réagencements identitaires qu’induit l’expérience de conversion forcée aussi bien chez ses victimes que chez les persécuteurs. La péninsule Ibérique a en effet connu trois moments de conversion forcée : le moment wisigothique, qui s’inscrit dans une conjoncture du viie siècle où, des royaumes barbares de l’Europe de l’Ouest à l’Empire byzantin, se conjuguent la volonté de mettre fin à la présence des diasporas juives et le rôle moteur du prince tardoantique ; le moment almohade, lorsqu’au milieu du xiie siècle la nouvelle dynastie musulmane rompt avec la tradition de l’islam sunnite et impose la conversion forcée des chrétiens et des Juifs ; un moment, enfin, qui court sur près d’un siècle et demi, entre 1391 et 1526, au cours duquel les pays ibériques, Espagne comme Portugal, se séparent d’un passé fait de coexistence entre les religions.
Elsa Marmursztejn montre comment les lois wisigothiques ont servi de caution aux décisions pontificales du Moyen Âge central et aux positions des penseurs scolastiques : le pape Innocent III se réfère à l’exemple du pieux roi Sisebut, lorsqu’il reprend aux juristes la notion de contrainte conditionnelle et valide, dans la bulle Maiores, les baptêmes administrés à des Juifs qui, menacés de mort, se sont abstenus de protester. Thomas d’Aquin réaffirme que la conversion est affaire de volonté, s’oppose à l’enlèvement des enfants juifs au nom du droit naturel qui les confie à la garde de leurs parents, mais doit admettre que les baptêmes conférés même illégalement sont tenus a posteriori pour valables. Jean Duns Scot prend parti pour l’enlèvement des enfants juifs, sur lesquels Dieu a plus de droits que leurs parents, prône la conversion de ces derniers « par les menaces et la terreur » et fait un devoir au prince chrétien de convertir les Juifs en utilisant ces moyens – l’occasion pour lui de célébrer Sisebut. Rosa Vidal Doval expose comment, au milieu du xve siècle, les adversaires enragés des Juifs convertis qui, pour une part d’entre eux, connaissent une rapide ascension sociale, se réclament du précédent wisigothique et comment les défenseurs des convertis s’emploient à le récuser.
Les adhésions au discours de Duns Scot ne pouvaient que se multiplier au cours d’un Moyen Âge tardif qui voit s’opérer un transfert de sacralité en direction des monarchies. On mit d’ailleurs en question l’argument de Thomas d’Aquin dénonçant dans la conversion forcée une mesure contraire à la coutume de l’Église, en utilisant l’argument utilisé par Thomas d’Aquin lui-même à propos de la tolérance des infidèles (non juifs) : l’Église du ive siècle avait tenu compte de ce qu’infidèles et hérétiques étaient alors une multitude, et qu’il y avait pour elle péril à les défier ; les conditions avaient entre-temps changé et les raisons de tolérer la présence d’infidèles disparu. Si la politique de l’Église était dictée par l’opportunité, pourquoi craindre aujourd’hui de recourir à la force ? C’était là un raisonnement, indiquent Maribel Fierro et David Wasserstein dans leurs contributions, qui avait été mené en islam à l’époque almohade : les premiers musulmans avaient trouvé expédient de tolérer l’exercice des religions monothéistes antérieures à l’islam alors qu’ils n’étaient eux-mêmes qu’une poignée au sein des peuples conquis ; la prudence, cinq siècles plus tard, ne s’imposait plus.
Le premier souverain à avoir mis en pratique la politique recommandée par Duns Scot et restée jusque-là objet de débat théorique fut, dans le cadre d’un absolutisme précoce, le souverain portugais Emmanuel Ier. Après avoir décrété l’expulsion des Juifs, il mit en place, dans le courant de l’année 1497, une batterie de mesures : il fit enlever les enfants juifs avant de les rendre à leurs parents à condition que ceux-ci se convertissent, rendit impossible les départs du Portugal pour obliger les derniers réfractaires à accepter de recevoir le baptême, et publia un édit garantissant l’égalité aux prosélytes forcés de façon à faciliter leur incorporation, à terme, dans la société portugaise.
Pour M. García-Arenal, c’est sur fond d’une puissante vague d’optimisme qu’interviennent les conversions forcées des musulmans de Castille (entre 1499 et 1502) puis d’Aragon (entre 1521 et 1526). Optimistes les conseillers de l’entourage royal ou impérial ralliés au pronostic de Duns Scot : la conversion obtenue par ultimatum serait fictive dans l’immédiat, mais donnerait des résultats sur les générations suivantes. Optimistes aussi les divers milieux habités par des attentes messianico-millénaristes, qui envisagent un avenir proche fait d’union générale autour d’un christianisme rénové. Optimistes encore les théologiens qui soit font confiance à l’efficacité du baptême, soit, selon la réflexion mise en œuvre par Hernando de Talavera et scrutée ici par Davide Scotto, réduisent le baptême au rang de jalon dans un long parcours de christianisation et, partant, accordent moins d’importance aux conditions dans lesquelles il a été acquis. Il me semble qu’en 1502 en Castille et en 1525-1526 en Aragon le pouvoir – en conclusion de séquences au cours desquelles il a été débordé – reprend le modèle portugais : expulsion fictive car rendue impraticable, et mise en route d’un programme d’assimilation à marches forcées. Programme dont les responsables des différents trains de mesures coercitives admettent la cruauté, mais croient qu’il atteindra ses objectifs – c’est là que se loge la part « optimisme ».
En Castille comme en Aragon, les baptêmes conférés dans un contexte de violences ont été une fois de plus légitimés par la référence à la doctrine établie sur la contrainte conditionnelle. Dans le Portugal voisin, au cours du xvie siècle, comme le montre Giuseppe Marcocci en synthétisant ses recherches antérieures, les partisans de la répression contre les convertis de 1497, soupçonnés de rester dans le secret fidèles à leur religion d’origine, brandissent eux aussi la bulle Maiores pour leur reconnaître la qualité de chrétiens et les transformer en gibier pour les tribunaux ecclésiastiques, alors que des personnalités révoltées par les scènes effroyables auxquelles elles ont assisté cette année-là ne peuvent accepter la validité de baptêmes obtenus par ces moyens et veulent les soustraire aux poursuites au titre de l’atteinte à la foi et de l’hérésie en les tenant pour Juifs – position qui deviendra un peu plus tard intenable. C’est encore à la bulle Maiores, observe Isabelle Poutrin, que se réfèrent, sans changement, les théologiens de l’Europe post-tridentine, jusqu’en plein xviie siècle, lorsqu’en casuistes ils statuent sur les peines à infliger aux coupables d’actions délictueuses accomplies sous la contrainte, et tiennent compte des sentiments intérieurs de qui a agi contre son gré, mais ne prennent en considération, quant au baptême des Juifs, que le fait extérieur de l’administration du sacrement.
Les effets du baptême ont été l’objet d’un débat d’ordre différent dans l’Italie de la Renaissance, explique Tamar Herzig dans un essai qui s’inspire largement des conclusions dégagées par Adriano Prosperi dans son étude monumentale sur l’exécution capitale dans l’Europe de l’entre xive et xviie siècle, et qui opposent un modèle d’exécution à la fois méditerranéen et germanique, centré sur le repentir du condamné, au modèle français, décrit par Michel Foucault, du spectacle en forme de manifestation de puissance du détenteur de l’autorité royaleFootnote 1. Ainsi Hercule d’Este, à Ferrare, fit-il étalage de piété et accorda-t-il la vie sauve, en 1491, à un Juif condamné à mort et prêt, en signe de repentir, à se convertir : on substitua à l’accompagnement à l’échafaud la célébration d’une cérémonie de baptême en grande pompe et dans un grand concours de peuple. Mais son gendre le marquis de Mantoue, qui croyait à la nécessité de montrer une justice implacable, ne se rendit qu’à contrecœur, dans un autre cas de Juif condamné à mort, aux objurgations de son épouse l’engageant à la clémence, et fit savoir que l’argument de la régénération par le baptême, qui faisait du criminel condamné, une fois baptisé, un autre homme, n’emportait pas sa conviction.
Les directeurs du volume ont focalisé l’enquête sur les conditions génératrices d’un ethos activement convertisseur dans les sociétés majoritaires, et accordé moins d’attention aux réactions des communautés cibles. Deux contributions apportent pourtant à leur sujet un éclairage ponctuel : Alan Verskin soutient que les Juifs d’al-Andalus ont été davantage frappés par les destructions et les massacres qui ont accompagné la fondation d’un nouvel Empire que par l’entreprise de conversion et l’idéologie qui ont guidé les promoteurs de ce que M. Fierro a appelé la « révolution almohade »Footnote 2. Ram Ben-Shalom montre dans une enquête philologique rigoureuse comment le secrétaire d’une communauté juive d’Aragon, au lendemain des violences de l’année 1391, hésitait entre le « nous » et le « eux » dans son discours de dénonciation de certains convertis, alors que les frontières sociales séparant les Juifs restés dans leur religion et ceux qui viennent d’en sortir n’ont pas encore été nettement établies : il les tient d’un côté comme toujours membres de sa communauté, les sait de l’autre déjà extérieurs à elle.
Aux temps wisigothiques, on accusa les Juifs convertis de force de faire échapper leurs fils et leurs filles au baptême en présentant pour la cérémonie d’autres enfants que les leurs ; près d’un millénaire plus tard, les descendants des musulmans devenus chrétiens contre leur volonté faisaient baptiser sous divers noms le même enfant, disait-on, de façon à soustraire au baptême tous les autres nouveau-nés venus au monde dans un village à la même époque. L’Espagne a bien été un « laboratoire » de la conversion forcée.