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Lumières et Utopie Problèmes de recherches

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

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« Les utopies ne sont souvent que des vérités prématurées » : ces paroles de Lamartine sont devenues presque un dicton. Elles résument une certaine optique, une certaine manière d'envisager les utopies : le problème essentiel, c'est leur rapport avec l'avenir. La valeur et l'importance d'une utopie dans le présent dépendent de sa « vérité », c'est-à-dire de sa capacité de prévoir l'avenir. Les paroles de Lamartine témoignaient d'une certaine réhabilitation de l'utopie, elles manifestaient à la fois les inquiétudes et les espoirs de son temps.

Type
Histoire et Utopie
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1971

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References

page 357 note 1. Febvre, L., Pour une histoire à part entière, Paris, 1962, pp. 736742 Google Scholar.

page 358 note 1. Cf. Saulnier, I., « Morus et Rabelais », in : Les Utopies de la Renaissance, Paris, 1963, pp. 141 142 Google Scholar.

page 358 note 2. Dubois, C. G., Problèmes de l'utopie, Paris, 1968, p. 7 Google Scholar.

page 358 note 3. Dictionnaire de Trévoux, 1771. Dans l'Encyclopédie de Diderot le mot « utopie » ne figure pas. Dans le Dictionnaire de l'Académie éd. 1795, on trouve la définition suivante de l’ « utopie » comme nom générique : « Se dit en général d'un plan d'un gouvernement imaginaire où tout est réglé pour le bonheur commun. Ex. : chaque rêveur imagine une utopie ».

page 358 note 4. « Il est vrai qu'on peut s'imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur et on en pourrait faire comme des romans, des utopies, des Sévarambes, mais ces mêmes mondes seraient d'ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre ». Leibniz, Essais de théodicée, Paris, 1969, p. 109.

page 359 note 1. Rousseau à Mirabeau, 26 juillet 1767, in : Vaughan, C. E., Political Writings of J.-J. Rousseau, Cambridge, 1915, vol. 2, pp. 159161 Google Scholar; Rousseau, Lettres de la Montagne, in : Œuvres, éd. de la Pléiade, t. III, p. 810. Cf. les observations pénétrantes de J. Fabre : Réalité et Utopie dans la pensée politique de J.-J. Rousseau, in : Annales J.-J. Rousseau, t. XXXV, Genève, 1962.

page 359 note 2. Cité par W. Krauss, Reise nach Utopia, Berlin, 1964, p. 8.

page 359 note 3. W. Krauss note l'emploi du mot « voyage imaginaire » comme s>oionyme de « utopie »; en allemand on emploie au XVIIIe siècle le mot « Staatsroman ». Krauss, l.c, p. 9. En anglais le mot est employé dans le sens générique, vers 1610, pour désigner tout pays imaginaire et, en particulier, son gouvernement idéal. Cf. H. Schulte Herbrugen, Utopie und Anti-utopie, Bochum-Langendreer, 1960, pp. 5-6.

page 359 note 4. Vers la fin du XVIe siècle on est déjà conscient de cette ambiguité du néologisme de More. Cf. V. Dupont, L'Utopie et le Roman utopique dans la littérature anglaise, Cahors, 1941, pp. 10-11.

page 359 note 5. Il semble que la première étude historique et critique sur les utopies date de 1791, lorsque R. Wallace publie Various Prospects, un recueil d'essais sur les projets divers de réforme sociale et sur les Cités Idéales. Cf. J. Servier, Histoire de l'utopie, Paris, 1967, p. 186.

page 360 note 1. Les deux points de vue révèlent des divergences et des contradictions. Dans la première perspective, on met l'accent surtout sur l'aspect « savant », théorique des utopies; on valorise leur « maturité », c'est-à-dire le fait d'avoir formulé ou pressenti telle ou telle thèse qui est entrée comme « scientifique » dans le marxisme. Cette optique suppose (ou même impose) une certaine téléologie dans le développement des idées utopiques qui, à travers l'histoire, « mûrissent » en direction du marxisme. Dans l'autre optique, les utopies sont regardées plutôt comme une répétition : des manifestations de sentiments, de révoltes, d'espoirs immémoriaux. Une étude est à faire sur la formation et sur l'évolution du concept d'utopie chez Marx et Engels et dans le marxisme. Cette étude pourrait contribuer à mieux éclairer certaines démarches fondamentales de la pensée de Marx et d'Engels. La notion même de « socialisme scientifique » s'est définie par rapport — et en opposition — à ce que les auteurs du Manifeste communiste considèrent comme « utopique ». Mais il y a aussi interaction : la notion d’ « utopie » se cristallise à partir d'une certaine idée de la science dont la formation et l'évolution restent toujours à explorer. Rappelons seulement que le mot même entre assez tard dans le réseau conceptuel de Marx et d'Engels. Dans le Manifeste, il n'est pas employé pour désigner les différents courants socialistes qu'Engels nommera utopique dans l'Anti-Duhring. L'attitude de Marx et d'Engels est marquée par les sentiments de continuité et de rupture, mais le poids de l'une et de l'autre change sous l'influence des facteurs divers (entre autres, l'intérêt pour les découvertes de Morgan, l'intérêt pour la « Mark » allemande et la « obschtchina » russe). Il y a, chez Marx, une utopie, une vision sous-jacente de la société communiste, mais elle est difficile à reconstituer justement parce que pour s'opposer aux « rêveurs », Marx hésite à entrer dans les détails.

page 361 note 1. Mannheim, K., Idéologie et Utopie, Paris, 1956, p. 126 Google Scholar.

page 361 note 2. M. Eliade, « Paradis et Utopie. Géographie mythique et eschatologie », in : Vom Sirm der Utopie, Zurich, 1964, p. 211.

page 361 note 3. M. Eliadb, Le., p. 214. Thompson, E. P., The Making of the English Working Class, London, 1968, pp. 866 e suivGoogle Scholar.

page 361 note 4. Ce sentiment du danger que présente pour notre époque l'incapacité à créer sa propre utopie, sa propre vision de l'avenir marque l'œuvre de Pollack, F. L., The Image of Future, vol. I-II, Leyden- New York, 1961 Google Scholar. « It is a main hesis of this work that for the first in the three thousand years of Western Civilization taken as a whole… there are hardly any new constructive and generally accepted images of future… Our century losed the capacity for adéquate self-correction and timely renewal of images of the future » (I, p. 43).

page 361 note 5. M. Eliadb, l.c, p. 216.

page 361 note 6. On peut se demander si cette attitude — consciente ou inconsciente — n'explique pas l'intérêt, porté depuis peu, à l'étude des échecs accumulés dans les essais de réalisation des communautés utopiques. Voir par exemple, M. Holloway, Heavens on Earth; Utopian Communities in America 1680-1880, N. Y., 1951; Cohn, N., The Pursuit of Millenium N. Y., 1957 Google Scholar; Holloway, M., Heavens bellow. Utopian Experiments in England, London, 1961 Google Scholar.

page 362 note 1. « War es die historische Skepsis die sich daran ergützte dièse einzigartge Parade eines durch die Jahrhunderte verratenen kollektiveo Tagtraums abzunehmen ? » W. Krauss, l.c., p. 7.

page 362 note 2. Un autre problème mérite d'être signalé : l'emploi du concept d'utopie dans les diagnostics des phénomènes sociaux et culturels contemporains. Voilà quelques exemples pris un peu au hasard. Dans certaines études sur Mai 1968 on se demande si ce mouvement est arrivé à créer une utopie spécifique, s'il était le véhicule d'une nouvelle utopie ? Une variante de la même question se retrouve dans les recherches sur les hippies : est-on en présence d'une forme moderne d'utopie, même la seule utopie authentique pour notre temps ? ou s'agit-il d'une « contre-utopie », d'un mouvement animé par le désenchantement, par la réaction contre « les utopies réalisées » ? Le sentiment d'ambiguïté apparaît, aussi, dans les recherches sur les rapports entre la science-fiction et l'utopie. La science-fiction est-elle une continuation du modèle classique du « voyage imaginaire » tenant compte des réalités nouvelles, de la science et de la technique moderne ? ou bien une contre-utopie, l'élimination de l'utopie par un produit de notre époque industrielle ? D'autant plus que ce ne sont pas les problèmes sociaux et les possibilités d'un ordre nouveau que vise la science-fiction. Elle s'intéresse aux possibilités de la pensée scientifique et technique et se place aux frontières de cette pensée, amorçant un dialogue fictif avec des hypothèses scientifiques. (Cf. H. J. Krysmanski, Die Utopische Méthode, Koln, 1963).

page 363 note 1. Dans l'édition récente de la Vie de mon père par G. Rouger (Garnier, 1970) on trouve en appendice les « Statuts du Bourg d'Oudun composé de la famille R… vivant en commun ». G. Rouger observe que Rétif « prête les couleurs d'une Salente rustique » à la campagne française de son époque (l.c., p. XXIV).

page 363 note 2. Rétif, par exemple, fait lui-même la distinction entre l'utopie et la « réforme ». Il est conscient que même l'époque de la Révolution n'a pas atteint la maturité nécessaire à la réalisation du « but final », de l'utopie présentée dans L'Vandrographe ou dans L'homme volant. C'est pourquoi il propose de rapprocher « la réformation générale » à la vie réelle et de la rendre réalisable par degrés. « Je n'ai jamais aspiré au bonheur de le [L'Vandrographe] voir réalisé, si ce n'est dans le temps de régénération. Ah! si on voulait, que de peines épargnées, quelle heureuse confraternité se trouverait tout à coup établie parmi les hommes. O législateurs, je le répète, daignez lire l'Vandrographe… C'est parce que nous n'avions pas encore l'espérance… que notre but était de ne plus donner qu'un plan de réformation partielle à défaut de la réformation générale » (Le Thesmographe Rétif De La Bretonne, Œuvres, Paris, 1931, vol. 3, p. 174).

page 364 note 1. La formule semble être de Turgot. Edgar Faure fait l'analyse de deux approches différentes des problèmes politiques : l'attitude réformiste qui était celle de Turgot, le dernier grand réformateur de l'Ancien Régime, et l'attitude utopiste de Condorcet à l'époque de sa collaboration avec Turgot. Cf. E. Faure, La Disgrâce de Turgot, Paris, 1961, pp. 9-10, 78-80. F. Venturi a fortement souligné l'importance de l'interaction entre l'utopie et la réforme dans l'évolution des idées au XVIIIe siècle. Cf. F. Venturi, Utopia e riforma neWilluminismo, Torino, 1970, pp. 119 et suiv. M. Jean Ehrard, qui a bien voulu lire ce texte en manuscrit et ne m'a pas ménagé ses conseils amicaux et ses remarques, dont je veux vivement le remercier ici, a attiré mon attention, en particulier sur le problème important que posent, au XVIIIe siècle, les rapports entre l'idylle et la bucolique d'un côté, et l'utopie de l'autre. La ligne de démarcation n'est pas nette et le jeu d'influences réciproques demanderait une étude spéciale. Schématiquement on peut définir la distinction suivante. Il y a dans l'idylle et la bucolique un mouvement d'évasion de la réalité vers un certain idéal, ce qui parfois rapproche ces genres littéraires de la démarche utopique. Mais ce mouvement d'évasion n'est pas nécessairement animé par une critique sociale de l'ensemble de la réalité existante qui — par contre — est un des véhicules et des supports de l'utopie. L'utopie n'est pas possible sans une orientation sociale (et sociologique) de l'imagination. Le rêve bucolique peut être une fuite de toute problématique sociale; il peut se situer sur un plan purement esthétique, moral, lyrique, etc. Pourtant, les deux démarches étaient, au xvme siècle, souvent complémentaires, et le jeu des divergences et des convergences, cette « frontière de l'utopie », présente un intérêt particulier.

page 364 note 2. Faisons appel à un exemple contemporain pour mettre en relief notre propos. Le « futurologue » contemporain est à plusieurs égards à l'opposé de l'utopiste. Pour prévoir la société de l'avenir, il analyse les « trends » actuels; il se place dans le domaine du possible, il présente l'ensemble des possibilités entre lesquelles l'option reste ouverte. L'utopiste, lui, est « l'ami d'impossible ». Les hippies nient la réalité avec ses possibilités réelles de progrès et à cause de ces possibilités. Us ne discutent pas sur les moyens possibles de diminuer la pollution des villes; ils refusent toute ville polluée; ils ne discutent pas l'aménagement du trafic automobile, ils exigent l'expulsion de toute voiture de Berkeley.

page 364 note 3. « Un bon utopiste… est réduit à être d'abord un réaliste conséquent. Ce n'est qu'après avoir regardé la réalité en face, telle qu'elle est, sans se faire aucune illusion, qu'il se tourne contre elle et qu'il essaie de la transformer dans le sens de l'impossible ». Ortega y Gasset, Vom Menschen als Utopischen Wesen, Stuttgart, 1951, p. 136.

page 364 note 4. Dans ces développements sur le concept de l'utopie, nous nous sommes inspirés des résultats des travaux sur l'utopie et les utopies publiés dans les années 1963-1968 par des historiens polonais des idées (entre autres Kolakowski, Pomian, Szacki, Walicki, Skarga, Garewicz). Pour l'analyse systématique du phénomène utopique, cf. J. Szacki, Utopia, Warszawa, 1968.

page 365 note 1. Szacki propose une typologie des utopies. Les deux grands types d'utopie sont définis par le caractère de refus de la réalité et de ses implications sociologiques. Dans les utopies « escapistes » le rêve de la Cité Nouvelle n'implique pas l'obligation morale de l'engagement personnel (et collectif) dans un essai de réalisation de l'utopie. Par contre, les « utopies héroïques » débouchent sur l'obligation et un programme d'action. Cette action peut avoir des formes différentes : action politique, et aussi retrait du monde pour les communautés modèles closes qui, par leur exemple, devraient gagner la société à la cause de l'utopie (” les utopies de cloître »). Comme toute typologie celle-ci aussi simplifie la réalité et ne peut pas tenir compte de la fluidité des idées et de leurs fonctions sociales. Les mêmes idées peuvent être à l'origine de « l'utopie escapiste » et de « l'utopie héroïque » : l'utopie du retour au christianisme évangélique en fournit de nombreux exemples. On ne trouve pas en France, au XVIIIe siècle et avant la Révolution, de ces « utopies héroïques » qui fleurissent à la même époque en Angleterre et en Amérique.

page 366 note 1. W. Swiatlowski, Katalog utopij, Moscou, 1923.

page 366 note 2. R. Messac, Esquisse d'une chronobibliographie des utopies, Lausanne 2962 (1962).

page 366 note 3. Krauss, l.c., pp. 468-471. Dans la bibliographie de E. Schomann (FranzOsische Utopisten des 18 Jahrhunderts und ihr Frauenideal, Berlin, 1911), nous avons trouvé une dizaine des textes qui ne sont pas cités par Krauss. Aucune des bibliographies citées ne tient compte du nombre des éditions et des rééditions, renseignement important pour l'étude de la circulation sociale des utopies. Une bibliographie fondamentale des utopies de C.-G. Dubois est en cours.

page 367 note 1. Krauss, l.c., pp. 15-16.

page 367 note 2. Cf. Livre et Société dans la France du XVIIIe siècle, Paris, 1965. D'après les bibliographies, il apparaît qu'il y eut deux vagues de la littérature utopique : une dans les années 1720-1730, et l'autre dans les années 1750-1760. A l'origine de la première étaient, peut-être, des phénomènes durement littéraires : l'énorme succès de Robinson Crusoé (1719) et des Voyages de Gulliver (1726).

page 367 note 3. G. Bollème n'a pas trouvé de traces des utopies dans son enquête sur Les almanachs populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, 1969). Dans l'enquête que nous avons faite avec H. Hinz sur les almanachs polonais au XVIIIe siècle, nous n'avons rencontré qu'un seul texte « utopique » : quelques pages de Swift sur l'île de Laputa.

page 367 note 4. La collection de chez Garnier mérite une analyse détaillée; on peut tirer des renseignements précieux sur les fonctions sociales et la circulation des utopies par les biais des critères du choix et du groupement des textes, les préfaces de l'éditeur et ses observations sur les auteurs, la valeur des oeuvres, leur popularité, etc.

page 367 note 5. Krauss souligne la disproportion entre le nombre croissant des textes utopiques et la rareté des critiques. Il en tire la conclusion que la littérature utopique, méconnue par la critique savante, trouve son public parmi « les basses couches sociales » et y vulgarise les idées des Lumières (l.c., p. 17). Or, comme nous l'avons remarqué, le problème de la circulation sociale de la littérature utopique reste ouvert et nous ne disposons pas de témoignages sur l'infiltration des textes utopiques dans la littérature dite « populaire ».

page 368 note 1. Bibliothèque Impartiale, t. VIII, 3 parties, novembre 1753. Pour répondre à ces objections, Morelly a écrit le Code de la Nature. Pour l'ensemble des critiques suscitées par les oeuvres de Morelly, cf. R. N. Coe, Morelly. Ein Rationalist aufdem Wege zum Sozialismus, Berlin, 1961, pp. 351-352.

page 368 note 2. Observations concernant l'Utopie de Thomas Morus, Journal Encyclopédique, 1784, t. VII.

page 368 note 3. J. Servier, Le, p. 313.

page 368 note 4. Cf. E. Schomann, l.c, pp. 97-98; W. Krauss, Fontenelle und die Republik der Philosophen, in : Romanische Studien, B. 75, 1963.

page 369 note 1. Faisons une réserve et profitons-en pour signaler une direction de recherches qui semble être d'une grande importance pour l'étude des fonctions sociales et de la circulation des idées utopiques au XVIIIe siècle. Il s'agit de la franc-maçonnerie et des rapports fort confus et complexes, entre les idées maçonniques et l'idéal utopique qu'elles semblent impliquer au moins dans certaines variantes. Nous avouons franchement notre incompétence dans cette matière.

page 370 note 1. L'anti-utopie et son évolution au XVIIIe siècle présente un phénomène complexe qui demanderait une analyse détaillée dépassant les cadres de ce texte. Quelques oeuvres mériteraient une attention particulière. C'est tout d'abord le cas des Voyages de Gulliver. Pour l'historien des utopies, ce livre est un vrai laboratoire : Swift mélange et emploie tous les genres utopiques existants et les tourne contre eux-mêmes. Ainsi l'utopie éclate, pour ainsi dire, de l'intérieur; les sociétés imaginaires sont des « contre-sociétés » parce que ce sont des caricatures, des visions grotesques de la vie sociale réelle. Mais la contre-utopie modèle, c'est le pays des chevaux sages et vertueux, les Houyhnhums où traînent leur vie méprisable de brutes les hommes, les Yahoos. La vérité sur l'homme qu'apporte l'utopie, la société imaginaire est encore plus cruelle que la réalité. La « vraie » société humaine, celle qui correspond à la nature humaine est justement celle du troupeau de Yahoos. La justice, la vertu est au-dessus de la condition humaine; elle est à la portée des Houyhnhums parce qu'ils sont des chevaux, des anti-hommes. La Fable sur les abeilles de Mandeville est un autre texte qui se place à la frontière de la contre-utopie. Œuvre ambiguë, qui échappe à une interprétation univoque; et pourtant la tendance anti-utopique de l'allégorie sur la société des abeilles est nette. Une société juste, vertueuse, libre n'est pas seulement impossible, elle est impensable. Toute société existe et prospère grâce à ses vices et ses maux et pas malgré eux. Toute utopie qui veut éliminer le vice et le mal sape la vie sociale même et justement parce qu'elle vise le règne du bien. Et enfin le troisième cas, le plus complexe, celui de Sade. On trouve chez Sade une utopie classique : l'île heureuse de Tamoé décrite dans Aline et Valcour. Mais dans le même texte, Sade présente deux autres options sociales possibles : une société tyrannique qui trouve une justification philosophique et morale dans l'athéisme, et une communauté du « désordre établi », de l'anarchisme en révolte qui trouve aussi sa justification morale dans la vision manichéenne du monde. Il faudrait y ajouter, au moins, la vision de la société de la Philosophie dans le boudoir (le fameux texte Français faites encore un effort…) mais aussi « La société des amis du crime ». La complexité et l'ambiguïté des options politiques et sociales de Sade, de son attitude envers la Révolution étaient récemment analysées (cf. J. GOULEMOT, Lecture politique d’ « Aline et Valcour », in : Le Marquis de Sade, colloque d'Aixen- Provence, 19-20 II 1968, Paris, 1968). Mais il semble qu'à travers ces ambiguïtés et hésitations se dégage une tendance qui fait que chez Sade, le refus de la société existante est l'opposé du refus utopique. Le refus de Sade ne débouche même pas sur une anti-utopie mais sur un anti-système social; il ne conteste pas une telle ou une autre vision de la société mais met en question toute possibilité de justification du lien social comme valeur humaine. Remarquons enfin que l'anti-utopie du xvme siècle est, comme l'utopie de l'époque, axée sur l'idée de la nature humaine. C'est une confrontation pessimiste de la nature humaine avec l'idéal et on en tire la conclusion que l'idéal est au-dessus de l'homme. Dans l'utopie moderne, celle du xx” siècle, l'optique change. C'est l'utopie qui se trouve au-dessous de l'homme; au centre se trouve le conflit entre la société utopique oppressive et les valeurs irréductibles de l'individualité.

page 373 note 1. Francastel, P., L'esthétique des Lumières in : Utopie et Institutions au XVIIIe siècle, Paris, 1963, p. 353 Google Scholar.

page 374 note 1. Les entretiens de Diderot avec Catherine II, ainsi que les Observations sur le « Nakaz » présentent un cas particulièrement intéressant de ce jeu complexe de l'utopie et du pragmatisme, de l'effort pour concilier les « projets » opposés au passé et les projets orientés vers l'avenir avec les exigences imposées par la réalité. Ce fut une expérience amère, pleine de désillusions pour le « philosophe ».

page 374 note 2. Cf. F. Venturi, Lafortuna di Dom Deschamps, Cahiers Vilfredo Pareto, 1967, vol. 11, et notre étude : Le mot de l'énigme métaphysique, ou Dom Deschamps, Cahiers Vilfredo Pareto, 1968, vol. 15.

page 375 note 1. Cf. E. Pons, « Les langues imaginaires dans le voyage utopique », Revue de littérature comparée, 1932, pp. 500 et suiv.

page 375 note 2. A ce propos, prenons aussi note de l'exemple frappant contemporain de l'affinité de la fête et de l'utopie : le cas des « festivals pop’ » et, en particulier, de Woodstock.

page 375 note 3. Discours de Dubois-Dubais présenté à l'Assemblée des Anciens, le 9 thermidor an VII. Cité par Mona Ozouf, « De thermidor à brumaire. Les discours de la Révolution sur elle-même », in : Au Siècle des Lumières, Le, p. 166. Le travail de Mme Ozouf est riche en observations et analyses très instructives pour l'étude des rapports entre l'utopie et la fête pendant la Révolution. A cette époque la fête — issue de la Révolution — semble avoir assumé des fonctions sociales particulières dont on pourrait sans peine donner des exemples contemporains. La fête civile devait être le symbole et le témoignage manifeste de la pseudo-présence des valeurs sociales et morales qui étaient à l'origine du nouvel ordre politique et social. La fête aurait dû donc être à la fois spontanée et institutionnalisée, libertaire et oppressive, populaire et officielle.

page 376 note 1. L'armée 200, comédie de Rétif de La Bretonne, est un bon exemple des fonctions de la fête à l'intérieur de l'utopie. L'action se passe pendant une fête solennelle qui est le meilleur cadre pour rendre manifeste avec éclat les moeurs et les vertus de la Cité d'avenir.

page 377 note 1. Les citations de Rousseau sont tirées de la Lettre à M. d'Alembert, éd. Garnier, Paris, 1967, pp. 233-249.

page 377 note 2. Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne. Œuvres, éd. de la Pléiade, t. III, p. 964.

page 378 note 1. M. Bergasse, Notes sur le magnétisme animal ou sur la théorie du monde et des êtres organisés. D'après les principes de M. Mesmer. A La Haye, 1784, pp. 44-58.

page 379 note 1. Saint-Martin, Œuvres posthumes, Tours, 1807, vol. 1, p. 251. Citéjw A. Viatte, Les Sources occultes du romantisme, Paris, 1928, vol. I, p. 223.

page 380 note 1. Les citationsde Bergasse sont tirées de Notes sur le magnétisme…, l.c., pp. 63-98.

page 381 note 1. Pour les citations de Court DE GÉBelin, cf. la Lettre de V auteur du « Monde Primitif-” à Messieurs les souscripteurs sur le magnétisme animal. Seconde édition avec un supplément, Paris, 1784 et : le Monde primitif analysé et comparé avec le monde contemporain, Paris, 1781, t. VII. Il serait intéressant d'analyser la continuation et la transformation des idées de Court de Gébelin dans les écrits de Nicolas de Bonneville, éditeur de Rétif de la Bretonne, et qui, pendant la Révolution, fut un des animateurs du Cercle Social et du journal La Bouche de Fer. Bonneville s'était inspiré des idées de l'auteur du Monde Primitif pour créer une utopie de communisme agraire et de l'association universelle des hommes. Les implications et les fonctions politiques du Mesmérisme sont analysées dans : Darnton, R., Mesmerism and the End of the Enlightenment in France Harvard University Press, 1968 Google Scholar.

page 381 note 2. A. Viatte, Le, 1.1, p. 232. Deluxe chanta ainsi ce sentiment de l'espoir que Mesmer avait laissé derrière lui :

« Peindrai-je le bonheur des coeurs qui sont ensemble,

Que le même besoin, le même vœu rassemble,

Ces liens fraternels, cette chaîne d'amour

Où chacun communique et reçoit tour à tour,

Et l'électricité, de ces mains caressantes,

Que le rapport des coeurs rend encor plus puissantes ?

Non, la douce féerie et tous ses talismans

Ne pourraient s'égaler à ces enchantements ;

Qu'on ne me vante pas la boîte de Pandore,

Ce baquet merveilleux fut plus puissant encore,

Les maux ne sortaient pas, l'espoir restait au fond. »

Delelle, L'imagination, in : œuvres complètes, Paris, 1832, vol. VIII, pp. 65-66.

page 384 note 1. Tocqueville, A., L'Ancien Régime et la Révolution, Œuvres complètes, Paris, 1952, t. II, p. 199 Google Scholar.

page 385 note 1. P. Francastel, l.c., pp. 348 et suiv. Cf. H. Bauer, « Wo liegt Kythera?, in : Wandlungen des Paradiesischen und Utopischen. Studien zum Bild eines Ideals, Berlin, 1966.