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L’ethnographie à l’heure des martyrs Histoire, violence, souffrance dans la pratique anthropologique contemporaine*

Published online by Cambridge University Press:  04 May 2017

Sylvain Perdigon*
Affiliation:
The Johns Hopkins University

Résumé

Réfléchissant à la violence de la vie quotidienne à laquelle les confronte leur pratique ethnographique, les anthropologues Talal Asad, Veena Das et Elizabeth Povinelli montrent que la douleur peut constituer une façon de vivre une relation. Cet article examine les raisons pour lesquelles cette attention à la dimension interlocutoire de la douleur conduit également ces auteurs à remettre en question l’idée d’un temps historique unique comme milieu dans lequel toutes les manières d’être et d’agir dans le monde prendraient place et pourraient être décrites de façon adéquate. La variation des attitudes envers la vulnérabilité des corps témoigne non seulement de la pluralité des régimes d’historicité, mais aussi de leur dimension éthico-morale. Du moins, l’ethnographie fournit une perspective singulière pour les évaluer sous ce rapport. Cet argument est illustré au moyen d’un cas ethnographique sur le martyre comme objet de désir dans les camps de réfugiés palestiniens au Sud Liban.

Abstract

Abstract

En vérité, Dieu ne change pas la condition des hommes tant que les hommes ne changent pas ce qui est en eux-mèmes

Reflecting on the everyday life violence anthropologists routinely come up against in their ethnographic practice, Talal Asad, Veena Das and Elizabeth Povinelli argue that pain can be a mode of living a relationship. This article examines why this attention to the interlocutory dimension of pain also leads these authors to question the idea of a single historical time as the medium in which all ways of being and acting in the world would take place and could be described adequately. The variance of attitudes towards the body’s vulnerability reveals not only the plurality of regimes of historicity but also their moral-ethical dimensions. At least, ethnography provides a unique vantage point to assess them in this respect. The argument is illustrated by way of an ethnographic vignette on martyrdom and its allure in Palestinian refugee camps in Southern Lebanon.

Type
L’anthropologie face au temps
Copyright
Copyright © Les Áditions de l’EHESS 2010

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Footnotes

*

L’enquête de terrain évoquée dans cet article a été rendue possible par des bourses de la Wenner Gren Foundation, du Social Science Research Council et de la National Science Foundation (États-Unis). Je remercie Veena Das, Aaron Goodfellow, Sidhartan Maunaguru, Ross Parsons et Valeria Procupiez pour leurs commentaires et suggestions sur plusieurs versions préliminaires de ce texte. Ma gratitude pour l’hospitalité et l’amitié des habitants des camps de Tyr, et en particulier de la famille de celui que j’appelle ici Husayn, est sans limite.

References

1 - La meilleure introduction à ce champ de recherches, dont elle constitue aussi le manifeste, est la trilogie monumentale sur la « souffrance sociale » dirigée par Veena DAS, Kleinman, Arthur et Lock, Margaret (dir.), Social suffering, Berkeley, University of California Press, 1997 Google Scholar; Das, Veena et al. (dir.), Violence and subjectivity, Berkeley, University of California Press, 2000 Google Scholar; et Das, Veena et al. (dir.), Remaking a world: Violence, social suffering, and recovery, Berkeley, University of California Press, 2001 CrossRefGoogle Scholar. Voir aussi le recueil édité par Bourgois, Philippe et Scheper-Hughes, Nancy (dir.), Violence in war and peace: An anthology, Malden, Blackwell, 2004 Google Scholar. Deux comptes rendus de ces ouvrages sont disponibles en français: Fassin, Didier, «Et la souffrance devint sociale», Critique, 680-681, 2004, p. 16-29 Google Scholar, et Naepels, Michel, «Quatre questions sur la violence», L’Homme, 177-178, 2006, p. 487-495 Google Scholar.

2 - Povinelli, Elizabeth A., The empire of love: Toward a theory of intimacy, genealogy and carnality, Durham, Duke University Press, 2006 CrossRefGoogle Scholar.

3 - Das, Veena, Life and words: Violence and the descent into the ordinary, Berkeley, University of California Press, 2007 Google Scholar.

4 - Asad, Talal, Formations of the secular: Christianity, Islam, modernity, Stanford, Stanford University Press, 2003 Google Scholar et Id., On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007. Ce second ouvrage consiste en une série de conférences données au lendemain des attaques du 11 septembre 2001 sur New York et dans le contexte des violences israélo-palestiniennes de la seconde intifa¯ dø a . Beaucoup des arguments de T. Asad dans On suicide bombing correspondent à ceux développés de façon plus soutenue et détaillée dans Formations of the secular . Dans le cadre de cet article, je traite ces deux livres comme un seul ouvrage.

5 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 1.

6 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 1.

7 - V. Das, Life and words..., op. cit., p. 1-17.

8 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 67-99, et V. Das, Life and words..., op. cit., p. 38-78. La douleur était aussi au centre d’un chapitre du précédent ouvrage de Asad, Talal, Genealogies of religion: Discipline and reasons of power in Christianity and Islam, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1993 Google Scholar, chap. 3.

9 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 27-93.

10 - Ainsi, le troisième chapitre de E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., le deuxième chapitre de V. DAS, Life and words..., op. cit., et le chap. 7 dans T. ASAD, Formations of the secular..., op. cit. (dont le matériau est presque uniquement de nature historique).

11 - V. Das, Life and words..., op. cit., p. 3.

12 - Cette affirmation pourrait surprendre au regard de l’inclusion de T. Asad, On suicide bombing, op. cit., dans les travaux discutés ici. Mais T. Asad s’attache plus dans cette série de conférences à « démonter des préconceptions modernes sur ce que mourir et tuer signifient» (p. 2), et en particulier à l’opposition entre «violence moralement acceptable » et « terrorisme », qu’à examiner la portée du langage du martyre utilisé par les militants d’aujourd’hui ou à propos de leurs victimes. Il traite brièvement du martyre dans l’Église primitive dans T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 86-88.

13 - Dans le contexte islamique, voir par exemple les déclarations en ce sens de Kha¯led Mesha cal pour le Hamas: Crooke, Alastair, Resistance: The essence of the Islamic revolution, Londres, Pluto Press, 2009, p. 213 Google Scholar. (Le Hamas a officiellement annoncé en avril 2006 la décision du groupe de renoncer aux attentats suicides.) Amal Saad-Ghorayeb démontre que pour le Hezbollah de la même façon « la sanctification du martyre est suspendue à sa fonction militaire et politique »: Saad-Ghorayeb, Amal, Hizbu’llah: Politics and religion, Londres, Pluto Press, 2002, p. 133 Google Scholar. Il est opportun de rappeler ici que le groupe qui a fait l’usage le plus large de ce type d’attaque est le Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE, Tigres Tamouls), c’est-à-dire un groupe d’inspiration largement laïque: voir Pape, Robert A., Dying to win: The strategic logic of suicide terrorism, New York, Random House Trade Paperbacks, 2005, p. 139-154 Google Scholar.

14 - En d’autres termes, et pour que cela soit bien clair, ce texte n’est pas ni ne prétend être une analyse de ce qui motive les auteurs d’attaques suicides avérées (y compris les attentats-suicides visant les civils, ce qui n’est clairement pas ce que Hø usayn a à l’esprit quand il rêve d’avoir participé à la guerre de juillet 2006). D’abord, il est par définition impossible, comme T. ASAD, On suicide bombing, op. cit., p. 41, nous le rappelle, de savoir « ce qui s’est passé dans la tête » d’un kamikaze dans les moments précédant sa mort. En outre, il est bon de garder à l’esprit des considérations de nombre. Dans l’étude la plus rigoureuse de son genre à ce jour, le politologue R. A. Pape, Dying to win..., op. cit., p. 3, a compilé une base de données comprenant « tous les attentats ou attaques suicides dans le monde de 1980 à 2003». Cette base de données couvre des théâtres aussi variés que le Liban, Israël/Palestine, l’Irak, le Sri Lanka, le Kurdistan, la Tchétchénie et divers pays occidentaux (dont les États-Unis le 11 septembre 2001). Le total revient à 315 attaques, et 462 attaquants, en 23 ans. Ainsi, le militantisme suicidaire effectif représente, en termes purement numériques, un phénomène extrêmement marginal (même aux échelles locales), à propos duquel il serait téméraire de prétendre élaborer un discours sociologique. En revanche, les résonances diverses de ce phénomène, y compris dans les communautés dont il provient, méritent certainement de faire l’objet d’analyses sociologiques (quoique cela ne soit pas non plus ce que je prétende faire ici).

15 - V. Das, A. Kleinman et M. Lock (dir.), Social suffering, op. cit., p. XIII.

16 - Sur les enjeux concernant « les noms donnés à la violence », voir V. Das, Life and words..., op. cit., p. 205-206.

17 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 38-46.

18 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., n. 3, p. 112, et chap. 2 passim.

19 - Qur’a¯n, 3, 169: « Ne pense pas que ceux qui ont été tués dans le chemin de Dieu sont morts. Non, ils sont vivants, auprès de leur Seigneur. »

20 - Kohlberg, Etan, Medieval muslim views on martyrdom, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, 1997 Google Scholar.

21 - Fischer, Michael M. J., Iran: From religious dispute to revolution, Cambridge, Harvard University Press, 1980 Google Scholar.

22 - Voir par exemple les textes réunis par Abedi, Mehdi et Legenhausen, Gary (dir.), Jiha¯dandShaha¯dat: Struggle andmartyrdom in Islam, Houston, Institute for Research and Islamic Studies, 1986 Google Scholar.

23 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 9-15.

24 - Ibid., p. 10.

25 - Ibid., p. 9-10: « Il est rarement noté dans les exposés polémiques que pendant de nombreux siècles après les premières conquêtes, la majorité des peuples passés sous souveraineté musulmane demeurèrent chrétiens, prenant part en tant que tels dans de nombreuses sphères de la vie publique, et donc que les institutions et les pratiques publiques du haut empire islamique étaient largement continues avec les sociétés chrétiennes qu’il incorpora. De fait, à d’importants égards, l’empire islamique fut l’héritier de celui de Byzance [...]. » Il ne s’agit pas ici de minimiser l’écart entre le martyre chrétien (acceptation d’une mise à mort) et le martyre islamique (qui peut inclure un caractère offensif). Mais la dérivation parallèle (μα´ρτυς/shahı¯d) qui fait du martyr chrétien comme du martyr islamique un «témoin» mérite d’être priseencompte sérieusement (on ne la trouve pas, par exemple, dans le judaïsme ancien pendant les persécutions hellénistiques et romaines: l’hébreu n’a pas de terme équivalent et les auteurs juifs écrivant en grec n’utilisent pas μ α´ρτυς comme leurs homologues chrétiens). Ignaz Goldziher fut le premier à faire l’hypothèse, il y a plus d’un siècle, d’une origine chrétienne du sens « martyr » pour shahı¯ d: Goldziher, Ignaz, Muslim studies, Londres, George Allen and Unwin, [1890] 1971, p. 350-352 Google Scholar. Voir aussi Wensinck, Arendt J., «The oriental doctrine of the martyrs», Semietische Studiën uit de Nalatenschap, Leyde, A.W. Sijthoff, 1941, p. 90-113 Google Scholar et, plus récemment, Bowersock, Glen W., Martyrdom and Rome, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 19 CrossRefGoogle Scholar: « Peut-être l’extension la plus étonnante et la plus conséquente du concept de martyre comme témoignage prit place en arabe après la conquête musulmane de la Palestine au VIIe siècle. Comme les syriacophones avant eux, les Arabes traduisirent le mot grec par ‘témoin’ (shahîd) dans leur langue [...] Il n’est guère permis de douter que ce concept – et ce mot – fut absorbé directement à partir du grec pendant les premiers siècles de l’Islam, quand les églises chrétiennes étaient toujours florissantes en Palestine et le grec y était toujours parlé. »

26 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 13. Voir aussi M. Fischer, Iran..., op. cit., p. 199-200.

27 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 38 et chap. 1 passim .

28 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 15 (je souligne).

29 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 12.

30 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 14-15. Dans ce texte (publié dans les Archiv für Socialwissenshaft und Sozialpolitik en 1906), Max Weber développe une méditation pessimiste sur les « conditions uniques » de la liberté moderne « qui ne vont jamais se répéter »: avant tout, écrit-il, « les expansions vers l’outre-mer ». « Dans les armées de Cromwell, dans l’Assemblée constituante française, dans notre vie économique tout entière, on sent l’effet de cette brise venant de l’autre côté de l’océan... mais il n’y a pas de nouveau continent à notre disposition », cité dans Gerth, Hans Heinrich et Mills, C. Wright (dir.), From Max Weber: Essays in sociology, New York, Oxford University Press, 1946, p. 71-72 Google Scholar.

31 - Le thème d’une «quête de l’humanité», dans certains mouvements islamistes contemporains, sur fond d’impotence grandissante de la part de l’État-nation comme forme d’organisation politique, est disséqué de façon brillante et provocante par Devji, Faisal, The terrorist in search of humanity: Militant Islam and global politics, New York, Columbia University Press, 2008 Google Scholar.

32 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 43.

33 - «L’empire du traumatisme» ne s’étend pas (encore?) aux camps de réfugiés de Tyr: Fassin, Didier et Rechtman, Richard, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007 Google Scholar.

34 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 8.

35 - Il ne s’agit évidemment pas ici de nier la possibilité que la violence soit dans certaines conditions le fait d’un sujet « hors de lui ». Voir par exemple les riches analyses de René Devisch et Achille Mbembé sur le caractère «carnavalesque» (Devisch) ou « hallucinatoire » (Mbembé) de certaines formes de guerre et de violence urbaine dans l’Afrique contemporaine: Devisch, René, «Frenzy, violence, and ethical renewal in Kinshasa», Public Culture, 7-3, 1995, p. 593-629 CrossRefGoogle Scholar, et Mbembe, Achille, On the postcolony, Berkeley, Berkeley University Press, 2001, p. 164-168 Google Scholar. Je veux seulement insister sur le fait que, si c’est le cas, il faut le démontrer, plutôt que le supposer sur la foi de l’identité du sujet ou du langage qu’il (ou elle) utilise.

36 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 11-12; Id., On suicide bombing, op. cit., p. 63-64.

37 - La réflexion visait bien évidemment James G.Frazer: Wittgenstein, Ludwig, Remarks on Frazer’s Golden bough, Retford/Atlantic Highlands, Brynmill Press/Humanities Press, 1979, p. 8 Google Scholar.

38 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 34.

39 - La citation est de V. Das, Life and words..., op. cit., p. 79. T. Asad, On suicide bombing, op. cit., chap. 3, examine l’horreur comme « le nom qu’[il] donne à la précarité de l’identité humaine, le sentiment qu’elle peut être perdue ou violée, que nous pouvons être ou devenir autre chose que ce que nous sommes ou croyons être». Pour des exemples de ce que j’appelle ici « anthropologie humanitaire », voir les travaux influents de Scheper-Hughes, Nancy, Death without weeping: The violence of everyday life in Brazil, Berkeley, University of California Press, 1992 Google Scholar, et Bourgois, Philippe, In search of respect: Selling crack in El Barrio, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 Google Scholar, qui développent tous deux l’argument que les forces générées par la mondialisation peuvent contribuer à l’émergence de « cultures de la pauvreté » fermées sur elles-mêmes et fondées sur la destruction de leurs participants.

40 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 17.

41 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., chap. 2, particulièrement p. 79-92; V. Das, Life and words..., op. cit., chap. 3 passim; E. Povinelli, The empire of love..., op. cit., chap. 1, particulièrement p. 38-46 et p. 74-96.

42 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 223: « Le temps unilinéaire et ses ruptures – le temps homogène de l’histoire moderne –, quoiqu’essentiel à la pensée et à l’action critiques, ne constituent qu’une sorte de temps que les gens se représentent, utilisent, et auquel ils réagissent. » Voir aussi p. 42-43.

43 - Koselleck, Reinhart, Futures past: On the semantics of historical time, Cambridge, MIT Press, [1979] 1985 Google Scholar; Zammito, John, «Koselleck’s philosophy of historical time(s) and the practice of history», History and Theory, 43-1, 2004, p. 124-135 CrossRefGoogle Scholar; Hartog, François, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003 Google Scholar. La référence à R. Koselleck est explicite chez V. Das, Life and words..., op. cit., p. 211-212, et T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 222-223.

44 - Par exemple Rabinow, Paul, Anthropos today: Reflections on modern equipment, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 57-58 Google Scholar, qui, dans un chapitre inspiré de R. Koselleck et entièrement consacré à la « temporalité moderne », parle de façon interchangeable de « modern temporality », « modern historicity », et de « temporal mode of our modernity ».

45 - R. Koselleck, Futures past..., op. cit., p. 92.

46 - F. Hartog, Régimes d’historicité..., op. cit., p. 19.

47 - Ibid., p. 27 (je souligne).

48 - R. Koselleck, Futures past..., op. cit., p. 267 (je souligne).

49 - Crapanzano, Vincent, Imaginative horizons: An essay in literary-philosophical anthropology, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 69 Google Scholar.

50 - Ibid., p. 80-89, en particulier p. 86 où V. Crapanzano renvoie à une version antérieure du troisième chapitre de V. Das, Life and words..., op. cit. « Index », « symbole » et « sémantico-référentiel » appartiennent à une terminologie élaborée par Charles Peirce et popularisée dans l’anthropologie américaine par le linguiste Silverstein, Michael, «Shifters, linguistic categories, and cultural description», in Basso, K. H. et Selby, H. A. (dir.), Meaning in anthropology, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1976, p. 11-55 Google Scholar. Très brièvement, le symbolique (ou sémantico-référentiel) réfère à « la dimension purement référentielle du signe, sa capacité descriptive à ‘parler de’ [...] indépendante de tout contexte spécifique. La fonction symbolique contraste donc avec la fonction indexicale, ou pragmatique, tributaire du contexte, d’un événement langagier »: Crapanzano, Vincent, «Text, transference and indexicality», in A.|Lucy, J. (dir.), Reflexive language: Reported speech and metapragmatics, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 293-314 CrossRefGoogle Scholar, ici p. 309. M. Silverstein définit l’indexicalité comme « la propriété d’un signe-véhicule à signaler l’’existence’ contextuelle d’une entité » (p. 29, je souligne).

51 - Je suis de près dans ce paragraphe l’argument et les formulations de V. Das, Life and words..., op. cit., chap. 3, en particulier p. 38-41. T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 79-85, renvoyant à V. Das, reprend le même argument sur la douleur comme « non pas seulement une expérience privée mais une relation publique ».

52 - Wittgenstein, Ludwig, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, [1953] 2005 Google Scholar, § 303: « Essaie seulement – dans un cas effectif – de mettre en doute l’angoisse ou la douleur d’autrui ! »

53 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 84.

54 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., p. 49. Des traditions islamiques variées ont, au cours des siècles, compté comme martyrs les victimes, entre autres, de noyade, de pleurésie, de diarrhée ou de la peste, celles et ceux morts en couche ou en défendant leur bien, les amants malheureux capables de garder leur passion secrète jusqu’à la mort, et même les lettrés engagés dans le « jiha¯ d du calam » (un hadı¯th célèbre affirme qu’au Jugement dernier, « l’encre des lettrés pèsera plus lourd que le sang des martyrs »). Cependant, la plupart des traditions maintiennent une distinction entre martyrs morts sur le champ de bataille comme «martyrs en ce monde et l’au-delà», auxquels on accorde des rites funéraires particuliers, et « martyrs de l’au-delà » qui n’ont pas droit à de tels honneurs. Sur les raisons de cette expansibilité de la catégorie martyr dans l’Islam ancien, voir E. Kohlberg, Medieval Muslim views..., op. cit.

55 - J’emprunte la formule d’« étiquette de la douleur » à V. Crapanzano, Imaginative horizons..., op. cit., p. 86.

56 - V. Das, Life and words..., op. cit., p. 60-62, pour une méditation sur le deuil, l’ordre social, et l’unicité des êtres.

57 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 90-91, sur la nécessité pour le bon musulman de « tout lâcher » (let go) quand il confronte l’expérience universelle de la mort.

58 - E. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 45.

59 - Le titre de l’ouvrage de V. Das, Life and words..., op. cit.

60 - Riyãd al-sālihīn, Beyrouth, Musasat al-risala, 1999, p. 28. Riyad al-sālihīn est un ouvrage très prisé, en particulier au Proche-Orient et en Europe, des adhérents du mouvement large et hétérogène parfois appelé « le renouveau islamique » (al-sahwa al-islamiyya). Par exemple, c’est un texte de référence pour les interlocutrices de Saba Mahmood dans le mouvement daçwa en Égypte: Mahmood, Saba, Politics of piety: The Islamic revival and the feminist subject, Princeton, Princeton University Press, 2005, p. 83 Google Scholar. Le langage de l’introduction porte la marque indubitable du soufisme: voir par exemple Böwering, Gerhard, «The adab literature of classical Sufism: Ansa¯rı¯’s code of conduct», in Metcalf, B. D. (dir.), Moral conduct and authority: The place of adab in South Asian Islam , Berkeley, University of California Press, 1984, p. 62-87 Google Scholar, quoique l’idée même d’un tel rapprochement contrarierait fort Husayn (qui regarde le soufisme avec une très grande suspicion).

61 - Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France (1981-1982), Paris, Gallimard/Le Seuil, 2001 Google Scholar, en particulier p. 306-313.

62 - Ibid., p. 308-311.

63 - Hø adı¯th en arabe signifie à la fois « nouveau, récent; moderne », « discours, discussion; compte rendu » et (par extension de ce dernier sens) « ‘tradition prophétique’, ‘discours remémoré du Prophète et de ses Compagnons qui est actualisé dans le corps/esprit discipliné du fidèle musulman’ »: T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 223-224. Comme T. Asad le remarque, cemot capture bien une conception de la structure temporelle interne de la « tradition » (et du fait que « l’expérience présente est aussi la rencontre avec ce qui était auparavant imaginé comme l’avenir ») plus riche que la simple transmission d’une substance culturelle immuable le long d’un temps unilinéaire. Sur l’importance de l’adab (manière d’être travaillée, civilité de la conduite) dans l’éthique islamique, voir par exemple Ira M. Lapidus, «Knowledge, virtue and action: The classical Muslim conception of adab and the nature of religious fulfillment in Islam», in B. D. Metcalf (dir.), Moral conduct and authority..., op. cit., p. 38-61.

64 - Pour une excellente discussion des divers courants de la tradition islamique sur ces sujets, voir Smith, Jane I. et Haddad, Yvonne Y., The Islamic understanding of death and resurrection, Albany, State University of New York Press, 1981 Google Scholar.

65 - Cette circonstance mérite d’être mentionnée car dans pareil cas les médias, et en particulier les chaînes d’information internationales comme CNN ou al-Jazı¯ra, jouent un rôle crucial dans la possibilité de discerner l’imminence d’un événement cataclysmique d’échelle mondiale, et d’en interroger le sens.

66 - Pour le concept de « véridiction » chez Foucault, Michel, nous disposons désormais du Courage de la vérité. Cours au Collège de France (1983-1984), Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009, en particulier p. 3-29 Google Scholar. Il vaut de signaler que ce texte fait un rapprochement entre « véridiction» et figure du martyr dans un commentaire sur un passage de Grégoire de Naziance: « Il [le Maxime dont Grégoire fait l’éloge] s’agit de quelqu’un qui, dans sa vie même, dans sa vie de chien, n’a pas cessé, depuis le moment où il a embrassé l’ascétisme jusqu’à maintenant, d’être dans son corps, dans sa vie, dans ses gestes, dans sa frugalité, dans ses renoncements, dans son ascèse, le témoin vivant de la vérité. Il a souffert, il a enduré, il s’est privé pour que la vérité prenne, en quelque sorte, corps dans sa propre vie, dans sa propre existence, prenne corps dans son corps » (p. 160). Pour le concept de « véridiction », voir aussi la récapitulation de l’argument de L’herméneutique du sujet par P. Rabinow, Anthropos today..., op. cit., p. 6-11.

67 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 89-90.

68 - Ainsi Sir Mohammad Iqbal écrivait-il, par exemple, que le martyre de l’Imam Husayn à Karbalā « nourrit à jamais le jardin de la vérité ».

69 - Riyāḍ al-ṣāliḥīn, op. cit., p. 131.

70 - En particulier T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., chap. 2 et 7. Voir aussi deux remarquables monographies récentes sur les formes contemporaines de la piété islamique en Égypte (écrites sous la direction de T. Asad): Hirschkind, Charles, The ethical soundscape: Cassette sermons and Islamic counterpublics, New York, Columbia University Press, 2006 Google Scholar et Saba Mahmood, Politics of piety..., op. cit.

71 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 71.

72 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 220. Le passage mérite d’être cité en entier: « Nous nous méprenons quand nous supposons que le présent est seulement un instant flottant dans une téléologie historique qui relie le passé à l’avenir. Dans la tradition, le ‘présent’ est toujours au centre. Si nous sommes attentifs à la façon dont le temps présent se détache du cours des événements et des unités périodiques (epoch) tout en y étant inclus, dont le temps passé contribue à constituer et autoriser les pratiques présentes, et dont les pratiques d’authentification invoquent le passé ou au contraire le mettent à distance (en répétant, réinterprétant et restructurant la mémoire textualisée et l’histoire mémorialisée), nous nous approchons d’une conception plus riche de la temporalité de la tradition. »

73 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 222-223: «Quand les présupposés culturels établis cessent d’être viables, les agents habitent consciemment plusieurs types de temps de façon simultanée. » Un bon exemple serait le mariage de Husayn avec sa cousine parallèle matrilatérale (c’est-à-dire la fille de sa tante maternelle). Husayn sait que le Prophète déconseille ce type d’alliance, arguant du fait qu’il fractionne les communautés au lieu de renforcer leur intégration. Il rend compte de son propre mariage en invoquant l’attachement de ses parents pour al-taqa¯lı¯d, les traditions (étymologiquement, «ce qu’on imite») des Arabes. En ce qui les concerne, lui-même et sa femme préféreraient que leurs enfants ne suivent pas leur exemple – étant équipés d’un savoir que les Arabes ancestraux et même leurs propres parents élevés dans les camps n’avaient pas, à savoir que ce type de mariage, répété sur plusieurs générations, peut entraîner des troubles génétiques.

74 - Voir par exemple R. Rabinow, Anthropos today..., op. cit., p. 58-61, sur les traits que R. Koselleck identifie comme distinguant « l’historicité moderne » (modern historicity) – en particulier, « la vitesse croissante avec laquelle [l’avenir] nous approche et, en second lieu, son caractère inconnu ».

75 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 223. Voir aussi p. 43: « la temporalité linéaire de l’’histoire séculaire’ est devenue la mesure privilégiée du temps en général ».

76 - P. Rabinow, Anthropos today..., op. cit., p. 168.

77 - Ibid., et T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 223, n. 39, citant R. Koselleck: « L’écart entre l’expérience précédente et l’horizon d’attente s’élargit, et la différence entre le passé et le présent s’accrut, si bien que le temps vécu fut éprouvé comme une rupture, comme une période de transition pendant laquelle le nouveau et l’inattendu arrivaient en permanence», Futures Past..., op. cit., p. 257.

78 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 37-45, présente ce point subtilement.

79 - Je m’inspire ici de P. Rabinow, Anthropos today..., op. cit., p. 4-11.

80 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 169: « L’idée que l’expérience historique des individus ne leur est pas essentielle, qu’ils peuvent s’en défaire à volonté, permet de soutenir plus vigoureusement la prétention des Lumières à l’universalité: les musulmans, en tant que membres de la catégorie abstraite des ‘humains’, peuvent être assimilés ou (comme l’ont formulé des théoriciens contemporains) ‘traduits’ dans une civilisation mondiale (‘européenne’), une fois qu’ils se sont départis de ce que beaucoup d’entre eux considèrent (à tort) leur être essentiel. La croyance que les êtres humains peuvent être séparés de leurs histoires et de leurs traditions permet de plaider pour une européanisation du monde islamique. » Voir aussi E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 4 et p. 175-176, sur le sujet « exfolié de son enveloppe sociale » (exfoliated from its social skin) .

81 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 5.

82 - C’est en ces termes que la douleur est approchée dans l’étude classique Scarry, d’Elaine, The body in pain: The making and unmaking of the world, New York, Oxford University Press, 1985 Google Scholar (discuté à la fois par T. Asad et V. Crapanzano).

83 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 67.

84 - Ibid., p. 69.

85 - Ibid., p. 79. Voir aussi p. 68: « Le point crucial à propos de la douleur, cependant, est qu’elle autorise l’idée séculière selon laquelle la maîtrise de l’histoire et l’autonomisation du sujet peuvent remplacer la douleur par le plaisir – ou au moins par la poursuite de la satisfaction », et p. 46, n. 64: « Une histoire triomphaliste de la sécularisation de la douleur décrit ce processus comme partant de la résignation prémoderne à la douleur et à la cruauté, justifiées ou tolérées par les croyances religieuses, pour mener à l’accumulation de connaissances scientifiques et le développement d’attitudes humanitaires qui permirent la découverte et l’usage de l’anesthésie au XIXe siècle. »

86 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 194, littéralement: « personne ne peut se hisser en tirant sur ses propres bottes », c’est-à-dire se faire tout seul, dans la métaphore fétiche de la réalisation personnelle à l’américaine.

87 - Ibid., p. 194.

88 - Ibid., p. 199 et T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 73.

89 - E. A. Povinelli, The empire of love..., op. cit., p. 199-209.

90 - T. Asad, Formations of the secular..., op. cit., p. 154.

91 - Hirst, David, Beware of small states: Lebanon, battleground of the Middle East, New York, Nation Books, 2010, p. 342 Google Scholar.

92 - T. Asad, On suicide bombing, op. cit., 94. Je laisse de côté le fait que pour Hø usayn, joindre al-muqa¯wama (la Résistance) signifierait sans doute se battre contre des soldats sur un champ de bataille. Cela n’en serait pas moins participer à une forme de guerre dans laquelle, en juillet 2006, des civils israéliens furent pris pour cible (les roquettes Katyusha du Hø ezbollah firent 43 victimes civiles israéliennes).

93 - Voir par exemple F. Devji, The terrorist in search of humanity, op. cit., p. 42.