Hostname: page-component-78c5997874-4rdpn Total loading time: 0 Render date: 2024-11-05T07:51:08.356Z Has data issue: true hasContentIssue false

Lisa Jane Graham If the King Only Knew: Seditious Speech in the Reign of Louis XV Charlottesville, University of Virginia Press, 2000, 324 p.

Review products

Lisa Jane Graham If the King Only Knew: Seditious Speech in the Reign of Louis XV Charlottesville, University of Virginia Press, 2000, 324 p.

Published online by Cambridge University Press:  20 September 2024

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Doléances : de la Révolution aux Gilets jaunes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Lorsque paraît cet ouvrage, plus de dix ans ont passé depuis le bicentenaire de la Révolution française. Il porte en cela la marque des débats scientifiques de 1989, d’un état particulier du champ historiographique en prise directe avec un intense dialogue entre les deux côtés de l’Atlantique : s’affirmaient alors une histoire de la Révolution orientée selon ses interdépendances avec le xviiie siècle ainsi qu’une histoire de la culture politique de l’Ancien Régime. En France comme aux États-Unis, la discussion historique était en partie structurée par l’ouvrage de Jürgen Habermas sur « l’espace public », dont la traduction venait précisément de sortir en langue anglaise en 1989Footnote 1. Arlette Farge avait apporté une première réponse à la thèse habermassienne avec Dire et mal dire, qui formulait l’hypothèse d’une « opinion publique » populaire, étudiant les formes des « mauvais discours » au xviiie siècle, scrutant les paroles captées dans les lieux publics parisiens par les espions de la police et retranscrites, tout comme les affaires d’individus emprisonnés pour leurs propos, dans les « gazetins »Footnote 2. L’historienne avait montré que tout en déniant toute légitimité à la parole du peuple, la monarchie était obsédée par l’écoute de celle-ci et par la question de la réception de son action. Sans vouloir conclure, elle faisait l’assertion tranquille d’une capacité populaire à émettre une opinion sur les « affaires du temps » et mettait en avant le détachement progressif des Parisiens ordinaires vis-à-vis de la personne du roi. Le beau livre de Lisa Jane Graham s’inscrit dans ce même débat et apporte une réponse aussi riche qu’originale à ces questions.

L’historienne américaine cherche à comprendre les transformations des relations entre les Français et leur monarque sous le règne de Louis XV. Elle privilégie la période allant de 1744 à 1774 durant laquelle le roi gouverne sans principal ministre, concentrant sur sa personne les responsabilités politiques. Ces décennies sont aussi les plus chaotiques du règne du « Bien Aimé », marquées par des affrontements politico-religieux avec les parlements au « coup de majesté » de Maupeou en 1771, en passant par l’attentat de Robert-François Damiens contre le roi en 1757. Au cours de cette période pour le moins tumultueuse, l’historienne se penche sur cinq affaires mettant aux prises des individus ordinaires – incriminés pour leur discours sur le monarque – avec les autorités. Tirés des archives des prisonniers de la Bastille, conservées à l’Arsenal, des procès-verbaux des commissaires au Châtelet ainsi que des archives des grandes cours parisiennes, ces cas fournissent à l’historienne un riche matériau pour analyser les motifs et les formes d’une relation changeante au monarque. On accompagne ainsi dans leurs aventures Marie-Magdeleine de Bonafon, femme de chambre d’une dame de compagnie de la reine ; Antoine Allègre, maître de pension marseillais ; Paul René de La Chaux, officier aux Gardes du corps ; Claude Tavernier, ancien employé de l’administration financière emprisonné sur l’île Sainte-Marguerite ; et Antoine de La Rivoire, rentier ruiné avocat et procureur au Châtelet.

Le programme suivi est celui d’une histoire culturelle du politique – attentive aux phénomènes d’appropriation, de consommation et de réagencement, soucieuse de déplacer le regard des contenus vers les formes et les pratiques, dans une approche qui voit dans les Lumières un ensemble de pratiques culturelles plutôt qu’un corpus de textes et d’auteurs canoniques – inspirée par les travaux de Roger Chartier. L. J. Graham emprunte aussi à la microstoria italienne le travail par cas, prenant au sérieux les constructions intellectuelles très élaborées des individus ordinaires et la capacité des singularités à révéler un monde autrement caché. Enfin, son traitement des archives porte la marque de Natalie Zemon Davis et de l’idée de « fiction dans les archives » (titre original de son ouvrage Pour sauver sa vie Footnote 3 portant sur les récits de pardon et les lettres de rémission au xvie siècle).

En effet, le fil reliant ces cas réside dans le fait que chaque individu mis en cause a forgé une construction discursive imaginaire du souverain. Que le support en soit un livre imprimé, une correspondance, une mise en scène, la dénonciation orale d’un complot ou des lettres manuscrites anonymes, toutes ces personnes ont en commun d’avoir produit un texte (au sens sémiologique) articulant leur relation avec Louis XV. Il sera donc souvent question de l’imagination et de la menace qu’elle représente pour l’autorité monarchique. Le motif de la fiction est particulièrement explicite dans les quatre premiers cas. Bonafon est l’autrice de Tanastès, un roman à clef où l’on peut reconnaître Louis XV et sa maîtresse Madame de Châteauroux. Allègre a voulu dénoncer un complot pour assassiner Louis XV et Madame de Pompadour, avec à l’appui plusieurs lettres signées d’un ministre disgracié et de deux évêques, mais en réalité de sa main. Tavernier et Lussan prétendent quant à eux faire partie d’un autre complot visant à tuer le roi, dont ils promettent de désigner les complices en échange de leur liberté. La Chaux, enfin, profitant de sa position à Versailles dans le régiment des Gardes du corps, se poignarde lui-même pour faire croire à une tentative d’assassinat avortée contre le roi. Le cinquième et dernier cas des lettres anonymes envoyées au roi par l’avocat La Rivoire semble toutefois échapper à ce puissant fil directeur puisque le contenu de ses écrits n’a rien d’imaginaire ou de fictionnel, mais mêle à ses griefs personnels contre le monarque ses propres conceptions de la monarchie. C’est donc plus largement la compétence – linguistique – des individus, au sens de leur capacité à produire des discours sur la monarchie et leur rapport avec Louis XV, qui intéresse l’enquête.

Que révèlent les « textes » ainsi laissés ? Il peut paraître surprenant de réprimer ce qui relève davantage de l’invention littéraire, du mensonge ou de la mystification que de la pensée politique et de la critique de l’autorité politique. L. J. Graham montre au contraire que ces discours et performances dessinent un horizon d’attente, ce qui est de l’ordre du plausible pour les autorités diverses qui en sont les destinataires, des policiers jusqu’au monarque Louis lui-même. La notion de manipulation revient ainsi tout au long de l’ouvrage, manipulation des motifs, des contenus et des formes à laquelle se livrent les « mauvais sujets » tout autant que manipulation des autorités. Car les auteurs de « mauvais discours » s’emploient souvent à abuser celles-ci, puis une fois découverts, tentent de se disculper en minimisant leur faute ou en la faisant retomber sur d’autres. L’étude de chaque cas s’ouvre par un dense exposé du contexte politique rappelant au lecteur la multiplicité des « orages » traversés par la monarchie de Louis XV dans ces trente années décisives. On suit les péripéties de chaque perpétrateur, de ses menées initiales qui le conduisent dans les rets de la police jusqu’à ses stratégies de dénégation et ses interactions complexes avec l’appareil répressif.

L. J. Graham réserve aux acteurs de la répression du « mauvais discours » de belles pages dans un chapitre liminaire particulièrement intéressant. Les archives étudiées sont le produit d’interactions constantes entre les individus incriminés et tout un monde composé par les policiers, certains magistrats, le lieutenant général de police, les responsables des prisons d’État et de l’archipel disciplinaire de la monarchie ou encore les ministres. Les documents portent ainsi notamment la trace des interventions des policiers, principalement les commissaires au Châtelet et les lieutenants généraux de police. Ces derniers interrogent les suspects, mais leur parlent aussi, n’hésitant pas à faire la leçon aux auteurs des « mauvais discours ». L. J. Graham en dégage une série de positions plus générale des policiers, et tout d’abord ce qu’on pourrait appeler les catégories de l’entendement policier, qui dénient toute subjectivité ou rationalité politique (ou créatrice) aux gens de peu, associant exclusivement la capacité à formuler une opinion aux rangs les plus élevés de la hiérarchie sociale. On lit aussi chez les policiers la déploration des méfaits de l’imagination, de ses effets sur les « têtes échauffées », et par conséquent une méfiance instinctive vis-à-vis de la lecture. On touche ainsi du doigt certaines des terribles ambivalences de la monarchie absolue du xviiie siècle, dont les policiers eux-mêmes sont porteurs. Ils sont fort justement décrits comme les hybrides d’un esprit de méthode caractéristique des Lumières et de valeurs morales comme d’une vision de la nature humaine archaïques et portant l’empreinte de l’Église catholique. Ce cadre culturel oriente les manœuvres des agents de l’ordre établi, dont l’ouvrage souligne les limites et parfois le désarroi. Leurs préjugés constituent autant d’ornières qui les empêchent de mener à bien leurs investigations. Ainsi du cas de Bonafon, autrice du roman Tanastès, dont la qualité de simple femme de chambre d’une suivante de la reine oriente immédiatement les soupçons vers une manipulation venue des sommets, privant les policiers d’une plongée dans les rouages de l’édition et de la circulation des textes clandestins. Domestique mais vraie femme de lettres, l’inculpée est l’autrice de plusieurs créations littéraires, dont une pièce de théâtre, et d’un autre ouvrage alors inachevé. La police n’y voit pourtant qu’un pion au service d’un auteur forcément caché. Lorsqu’elles ne peuvent distinguer le vrai du faux concernant les menaces qui pèsent contre le roi, la police et les autorités trahissent leur inquiétude et leur désarroi. Trompées dans un premier temps par des manipulateurs qui prétendent exposer ou révéler des complots sinistres tout à fait vraisemblables – d’autant plus après l’attentat du laquais Damiens en 1757 – contre Louis XV et son entourage ( sa favorite, le Dauphin), elles se voient ensuite plongées dans le doute face aux rétractations soudaines de ces mêmes individus : sont-elles bien capables de détecter de vrais attentats en préparation contre le roi, après avoir cru de bonne foi ces dénonciateurs ?

Cette incertitude, qui paraît croissante après l’attentat de 1757, est sans doute responsable du durcissement répressif à l’égard des « mauvais discours », vrais ou faux. Que cherchent alors à punir les autorités, surtout lorsque les complots dénoncés sont imaginaires ? Comme l’explique le commissaire de Rochebrune à un prisonnier, il est aussi grave de vouloir réellement la mort du roi que de chercher à faire croire à d’autres que se prépare un attentat contre lui. En conséquence, les autorités sanctionnent de telles actions avec une sévérité extrême et qui va en s’aggravant. Les policiers se fondent ici sur une conception du langage qui fait des mots des indices des sentiments individuels. Que les discours produits soient imaginaires ou fictionnels n’y change rien : évoquer la mort du roi, c’est en quelque sorte aussi grave que de la souhaiter. Or la pénalité d’Ancien Régime donne une place fondamentale à l’intentionnalité. Les pouvoirs s’inquiètent aussi de la contagiosité supposée du « mauvais discours », s’autorisant donc à soustraire leurs auteurs du reste de la société, ce qui vaut à ces derniers des peines de réclusion extrêmement longues (14 ans pour Bonafon, plusieurs dizaines d’années pour Tavernier et Allègre). Si les autorités sentent confusément qu’il faut punir, elles le font sans pouvoir rattacher les actes à une incrimination précise. Les juges mobilisent parfois le crime de lèse-majesté, ce qui coûte à l’infortuné La Chaux d’être condamné à mort. Au travers de ces cas, on voit tout le flou qui entoure la catégorie policière du « mauvais discours », son intérêt pour agréger des cas très différents, mais aussi les hésitations du pouvoir royal qu’elle indique. L’approche micro-historique ne permet toutefois pas d’apprécier une éventuelle gradation des châtiments dans le temps ou entre les faits reprochés : on aimerait savoir si des faits similaires ont été repérés puis écartés dans l’étude, et quel fut le sort de leurs auteurs. Telle est la principale limite du livre, dont le nombre de cas resserré rend possible des analyses d’une très grande finesse tout en poussant le lecteur à se demander si ces faits sont isolés ou, comme le suggère l’ouvrage à plusieurs reprises, plus nombreux. Il est déjà en soi remarquable que de tels actes aient été possibles.

L’analyse de chaque cas interroge les motifs du passage à l’acte. Ce qu’on apprend de la situation sociale des individus montre qu’ils évoluent à la fois au contact et en lisière du monde du pouvoir et de l’argent des élites, quand plusieurs semblent même appartenir à la toute petite noblesse. Les personnages incriminés ne sont donc pas de basse extraction. On lit parfois dans leurs trajectoires empêchées de la frustration, mais aussi de la déception vis-à-vis d’une société et d’une vie qui n’ont pas tenu leurs promesses. L’intérêt financier, motivé par la ruine comme par l’appât du gain, joue aussi son rôle, les poussant à prendre des risques inconsidérés. Tous instruits, ils partagent la maîtrise de l’écrit, le goût si ce n’est la même fureur de lire, le nouveau mal du siècle selon la police. L. J. Graham décrypte minutieusement les motifs et les ressorts du « mauvais discours » de chacun. Les formes déployées par ces individus modestes (mais bien éloignés du « populaire ») sont variées. Certaines ressortent de genres littéraires, du roman allégorique à clef de Bonafon aux lettres quasi pamphlétaires de La Rivoire. Les dénonciateurs de faux complots savent aussi produire des récits très vraisemblables qui font frémir les autorités, distillant avec art les détails qui font mouche. Tous font preuve d’une connaissance aiguë de l’actualité politique comme d’un sens du jeu des pouvoirs et des factions. Ces compétences, qui étonnent les policiers, montrent que dans une monarchie qui exclut de la politique la plupart de ses sujets, une proportion croissante d’individus, hommes et femmes, suit les « affaires du temps » et s’estime en droit de donner son « avis au roi ». C’est une des grandes leçons de ce livre. On ne peut que rapprocher l’affirmation de cette subjectivité des « écrits divers » du vitrier Jacques-Louis Ménétra, autre grand témoin de cette transformation de la France des LumièresFootnote 4.

Il convient de noter qu’aucun des personnages étudiés ne prône le renversement de la monarchie et que tous se disent de fidèles sujets : c’est même un leitmotiv constant et sincère. Toutefois, chacun révèle dans ses discours une certaine vision de la monarchie et de son rapport au roi, même les auteurs de faux complots. À travers le règne de Louis XV, la succession des cas étudiés montre l’existence de motifs récurrents du « mauvais discours » : les attaques contre les maîtresses royales, la hantise du despotisme, auquel sont associées l’indolence et la lubricité du roi. L. J. Graham conclut cependant à une gradation et à des mutations subtiles dans la relation au monarque, à mesure que le temps passe. Ainsi de la fidélité, notion centrale que rappellent les auteurs de « mauvais discours » : le « devoir » envers le monarque devient peu à peu une obligation plus abstraite envers la nation. Chez La Rivoire, en 1771, le motif de la fidélité est totalement inversé : il ne s’agit plus de celle d’un sujet envers son roi, mais de celle que le souverain doit à ses sujets et au royaume. L’on découvre ainsi l’émergence chez certains, dès les années 1760, d’une conception séculière de la monarchie, qui n’est plus fondée sur le droit divin.

Par l’originalité de son propos, la finesse de ses analyses et la portée de ses conclusions, ce livre se révèle finalement une contribution passionnante à l’histoire de la culture politique du xviiie siècle. L. J. Graham montre comment chez des individus ordinaires, certainement semblables à des milliers d’autres, à partir des ressources de la culture des Lumières, se construit un langage critique sur la monarchie, s’affirme une capacité au jugement politique et s’exprime la revendication d’une participation à la sphère politique. Ces cheminements se produisent par des voies détournées qui sont encore celles de l’imaginaire (Tanastès) ou du devoir traditionnel de « toucher le roi » (p. 211) pour le défendre (qui donne son titre à l’ouvrage, « If the King Only Knew »), même si pointe déjà dans les années 1770 la figure du polémiste. L. J. Graham nous fait ainsi entrer dans cette zone grise d’un temps où le droit à la parole était dénié, où des sujets tentaient de trouver leur voie (et leur voix) pour s’adresser à leur souverain.

References

1 Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutivede la société bourgeoise, trad. par M. B. Launay, Paris, Payot, [1962] 1978.

2 Arlette Farge, Dire et mal dire. L’opinion publique au xviii e siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1992.

3 Natalie Zemon Davis, Pour sauver sa vie. Les récits de pardon au xvi e siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1988.

4 Pascal Bastien et al., Les lumières minuscules d’un vitrier parisien. Souvenirs, chansons et autres textes (1757-1802) de Jacques-Louis Ménétra, Genève, Georg, 2023.