Dans l’introduction d’Un empire bon marché, l’auteur confesse que c’est son « désir de voir le monde pour écrire des romansFootnote 1 » qui l’a d’abord conduit à étudier l’économie du développement en Afrique, puis l’histoire économique de l’empire colonial français. Gageons que si Denis Cogneau avait réalisé sa vocation première, il aurait été plus proche du réalisme que du romantisme. Peut-être serait-il même devenu un naturaliste au sens d’Émile Zola, soit un écrivain ayant « la main assez forte pour remuer des foules de personnages, pour distribuer les grandes masses de détails » en même temps qu’« un analyste qui ne craint pas de descendre dans la nature humaine, aussi bas qu’il est nécessaire d’aller, pour tout voir et tout dire »Footnote 2. L’historien économiste prouve dans l’ouvrage en question qu’il a la main assez forte pour remuer avec brio des foules de données statistiques, révélant sinon tout, du moins beaucoup de choses jusque-là ignorées des ressorts et des conséquences économiques du colonialisme français à l’époque contemporaine.
L’importance de ce travail tient d’abord au coup sévère qu’il porte à l’interprétation dite « cartiériste » du colonialisme européen, d’après l’éditorialiste Raymond Cartier (1904-1975) qui prônait la décolonisation pour permettre à la France de se concentrer sur le développement économique de l’hexagone. Cette vision de l’empire colonial comme un frein à l’épanouissement d’un capitalisme moderne, de type étasunien, fut consacrée en France par les travaux de l’historien Jacques Marseille, un adversaire des interprétations léninistes de l’impérialisme d’autant plus déterminé que marxiste repentiFootnote 3. D. Cogneau ne reprend pas pour autant à son compte les arguments de Lénine, eux-mêmes empruntés à John A. Hobson et Rosa Luxemburg. Il ne s’inscrit pas non plus dans la lignée de travaux plus récents, conduits notamment aux États-Unis, portant sur la contribution d’une forme antérieure de colonialisme, esclavagiste et ouvertement prédatrice, à l’essor du capitalisme européen et nord-américainFootnote 4. La démarche de D. Cogneau, plus simple, s’avère particulièrement percutante. Tout en reconnaissant que les bénéfices retirés par l’impérialisme colonial français ont pu être médiocres, il montre que les coûts budgétaires de la colonisation française, une fois défalquées les recettes fiscales, ont été très modestes, du moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : de l’ordre de 0,5 % du revenu national entre 1833 et 1939. L’empire colonial français n’était peut-être pas une bonne affaire, mais du moins était-il bon marché.
La remise en cause du cartiéro-marseillisme opérée par D. Cogneau dépasse l’évidente question des effets du colonialisme sur l’économie de la métropole et pose celle de son influence sur le développement des colonies françaises. Ses conclusions à cet égard sont sévères. Non seulement l’écart de développement entre la métropole et ses colonies n’a pas été réduit, mais il a eu tendance à s’accroître. Ainsi le revenu moyen des habitants des colonies françaises d’Afrique subsaharienne représentait-il presque 25 % de celui des métropolitains dans les années 1870, et seulement 15 % au début des années 1950. L’effort éducatif fut abondamment célébré par la propagande coloniale. Pourtant, la durée de scolarisation des populations coloniales n’a commencé à combler son retard par rapport à la population métropolitaine qu’à partir des générations nées dans les années 1940, soit après la Seconde Guerre mondiale et, pour l’essentiel, après les indépendances. Pour les colonies, en raison notamment de la hausse de la pression fiscale, la domination française n’a pas été bon marché. Elle fut même une mauvaise affaire.
Il faut rendre hommage à l’imposant travail de recueil de données mené par D. Cogneau et ses collaborateurs – en particulier Yannick Dupraz, Élise Huillery et Sandrine Mesplé-Somps – dans les archives encore dispersées du colonialisme français. Le résultat est largement supérieur, par l’ampleur et la précision, aux efforts qui avaient été menés avant le déclin de l’histoire quantitative dans les années 1990. Il faut aussi saluer la démarche résolument scientifique du livre, sur un sujet qui se prête aujourd’hui facilement aux déclamations politiques ou sentimentales. Seuls les défenseurs les plus acharnés du colonialisme français l’accuseront de faire œuvre de repentance, tandis que la méthodologie est beaucoup moins fantaisiste que celle – à base de calculs contrefactuels reposant sur des hypothèses peu crédibles – des journalistes du New York Times dans leur enquête sur les répercussions de la dette imposée en 1825 par la France à Haïti en échange de la reconnaissance de son indépendanceFootnote 5.
Comment situer cet empire français bon marché parmi les empires coloniaux, en particulier dans sa comparaison avec l’empire britannique, de loin le plus étendu et le plus peuplé des empires européens ? Les avocats de l’expansionnisme colonial citaient volontiers ce dernier comme modèle. Ainsi Jules Ferry, dans son discours tristement célèbre affirmant que « les races supérieures […] ont le devoir de civiliser les races inférieures », invoquait-il à l’appui l’œuvre britannique en Asie du Sud : « Est-il possible de nier que, dans l’Inde, […] il y a aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavantFootnote 6 ? » Plus tard, les thuriféraires de la colonisation française, quand bien même reconnaissant la supériorité démographique et économique de l’empire britannique, se consolaient en soulignant le plus gros effort civilisateur mené par la France outre-mer, notamment en matière d’éducation. D. Cogneau exhume des traces de cette conviction jusque dans la Grammaire des civilisations de Fernand Braudel, selon lequel « la colonisation française [était] l’une des moins reprochables » en termes d’accès à l’enseignement, grâce à quoi « l’Afrique française [était] culturellement plus forte [que l’Afrique anglaise] »Footnote 7. De la même manière, des économistes et des juristes anglophones, au cours des dernières décennies, ont suggéré que l’héritage institutionnel de la colonisation britannique, en favorisant l’adoption des mécanismes pragmatiques liés au système de la Common Law, aurait fourni une meilleure base juridique au développement économique que l’héritage des colonisations par des pays de droit civil comme la FranceFootnote 8.
Tout au long de son livre, et en particulier dans le chapitre 8, « La différence française ? », qui s’appuie sur de nombreuses études de cas, D. Cogneau s’attache à démanteler ces discours exceptionnalistes. Dans la lignée d’une historiographie qui, depuis une trentaine d’années, a mis en évidence les ressemblances entre les colonialismes européens – ceux-ci s’observant les uns les autres et partageant la conviction des différences raciales –, D. Cogneau montre que, sur le plan économique aussi, les variations entre colonialismes européens étaient « d’ordre secondaire ». Seul le colonialisme japonais semble avoir enclenché un véritable processus de développement par l’industrialisation, en Corée et à Taïwan. Surtout, beaucoup des différences observées – recours plus fréquent à l’administration directe, réseau urbain déséquilibré par la prépondérance d’une ville majeure – s’expliquent mieux par des facteurs antérieurs à la colonisation tels que la densité de population nettement plus faible des territoires colonisés par les Français. Sans doute était-ce aussi la cause du recours plus systématique au travail forcé dans les colonies françaises, sous l’euphémisme de « prestations », qui aurait également mérité un traitement comparatif.
Au vu des données présentées, la conclusion de D. Cogneau selon laquelle le colonialisme français était fondamentalement comme les autres, et notamment comme le colonialisme britannique, apparaît presque généreuse. L’argument convoqué pour la défense du droit civil français qui aurait été plus favorable aux femmes mariées que la Common Law – ne s’appuyant par ailleurs que sur une étude de cas – peine à convaincre. Dans le monde occidental du moins, la Common Law n’a pas longtemps empêché les Anglaises et les Américaines de jouir d’un statut civil et politique bien supérieur à celui des Françaises. D. Cogneau note par ailleurs que le système colonial français favorisait l’émergence de castes de fonctionnaires, européens et autochtones, et surtout que ses résultats pour la scolarisation des populations colonisées furent parmi les pires des colonialismes européens, notamment en raison de l’hostilité de l’administration laïque aux missions chrétiennes. Et même s’il n’était qu’un peu moins civilisateur que les autres colonialismes, la discordance plus élevée avec la prétention civilisatrice mérite d’être soulignée. N’en déplaise à F. Braudel, et en particulier pour l’enseignement, le colonialisme français n’était pas le moins « reprochable ». Il fut l’un des plus hypocrites.
La préférence de D. Cogneau pour le rapprochement entre colonies françaises et britanniques aide à cerner l’effet des deux impérialismes sur le terrain. L’auteur glisse cependant un peu vite sur la comparaison entre les deux empires considérés dans leur ensemble, se contentant de souligner les tendances parallèles de l’évolution du poids des colonies dans le commerce et les investissements extérieurs des deux paysFootnote 9. Ce que l’on aurait véritablement besoin de connaître, pour juger si et dans quelle mesure l’empire français était bon marché, c’est le coût net de son empire pour la Grande-Bretagne. Encore faudrait-il pondérer le résultat en fonction des tailles très différentes des deux empires : vers 1910, l’empire britannique comptait environ 15 millions de colons européens et 400 millions de sujets, l’empire français moins d’un million de colons et 50 millions de sujets. Ces chiffres rappellent d’ailleurs bien la différence d’envergure des deux empires, au-delà de leurs évolutions parallèles : pour les importations et les exportations de marchandises comme pour les exportations de capitaux, la part des colonies était quatre à cinq fois plus élevée pour la Grande-Bretagne que pour la France à la veille de la Première Guerre mondiale. Comme le souligne l’historiographie récente, cette différence tenait d’abord à l’importance économique des colonies de peuplement – Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Afrique du Sud – qui, à elles seules, représentaient la moitié du commerce impérial et accueillaient les deux tiers des investissements métropolitainsFootnote 10. Il y a là une différence profonde sur la nature et l’importance économique des deux empires.
Espérons que la méthodologie rigoureuse mise en place ici fera des émules outre-Manche, pour rendre possible une véritable comparaison des coûts budgétaires, au moins dans les colonies autres que celles de peuplement. Je soupçonne pour ma part qu’en raison des règles rendant difficiles les subventions civiles de Londres aux colonies et compte tenu de la taille de l’empire britannique, celui-ci était meilleur marché que l’empire françaisFootnote 11. Comme le dit D. Cogneau, la controverse déjà ancienne sur les coûts et les bénéfices de l’empire pour la Grande-Bretagne a été « peu conclusiveFootnote 12 », encourageant historiens et historiennes économiques du colonialisme britannique à se pencher sur d’autres questions, notamment la capacité des colonisés eux-mêmes à façonner la vie économique et les institutions colonialesFootnote 13. Si la controverse s’est éteinte, c’est qu’elle avait débouché sur la prise de conscience qu’il était très difficile de ventiler le bénéfice de certains coûts entre la métropole et ses colonies, en particulier les dépenses consacrées au maintien de la suprématie de la Royal Navy sur les mers. Les colonies, qui ne défrayaient qu’une part infime de ces dépenses, profitaient-elles de la métropole ? Ou bien était-il normal que la Grande-Bretagne, qui dépendait des importations pour la majorité de ses approvisionnements alimentaires, finance ces dépenses, puisqu’elle en était la principale bénéficiaire en termes de sécuritéFootnote 14 ?
Bien que les dépenses navales de la France fussent moindres que celles de la Grande-Bretagne, on peut se demander dans quelle mesure les calculs de D. Cogneau prennent cet élément en considération tout comme d’autres dépenses à l’échelle de l’empire français qu’il est difficile d’attribuer à tel ou tel territoire. Pour se cantonner à la question du coût de la sécurité collective impériale, il faut garder en tête que les dépenses militaires de la France représentaient environ 4,5 % du revenu national à l’âge classique de l’impérialisme (1870-1914), soit moitié plus que l’Allemagne ou que la Grande-Bretagne – sans même prendre en compte le prélèvement en nature de la conscription, alors inexistante outre-Manche. Une grande partie de ces dépenses visait à maintenir le rang de l’armée de terre face à une Allemagne plus peuplée et plus riche, mais les dépenses navales en représentaient un cinquième et égalaient celles de l’Allemagne, lancée dans une course sur ce terrain avec la Grande-Bretagne. Prises dans leur ensemble, les ambitions géopolitiques françaises, dont l’expansion impériale faisait partie, étaient-elles bon marché ? Était-il raisonnable, même au coût mesuré par D. Cogneau de 0,5 % du revenu national annuel – soit environ 5 % des dépenses publiques à une époque où celles-ci étaient bien moindres qu’aujourd’hui –, d’acquérir et de gouverner un empire colonial tout en tâchant de rester une puissance de premier plan sur le continent européen ?
Sur ce point on peut adapter au contexte français la réponse d’Avner Offer à ceux qui voyaient dans l’empire britannique « un gaspillage d’argent » : par leur contribution économique et humaine à l’effort de guerre, durant la Première puis la Seconde Guerre mondiale, les colonies britanniques ont amplement remboursé cette subvention hypothétiqueFootnote 15. Dans le cas français, les troupes coloniales n’ont représenté que 10 % des effectifs engagés en 1914-1918, mais on peut estimer que ces 10 % ont été décisifs dans une lutte très serrée. Et peut-on imaginer la France réussissant à passer pour une puissance victorieuse en 1945 sans la contribution largement majoritaire des soldats d’origine coloniale à la reconstitution d’une armée française au service des Alliés en 1944 ? Sous ce jour, l’empire colonial français n’apparaît plus seulement comme bon marché, mais comme une excellente affaire pour la métropole.
Comme le montre bien D. Cogneau, ce n’est d’ailleurs qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la France a consenti des transferts financiers conséquents vers ses colonies, de l’ordre de 2,5 % de son revenu national entre 1946 et 1962. Ces dépenses ont financé une première véritable aide au développement des territoires coloniaux, mais aussi les guerres très coûteuses d’Indochine et d’Algérie. De tels transferts ont parfois été interprétés comme ayant précipité la décolonisation, en lassant le contribuable métropolitain, mais on peut aussi y voir la valeur que la métropole finit par reconnaître à ses possessions outre-merFootnote 16. À ce sujet, on peut regretter que D. Cogneau n’ait pas adopté une approche plus comparative de la décolonisation française, quand l’historiographie récente a remis en cause le contraste classique entre une décolonisation britannique éclairée et non-violente, et une décolonisation française opérée à contrecœur. Les Britanniques ont aussi commis des atrocités, notamment en Asie du Sud-Est et au KenyaFootnote 17. La proportion atteinte par l’empire dans les dépenses publiques françaises – près de 20 % au pire des guerres d’Indochine et d’Algérie – suggère toutefois une différence d’intensité entre les réticences britanniques et françaises à accepter la décolonisation.
De même, dans son étude des rapports de la France avec ses ex-colonies d’Afrique subsaharienne, D. Cogneau, tout en offrant une analyse nuancée des mécanismes par lesquels la France a su maintenir une influence particulière, avec par exemple le franc CFA, insiste sur le déclin irrésistible de la domination néocoloniale française et sur la convergence finale avec le modèle britannique de relations distantes avec l’ancienne métropole. Selon lui, bien que la Françafrique ne veuille pas mourir, elle n’en est pas moins agonisanteFootnote 18. Les belles séries de chiffres offertes par D. Cogneau, sur les rapports commerciaux et financiers des ex-colonies africaines avec leur ancienne métropole, suggèrent pourtant que les différences entre ex-empires n’étaient pas d’ordre secondaire. Ainsi, en 1960, l’ancienne métropole représentait plus de 60 % du commerce extérieur des ex-colonies françaises, contre 30 % de celui des ex-colonies britanniques en Afrique. Dans les années 1970 la part de l’ancienne métropole dans l’aide au développement se maintenait à 50 % pour les ex-colonies françaises, alors qu’elle était tombée à 10 % pour les ex-colonies britanniques. La France avait noué une relation économique beaucoup plus étroite avec ses colonies que la Grande-Bretagne, et qui s’est maintenue plus longtemps.
Ces liens n’ont d’ailleurs pas entièrement disparu : dans les années 2010, les ex-colonies françaises restaient trois fois plus enclines à commercer avec l’ancienne métropole que les ex-colonies britanniques. D. Cogneau a exclu de son champ de recherche les « veilles colonies » acquises avant 1800 et le Pacifique. Pourtant, la conservation des Départements et Territoires d’Outre-Mer offre également un contraste saisissant avec la liquidation des Overseas Territories britanniques. En 2023, la population des confettis d’empire français, de 2,8 millions d’habitants, est dix fois plus élevée que son équivalent britannique, qui comprend cependant plusieurs paradis fiscaux non négligeables. Ce renversement des proportions entre les deux empires renforce le sentiment d’un rapport différent au legs colonial, y compris dans sa dimension économique.
En somme, Un empire bon marché apporte une réponse que l’on espère définitive aux tenants de la lamentation sur les sacrifices consentis par la France en faveur de ses sujets coloniaux. Son empire colonial a peu coûté à la métropole, qui en a retiré toutes sortes d’avantages. En plus de clore un débat, les nombreuses données quantitatives ouvrent de nouvelles pistes de recherche. On regrettera seulement les réticences de l’auteur à souligner et expliquer les singularités de l’économie impériale française. Une histoire quantitative intelligente et sensible, comme la pratique D. Cogneau, peut se permettre de nuancer les généralisations de l’histoire culturelle. L’empire français fut sans doute un peu plus prédateur que les autres, ou en tout cas porté à une exploitation un peu plus intensive de ses colonies, en même temps qu’il contribuait un peu moins à leur développement économique.