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Published online by Cambridge University Press: 13 April 2022
La globalisation de l’histoire intellectuelle de l’Europe moderne et contemporaine est attendue depuis longtemps ; elle en est également encore à ses débuts. Cet essai distingue quatre pistes suivies jusqu’à présent par les historiens. La première correspond à une tentative de retrouver les sources et les contextes mondiaux du canon de la « pensée européenne ». Une deuxième approche consiste à redonner vie aux imaginaires globaux des penseurs européens modernes. Une troisième possibilité, plus difficile à envisager, revient à retracer la circulation des traditions de pensée et des concepts européens à travers la planète en analysant leur réception et leur refaçonnage au cours de ces voyages, tandis que des réseaux de rétroaction complexes brouillaient les démarcations entre l’européen et le non-européen. Une quatrième et dernière voie, plus controversée, insiste sur l’importance capitale du canon de pensée européen dans la compréhension des interactions mondiales passées et présentes, en soulignant qu’une partie de la valeur de ce canon réside dans le fait qu’il peut aider à corriger les points aveugles que ses propres historiens lui ont imposés en représentant, à tort, la pensée européenne comme un isolat coupé du reste du monde.
The globalization of modern European intellectual history is long overdue. It is also still in its early stages. This essay distinguishes four paths historians have followed so far. First, there has been the attempt to recover the global contexts and sources of the canon of “European thought.” A second approach has been to recapture the global imaginations of modern European thinkers. A third and more difficult possibility has been to track how European concepts and traditions were received and remade as they traveled the globe, and to examine the complex feedback mechanisms that have blurred the line between the European and the extra-European. Finally, a fourth and most controversial mode is to insist that the modern European canon is of prime significance in understanding historical and contemporary global relations—and that part of its value lies in helping undo the exclusions that its own historians have visited on that canon by misrepresenting European thought as a merely European affair.
Je tiens à remercier David Armitage et Julian Bourg pour leurs précieux commentaires. J’emploie le terme « décolonisation », bien qu’il soit lui-même une création européenne visant à appréhender un ensemble confus de développements que l’on aurait pu imaginer autrement : voir Stuart Ward, « The European Provenance of Decolonization », Past & Present, 230, 2016, p. 227-260.
Traduction d’Antoine Heudre
1 Hannah Arendt, On Violence, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 1970, p. 19-21. La philosophe commente la préface de Jean-Paul Sartre à l’ouvrage de Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, [1961] 2003, p. 17-36.
2 Sur les Lumières comme phénomène global, on peut citer, parmi les principales contributions récentes, Alexander Bevilacqua, The Republic of Arabic Letters: Islam and the European Enlightenment, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2018, et Jürgen Osterhammel, Unfabling the East: The Enlightenment’s Encounter with Asia, trad. par R. Savage, Princeton, Princeton University Press, [1998] 2018. Pour la meilleure synthèse sur le libéralisme et l’empire, voir Jennifer Pitts, « Political Theory of Empire and Imperialism: An Appendix », in S. Muthu (dir.), Empire and Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 351-387.
3 Georg W. F. Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, trad. par K. Papaioannou, Paris, Union générale d’éditions, [1822] 1965, p. 84.
4 Il n’y a pas si longtemps, reconsidérer les Lumières dans un « contexte national » était perçu comme une approche novatrice. Voir Roy Porter et Mikulás˘ Teich (dir.), The Enlightenment in National Context, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
5 Arthur O. Lovejoy, « Reflections on the History of Ideas », Journal of the History of Ideas, 1, 1940, p. 3-23, ici p. 4, cité dans David Armitage, « The International Turn in Intellectual History », in D. M. McMahon et S. Moyn (dir.), Rethinking Modern European Intellectual History, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 232-252, ici p. 232.
6 J. G. A. Pocock, The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1975. Émile Perreau-Saussine affirmait de manière subversive que le cadrage intra-européen de l’histoire des idées défendu par Quentin Skinner était une réaction au traumatisme de la décolonisation : Émile Perreau-Saussine, « Quentin Skinner in Context », Review of Politics, 69-1, 2007, p. 106-122. Que cela soit le cas ou pas, il est évident que les origines coloniales de l’école de Cambridge mériteraient d’être creusées compte tenu du profil de ses fondateurs : John Dunn est né en Asie du Sud, Quentin Skinner est le fils d’un administrateur colonial en Afrique et J. G. A. Pocock est issu d’une colonie de peuplement dans le Pacifique. Parmi les premiers ouvrages de J. G. A. Pocock, on trouve d’ailleurs un essai comparatif sur les notions chinoises de tradition : J. G. A. Pocock, Politics, Language and Time: Essays on Political Thought and History, New York, Atheneum, [1964] 1971, chap. 7.
7 H. S. Hughes, Consciousness and Society: The Reorientation of European Social Thought, 1890-1930, New York, Knopf, 1958, p. 12-14.
8 Le travail de Peter Gay portait principalement sur l’Europe continentale, s’étendant à l’outre-Atlantique avec The Enlightenment (Peter Gay, The Enlightenment: An Interpretation, New York, Knopf, 2 vol., 1966-1969), tandis que Carl E. Schorske était plus modeste en termes de couverture géographique, son extraordinaire ouvrage (Carl E. Schorske, Fin-de-Siècle Vienna, New York, Knopf, 1979) fondant une approche à l’échelle des villes européennes.
9 Sur les risques importants inhérents au débat sur les « tournants », voir Judith Surkis, « When Was the Linguistic Turn? A Genealogy », American Historical Review, 117-3, 2012, p. 700-722.
10 Pour un compte rendu éloquent de ces échanges, voir A. Bevilacqua, The Republic of Arabic Letters, op. cit.
11 Susan Buck-Morss, Hegel, Haiti, and Universal History, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2009.
12 Harry Liebersohn, The Return of the Gift: European History of a Global Idea, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 ; Gili Kliger, « Humanism and the Ends of Empire, 1945-1960 », Modern Intellectual History, 15-3, 2018, p. 773-780.
13 David Armitage, Foundations of Modern International Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, chap. 10 ; Jennifer Pitts, A Turn to Empire: The Rise of Imperial Liberalism in Britain and France, Princeton, Princeton University Press, 2005, chap. 1 ; Sankar Muthu, Global Connections in Enlightenment Thought, Princeton, Princeton University Press, à paraître.
14 Maya Jasanoff, Le monde selon Joseph Conrad, trad. par S. Taussig, Paris, Albin Michel, [2017] 2020.
15 Duncan Bell, « Making and Taking Worlds », in S. Moyn et A. Sartori (dir.), Global Intellectual History, New York, Columbia University Press, 2013, p. 254-281, ici p. 272.
16 Sheldon Pollock, « Cosmopolitanism and Vernacular in History », in C. A. Breckinridge et al. (dir.), Cosmopolitanism, Durham, Duke University Press, 2012, p. 15-53. Voir également Myles Lavan, Richard E. Payne et John Weisweiler (dir.), Cosmopolitanism and Empire: Universal Rulers, Local Elites, and Cultural Integration in the Ancient Near East and Mediterranean, Oxford, Oxford University Press, 2016.
17 D. Bell, « Making and Taking Worlds », art. cit., p. 261.
18 Benjamin Lazier, « Earthrise, or the Globalization of the World Picture », American Historical Review, 116-3, 2011, p. 602-630. Voir aussi Michael Lang, « Mapping Globalization or Globalizing the Map? Heidegger and Planetary Discourse », Genre, 36-3/4, 2003, p. 239-250.
19 Michel de Montaigne, Essais, t. 1, Paris, Gallimard, 2010, p. 442. Voir également Harry Liebersohn, The Travelers’ World: Europe to the Pacific, Cambridge, Harvard University Press, 2006, et Charles Roberts Anderson, Melville in the South Seas, New York, Columbia University Press, 1939.
20 Jack Goody, Renaissances: One or Many?, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
21 Jonathan I. Israel, Democratic Enlightenment: Philosophy, Revolution, and Human Rights, 1750-1790, Oxford, Oxford University Press, 2011, en particulier la troisième partie ; id., The Expanding Blaze: How the American Revolution Ignited the World, 1775-1848, Princeton, Princeton University Press, 2017. Pour une analyse encore plus audacieuse, voir Sebastian Conrad, « The Enlightenment in Global History: A Historiographical Critique », American Historical Review, 117-4, 2012, p. 999-1027.
22 Christopher Bayly, Recovering Liberties; Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire: The Wiles Lectures Given at the Queen’s University of Belfast, 2007, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
23 Alison Bashford et Joyce E. Chaplin, The New Worlds of Thomas Robert Malthus, Princeton, Princeton University Press, 2016 ; Yoav Di-Capua, No Exit: Arab Existentialism, Jean-Paul Sartre, and Decolonization, Chicago, The University of Chicago Press, 2018 ; Marwa Elshakry, Reading Darwin in Arabic, 1860-1950, Chicago, The University of Chicago Press, 2013 ; Omnia El Shakry, The Arabic Freud: Psychoanalysis and Islam in Modern Egypt, Princeton, Princeton University Press, 2017 ; Kris Manjapra, Age of Entanglement: German and Indian Intellectuals across Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2014.
24 Cemil Aydin, The Politics of Anti-Westernism in Asia: Visions of World Order in Pan-Islamic and Pan-Asianist Thought, New York, Columbia University Press, 2007 ; id., The Idea of the Muslim World: A Global Intellectual History, Cambridge, Harvard University Press, 2017 ; Janaki Bakhle, « Putting Global Intellectual History in Its Place », in S. Moyn et A. Sartori (dir.), Global Intellectual History, op. cit., p. 228-253 ; Pankaj Mishra, From the Ruins of Empire: The Intellectuals Who Remade Asia, New York, Farrar, Straus, and Giroux, 2012.
25 Isaiah Lorado Wilner, « Transformation Masks: Recollecting the Indigenous Origins of Global Consciousness », in N. Blackhawk et I. L. Wilner (dir.), Indigenous Visions: Rediscovering the World of Franz Boas, New Haven, Yale University Press, 2018, p. 3-41. Voir également Gili Kliger, « Colonial Reformation: Religion, Empire and the Origins of Modern Social Thought », thèse de doctorat, Harvard University, 2022.
26 Sanjay Subrahmanyam, « Global Intellectual History beyond Hegel and Marx », History & Theory, 54-1, 2015, p. 126-137.
27 Andrew Sartori, Bengal in Global Concept History: Culturalism in the Age of Capital, Chicago, The University of Chicago Press, 2008 ; id., Liberalism in Empire: An Alternative History, Berkeley, University of California Press, 2014.
28 Richard Drayton et David Motadel, « The Futures of Global History », Journal of Global History, 13-1, 2018, p. 1-21.
29 Sur mes propres tentatives en ce sens, voir Samuel Moyn, The Last Utopia: Human Rights in History, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2010, chap. 4 ; id., « On the Non-Globalization of Ideas », in S. Moyn et A. Sartori (dir.), Global Intellectual History, op. cit., p. 187-204 ; id., Not Enough: Human Rights in an Unequal World, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2018, chap. 4 et 6.
30 David Damrosch, What Is World Literature?, Princeton, Princeton University Press, 2003 ; David Damrosch (dir.), World Literature in Theory, New York, Wiley-Blackwell, 2014 ; Martin Puchner, The Written World: The Power of Stories to Shape People, History, Civilization, New York, Random House, 2017 ; Emily Apter, Against World Literature: On the Politics of Untranslatability, New York, Verso, 2013. Voir également le brillant essai sociologique de Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Éd. du Seuil, 1999.
31 Il existe cependant des collections d’essais pour les universitaires : S. Moyn et A. Sartori (dir.), Global Intellectual History, op. cit., ; Margrit Pernau et Dominic Sachsenmaier (dir.), Global Conceptual History: A Reader, Londres, Bloomsbury, 2016.
32 G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 221.