Cet ouvrage est issu de la première phase du projet de recherche dirigé par Matteo Valleriani, « The Sphere: Knowledge System Evolution and the Shared Scientific Identity of Europe », qui a pour ambition d’analyser la production scientifique et l’enseignement relatifs à la cosmologie et l’astronomie sphériques de la fin du xve siècle jusqu’en 1650. Le corpus de sources choisies relève entièrement du modèle cosmologique géocentrique, mettant en lumière la grande diversité des manuels composés durant cette période et la variété des milieux dans lesquels ils ont été reçus et étudiés. Le premier pan du projet, dont l’un des résultats est le présent volume, était dédié au Tractatus De sphaera, ou De sphaera (Traité de la sphère), de Jean de Sacrobosco, œuvre à succès composée au xiiie siècle. Cette recherche s’est depuis étendue à la Sphaera du Pseudo-Proclus et à l’anonyme Theorica planetarum Gerardi, autre best-seller médiéval.
Le De sphaera de Jean de Sacrobosco, composé dans les années 1220-1230, représente l’une des introductions à l’astronomie les plus diffusées au Moyen Âge. Peu de temps après sa composition, le traité a acquis le statut de manuel d’astronomie et une influence remarquable, dont les centaines de manuscrits subsistants témoignent. Son inclusion dans le manuel universitaire Corpus astronomicum (v. 1250) a également contribué à sa large diffusion. Au vu de l’ampleur de la tradition manuscrite médiévale et du nombre de commentaires, Lynn Thorndike s’était ainsi résolu à s’appuyer sur 18 manuscrits pour son édition de 1949 et à éditer intégralement 4 commentairesFootnote 1. Le nombre considérable de 359 éditions imprimées produites entre 1472 et 1650 vient confirmer l’importance acquise par cette œuvre et sa pérennité à l’époque moderne. La richesse de la tradition imprimée et la représentativité du De sphaera en font donc une source remarquable pour saisir les transformations des connaissances cosmologiques et astronomiques à l’époque moderne. Ces mutations et la construction d’une « identité scientifique commune » (p. v) constituent précisément ce que le volume propose d’étudier.
L’ouvrage s’attache à mettre en lumière les continuités existant avec la tradition astronomique médiévale. Celle-ci faisait partie d’un socle commun de connaissances fondamentales que possédaient les auteurs modernes et qui apparaissent clairement dans leurs œuvres. Le volume s’inscrit donc dans la perspective du « long xvie siècle » de Robert S. WestmanFootnote 2. Les onze contributions rassemblées dans cet ouvrage cherchent à établir le profil intellectuel et institutionnel de ces auteurs, mais également leur implication dans l’enseignement et les transformations de la cosmologie et de l’astronomie. Chaque article constitue un chapitre consacré à un commentaire ou à une tradition imprimée produits entre 1472 et 1650. Toutefois, le directeur d’ouvrage annonce dès la préface que le corpus étudié au sein du volume n’est pas exhaustif. Ainsi, aucun chapitre n’est dédié aux commentaires d’Élie Vinet ou de Christophorus Clavius, pourtant mentionnés par un certain nombre de contributeurs. Soulignons ici, malgré cette absence, la richesse des contributions et la variété des approches.
Le volume a le mérite d’associer l’histoire des sciences et des techniques à l’histoire du texte et du livre. Ce faisant, il ouvre des voies de réflexions sur des sujets aussi divers que les réformes de l’enseignement ou la standardisation du savoir cosmographique, en passant par les innovations de l’imprimerie et la permanence des motivations astrologiques. L’ancrage pérenne du De sphaera dans le milieu universitaire deux siècles après sa composition et son adaptation aux besoins et intérêts modernes est un aspect important de ce volume. L’autorité de ce manuel d’astronomie le rend ainsi légitime en tant que véhicule de réformes scolaires ou de promotion des mathématiques. Cela apparaît clairement dans la dense contribution d’Angela Axworthy consacrée à Oronce Finé. Le mathématicien adapta le De sphaera et le mit au cœur de son entreprise de réforme du curriculum mathématique en France. L’adaptation du traité médiéval en manuel scolaire moderne trouve sa consécration dans les multiples éditions en in-octavo (un ensemble d’éditions imprimées dans diverses villes européennes et initiées par Petrus Apianus en 1526) discutées par Isabelle Pantin dans un riche chapitre. La volonté pédagogique de faire du De sphaera un manuel clair et utile conduisit à de multiples innovations en termes de mise en page, d’impressions de diagrammes ou d’introduction de volvelles (un disque rotatif de papier reproduisant le plus souvent un instrument astronomique ou le mouvement de planètes). Ceci supposait un lien étroit entre mathématiciens, éditeurs et imprimeurs. Au-delà de la volonté de transmettre un manuel modèle, les éditions emblématiques de Wittenberg inaugurées par Philippe Melanchthon en 1531 furent porteuses d’une réforme profonde de l’enseignement. C’est aussi le cas de l’édition de Franco Burgersdijk, en 1626, qui répond à une réforme politique et religieuse du système scolaire hollandais. Plusieurs contributions mettent également en lumière la frontière poreuse entre Université et cours. Le De sphaera contribua enfin de manière indirecte à des desseins politiques. Dans la péninsule Ibérique, Kathleen Crowther rappelle que, dans certains cas, le traité fut adapté pour former à la navigation et à la cartographie.
Malgré l’aspect modèle du traité, plusieurs contributions démontrent que les commentaires l’ont également ouvert aux débats contemporains. Les références à Nicolas Copernic et à l’héliocentrisme, toujours, semble-t-il, dans une perspective critique, ne manquent pas chez ces commentateurs. La contestation de l’héliocentrisme trouve donc un médium de choix dans le De sphaera qui décrit le modèle géocentrique ptoléméen. La contribution de Peter Barker met aussi en lumière un autre conflit, opposant les tenants de l’astronomie ptoléméenne aux néo-averroïstes. Georg von Peuerbach, représentant de la conception ptoléméenne, avec ses Theoricae novae, a ravivé la querelle médiévale portant sur les épicycles (cercle sur lequel les planètes étaient supposées se mouvoir), la dispute se déplaçant cette fois sur la structure intérieure des orbes célestes. Cet épisode démontre l’aspiration de certains astronomes tels que Georg von Peuerbach, Jean de Głogów ou Albert de Brudzewo à représenter la réalité physique des modèles astronomiques, un mouvement dans lequel Copernic s’inscrit quelques années plus tard.
Un des aspects centraux des commentaires modernes au De sphaera est constitué par la promotion et la défense de l’astrologie qui est décrite comme l’une des applications premières de l’astronomie. Nombreuses sont les universités à posséder une chaire de mathématique ou d’astronomie supposant un enseignement astrologique. Des chaires dédiées à l’astrologie existent également dans des universités telles que Bologne, Ferrare, Cracovie ou Salamanque. De même, le dynamisme de certains astronomes, tels Jean de Głogów ou Albert de Brudzewo, dans la pratique astrologique démontre le lien étroit existant entre les deux disciplines de la scientia stellarum. Bien que l’astrologie soit omniprésente dans ces commentaires modernes, il s’agit d’une astrologie « licite » ou « naturelle » ne mettant pas en cause le libre arbitre. Cette astrologie est principalement médicale. Comme le montre Tayra M. C. Lanuza Navarro, la défense de l’astrologie de Pedro Sánchez Ciruelo n’inclut pas les élections et interrogations astrologiques faisant partie de l’astrologie divinatoire, déterministe. C’est donc une astrologie naturelle voire chrétienne que défendent Ciruelo et les autres commentateurs.
Le volume éclaire également les transformations profondes du manuel à la lumière des innovations contemporaines. Des traités récents tels que les Theoricae novae de Peuerbach (composées en 1454 et publiées pour la première fois en 1472) sont ainsi associés au De sphaera de Sacrobosco, l’ajout de tables astronomiques ou de diagrammes en trois dimensions participant également de ces renouvellements. Surtout, le De sphaera devient le réceptacle voire le vecteur du renouveau des techniques et des disciplines pratiques. Le tour introduit par Jacques Lefèvre d’Étaples dans son commentaire au De sphaera de 1495 permet d’associer astronomie et art mécanique, figurant la machina mundi materialis (p. 43). La navigation, la cartographie ou la géographie, autant de nouvelles disciplines pratiques qui sont adjointes au manuel d’astronomie, mais dont la cosmographie est sans doute l’exemple le plus frappant. Plusieurs articles montrent que le De sphaera est devenu un témoin privilégié de sa construction en tant que discipline. Les principes élémentaires d’astronomie sphérique exposés par Sacrobosco, une fois associés à la géographie, font du De sphaera un manuel commode pour enseigner la cosmographie. C’est pourquoi un certain nombre de manuels de cosmographie entretient un lien étroit avec le De sphaera.
Aux côtés de ces innovations, il faut souligner les nombreuses références à diverses œuvres médiévales. Certains de ces traités médiévaux ont été imprimés pour la première fois, comme c’est le cas de l’encyclopédie astrologique de Léopold d’Autriche dont l’editio princeps date de 1489, mais, plus généralement, les traités médiévaux mentionnés font partie du socle commun de connaissances de ces auteurs. Il ne faut pas oublier que ces commentaires modernes au De sphaera appartiennent à l’histoire du livre. Ces diverses entreprises d’éditions suivent ainsi l’expansion du marché européen. L’article d’I. Pantin permet de suivre le traité au cours de l’évolution des centres européens du marché du livre, tout en montrant les limites des innovations liées à ses diverses éditions. Ces limites sont dues tant à la volonté de perpétuer un modèle qu’aux exigences fluctuantes du marché.
Les différents travaux de cet ouvrage permettent d’avoir une vue d’ensemble des adaptations modernes du De sphaera. Les diverses transformations de ce manuel médiéval en ont fait un vecteur des réformes de l’enseignement, mais également des innovations scientifiques et techniques ; l’aspect accessible de ce court traité facilita sans aucun doute son adaptation aux attentes modernes. Malgré la grande richesse du volume dirigé par M. Valleriani, la réunion d’articles selon des unités thématiques aurait permis de souligner un grand nombre de croisements et d’interactions entre auteurs et œuvres. Cette suite de cas particuliers offre une grande densité d’information et de matière qui aurait mérité des introductions d’ensemble thématique ou, du moins, des liens plus explicites. À cet aspect parfois disparate, il faut ajouter que la date de décès de Jean de Sacrobosco est mentionnée aux alentours de 1256, alors que celle-ci est toujours sujette à débat. Par ailleurs, la tendance à souvent utiliser de manière indistincte cosmologie et astronomie est parfois perturbante, et une définition d’après les sources de ces deux disciplines distinctes aurait permis d’éclairer certains passages.
Ces quelques remarques n’enlèvent rien à la grande qualité des contributions. Celles-ci offrent une vue d’ensemble et un éclairage neuf du De sphaera à l’époque moderne au prisme de ses commentateurs ou éditeurs. Soulignons pour finir que la reproduction des planches en couleur est appréciable, de même que la disponibilité du volume en accès libre (open access). La lecture de l’ouvrage peut également être complétée par une visite de la riche base de donnéesFootnote 3 réunie par le projet.