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L’économie de l’empire colonial français et son modèle

Published online by Cambridge University Press:  18 October 2024

Jean-Yves Grenier*
Affiliation:
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Abstract

Type
Forum autour du livre de Denis Cogneau, Un empire bon marché
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© Éditions de l’EHESS

L’ouvrage de Denis Cogneau invite à une profonde relecture de l’histoire du second empire colonial français (de la conquête de l’Algérie en 1830 jusqu’aux accords d’Évian de 1962, et même au-delà) en privilégiant un point de vue économique prolongé par ses nombreuses implications politiques et sociales. Il propose un vaste panorama de cet empire, mettant en évidence son extrême diversité géographique – du Sénégal à la Cochinchine en passant par l’Algérie – et portant une attention particulière aux effets que le colonialisme a eu sur les populations des pays colonisés, dans la mesure où la documentation autorise cette tentative d’une « histoire à parts égales ». Les aspects économiques abordés concernent aussi bien la mesure quantitative de l’économie coloniale que l’économie politique de la colonisation. Ce livre témoigne ainsi d’un intérêt renouvelé pour le fait colonial, tant chez les économistes que chez les historiens et historiennes – un intérêt que ce forum des Annales propose de relayer à travers les lectures de trois chercheurs : Frederick Cooper, spécialiste des colonisations et des décolonisations de l’Afrique ; Christelle Dumas, économiste du développement ; et David Todd, historien des empires coloniaux français et britanniques. Il s’appuie notamment sur l’effort statistique considérable entrepris ces dernières années dans les études coloniales, effort auquel l’auteur a largement contribué.

« L’un des aspects les plus frappants du colonialisme français des xix e et xx e siècles est son faible coût pour la métropoleFootnote 1 . » L’empire colonial, malgré une superficie immense, vingt fois supérieure à celle de la France, n’a pas coûté cher à la métropole, à l’instar, probablement, de l’empire britannique. Cette forte démonstration de D. Cogneau va à l’encontre d’une bonne partie de l’historiographie qui estimait que les colonies avaient constitué un poids élevé pour les finances (publiques comme privées) de la métropole et que les élites auraient ainsi accueilli l’indépendance avec un certain soulagementFootnote 2 . Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les dépenses pour l’empire ont toujours été sensiblement inférieures à 1 % du revenu national. Par ailleurs, les dépenses militaires constituent plus de 80 % du budget de l’empire, ce qui réduit les dépenses civiles à la part congrue. Les choses ne changent qu’après 1945. La métropole doit alors, dans le même temps, faire face à deux guerres coloniales coûteuses et à des dépenses civiles destinées à améliorer le niveau de vie et d’éducation des populations, avec pour conséquence un coût plus élevé de l’empire qui monte alors à 3 % du revenu national. Sur l’ensemble de la période, l’empire a donc coûté en moyenne annuelle à peine plus de 1 % du PIB français. L’Algérie est de loin la colonie la plus chère, la moitié des dépenses s’expliquant par l’existence d’une population nombreuse issue de la métropole et d’une présence militaire imporante. Au total, le solde des flux de capitaux entre la France et l’empire a été proche de zéro entre 1900 et 1962, voire positif au bénéfice de la métropole. Devant ces constats, il est difficile de considérer que les montants dépensés par la métropole pour les colonies ont constitué pour ces dernières une aide au développement conséquente.

Dans l’ensemble, les colonies ont financé leurs dépenses civiles avec leurs propres recettes fiscales, la métropole se limitant à payer les dépenses militaires. Le fonctionnement des États coloniaux a été assuré pour l’essentiel par des impôts prélevés localement, soit sur les autochtones, soit sur les colons européens. Soulignons l’importance économique de la présence militaire, mais aussi policière, qui confère à la puissance coloniale une capacité de coercition indispensable à la fois pour surveiller les populations et pour garantir le prélèvement fiscal. D. Cogneau souligne que ce pouvoir coercitif explique la capacité des États de l’empire à extraire une ressource fiscale substantielle. Dès les débuts de la colonisation, les États coloniaux accroissent sensiblement la pression fiscale par rapport à ce qu’elle était dans les structures politiques précédentes. Celle-ci est élevée, y compris en comparaison avec des pays indépendants au même niveau de revenu. Pour l’ensemble des colons en revanche, et en particulier pour les plus riches, la fiscalité – notamment la fiscalité directe – se révèle peu pesante, moins en tout cas qu’en métropole.

Les limites propres à l’action de l’État colonial ne tenaient donc pas dans sa capacité à prélever l’impôt, mais « dans la nature coloniale de son fonctionnement interneFootnote 3  ». Les coûts de fonctionnement étaient en effet très élevés du fait des salaires importants des fonctionnaires français, qu’ils soient expatriés ou recrutés localementFootnote 4 . Plus généralement, les dépenses publiques étaient dirigées en priorité vers les besoins et les intérêts des entreprises et des colons français. Aussi l’État colonial a-t-il privilégié des investissements coûteux dans les chemins de fer et les installations portuaires afin d’améliorer la desserte des mines et des plantations ainsi que la mise en place de services publics (santé, éducation, électricité, etc.) aux standards métropolitains destinés aux colons urbanisés. Si les colonies d’Afrique du Nord étaient les plus électrifiées, cette modernité se cantonnait aux villes habitées par des colons. « En définitive, quels qu’ils soient, les colonisateurs européens n’ont été ni généreux ni performants en termes de développement économique et socialFootnote 5 . »

Ce que l’ouvrage met bien en évidence, c’est que « la colonisation fut d’abord l’affaire de l’État et des colons moyens plus que celle du grand capital industriel et financierFootnote 6  ». Ce dernier a toujours eu des perspectives internationales plus larges et, au sein de l’économie française, les investissements dans les colonies n’ont tenu qu’une place secondaire, hormis pendant les périodes de crise. Mis à part l’Indochine avec les plantations de caoutchouc et, dans une moindre mesure, le Maroc, l’économie coloniale a surtout été l’affaire d’un « capital moyen »Footnote 7 . La structure sociale de la population européenne s’avère sensiblement différente s’il s’agit d’une colonie de peuplement ou non. Dans les colonies d’Asie et la plupart de celles d’Afrique subsaharienne, elle est dominée par les fonctionnaires (40 % des employés sont fonctionnaires en Indochine en 1937, et un tiers au Cameroun en 1938), les professions libérales et les commerçants. Il en va tout autrement en Afrique du Nord, où la population des colons ressemble à la population française métropolitaine. Selon le recensement de 1948 en Algérie, les 30 000 non-Musulmans économiquement actifs sont classés comme ouvriers, employés ou cadres inférieurs. Les ressorts explicatifs de la « journée des tomates », le 6 février 1956, quand la partie populaire des colons d’Alger manifeste contre la visite du président du Conseil socialiste Guy Mollet, tiennent dans ces chiffres.

D. Cogneau peut dès lors expliciter le modèle économique (mais aussi politique) de la colonisation : une fois les infrastructures essentielles (chemins de fer, ports) construites, les populations locales sont mises au travail pour exploiter les ressources naturelles exportables. La commercialisation de ces dernières – du riz indochinois à l’arachide du Sénégal, en passant par le café de Madagascar – est contrôlée par des compagnies européennes, secondées localement par des minorités chinoises, indiennes, libanaises ou grecques. Ces matières premières étant peu transformées, hormis, dans une certaine mesure, pour le vin d’Algérie, elles ne favorisent aucunement l’industrialisation des espaces coloniaux. D’un point de vue politique, cette stratégie visait également l’enrichissement des populations locales afin d’en faire des membres reconnaissants, quoique de seconde zone, de l’empire français. Ce fut clairement un échec, et le fossé entre les revenus des Européens et ceux des colonisés ne fut pas comblé, sauf peut-être de façon marginale pour les catégories autochtones les plus favorisées car les plus liées aux enclaves européennes. Quelques-uns, pour l’essentiel des gros commerçants ou des propriétaires fonciers, parvinrent à se hisser au niveau des Européens les plus riches. Pour le reste, la grande majorité de la population, la pauvreté dominait. D. Cogneau rappelle les jugements sévères portés à propos de l’Algérie aussi bien par Germaine Tillion en 1957 que par Pierre Bourdieu peu après, lesquels soulignaient la marginalisation d’une partie de la population dont le mode de vie fut profondément déstructuré par l’économie de marché coloniale. Il faut également souligner la place relativement importante tenue par le travail forcé qui s’est paradoxalement d’autant plus étendu que, pour les populations les plus précaires, l’un des bénéfices importants de la période coloniale résidait dans la disparition (ou au moins le fort recul) de l’esclavage subi par une proportion élevée (peut-être un tiers, voire plus) de la population africaine avant la colonisation, en particulier en Afrique subsaharienne. Or dans de nombreuses régions, comme celles les moins densément peuplées, par exemple l’Afrique-Équatoriale française, où l’attrait du salaire ne suffisait pas à mobiliser une main-d’œuvre désormais libre, les autorités n’hésitèrent pas à recourir au travail forcé. C’est ce qu’avait dénoncé en son temps André Gide lors d’un voyage au Congo à propos de la construction du chemin de fer Congo-Océan, laquelle conduisit à la mort de milliers d’ouvriersFootnote 8 . À la suite des critiques de l’Organisation internationale du travail, le Front populaire s’efforça de mettre fin au travail forcé, finalement (et tardivement) aboli en 1946 à l’initiative de Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire.

Existe-t-il une spécificité dans la colonisation française, en particulier par rapport à l’empire britannique ? D. Cogneau aborde cette question classique en constatant que si des « différences de style existent », « elles n’ont en général que des conséquences de second ordre »Footnote 9 . D’abord, rappelle-t-il, la différence entre administrations française et britannique, entre gouvernements direct et indirect (direct rule et indirect rule), ne doit pas être exagérée car les considérations pragmatiques dans la gestion d’espaces aussi considérables ont souvent supplanté les arguments de doctrine. Certaines différences de style ont cependant pu exercer des effets non négligeables. C’est le cas par exemple pour l’éducation en Afrique, secteur dans lequel les Britanniques dépensèrent plus que les Français. Les colonies britanniques en Afrique de l’Ouest furent dotées d’un plus grand nombre d’établissements secondaires et d’universités, et les Britanniques (de même que les Belges) laissèrent beaucoup plus souvent le champ libre aux écoles chrétiennes qui enseignaient dans les principales langues locales – politique dont ne s’inspira le colonisateur français qu’après la Seconde Guerre mondialeFootnote 10 . Il n’en reste pas moins que, pour l’auteur, au-delà même des cas français et britanniques, « il n’est pas possible d’associer de manière déterministe un colonisateur européen particulier à un succès ou à un échec économique flagrant, indépendamment de la géographie, des ressources naturelles, et des aléas historiques post-coloniauxFootnote 11  ».

Il existe cependant bien une singularité française qui tient en ce que le projet impérial, d’un point de vue politique mais aussi économique, souligne avec force D. Cogneau, contenait une contradiction essentielle : faire des colonisés des Français, en particulier les élites locales, sans leur octroyer les mêmes droits ni mobiliser les moyens humains et financiers nécessaires. La doctrine coloniale a été lente à remettre en cause son projet d’assimilation des élites locales ainsi qu’à modérer sa volonté de réforme des sociétés locales par l’implantation d’institutions importées de la métropole. Certes, les gouvernements de la IVe République décidèrent, après la Seconde Guerre mondiale et afin d’éviter des conflits qui s’annonçaient, de rompre avec le principe de l’autofinancement des colonies, consentant à financer leur développement avec une aide de la métropole, et même à concéder certains droits politiques et sociaux. Toutefois, ils furent tout à fait incapables d’envisager « un plan de dévolution graduelle et pacifique du pouvoir qui aboutirait à des indépendances négociées, dans le cadre d’un Commonwealth à la françaiseFootnote 12  ».

Footnotes

*

À propos de Denis Cogneau, Un empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française, xixe-xxie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2023 (à paraître chez le même éditeur dans la collection « Points Histoire » en 2024, ainsi qu’en langue anglaise, Denis Cogneau, Empire on the Cheap: History and Political Economy of French Colonization, 19th-21st Centuries, trad. par D. Broder, Cambridge, Polity Press, 2025).

References

1. Denis Cogneau, Un empire bon marché. Histoire et économie politique de la colonisation française, xix e - xxi e  siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2023, p. 32.

2. C’est la thèse défendue par Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984.

3. D. Cogneau, Un empire bon marché, op. cit., p. 258.

4. Ces traitements élevés de la fonction publique constituent un héritage qui pesa sur les finances publiques des colonies devenues indépendantes. D. Cogneau rappelle que l’économiste égyptien Samir Amin et l’agronome français René Dumont ont dénoncé le niveau des salaires versés aux fonctionnaires africains en remplacement des Français (D. Cogneau, Un empire bon marché, op. cit., p. 266).

5. Ibid., p. 39.

6. Ibid., p. 113.

7. Ibid.

8. André Gide, Voyage au Congo. Carnets de route, Paris, Gallimard, 1927. Sur la construction du Congo-Océan, voir Gilles Sautter, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahiers d’études africaines, 26, 1967, p. 219-299.

9. D. Cogneau, Un empire bon marché, op. cit., p. 322.

10. Voir Denis Cogneau et Alexander Moradi, « Borders that Divide: Education and Religion in Ghana and Togo Since Colonial Times », The Journal of Economic History, 74-3, 2014, p. 694-729.

11. D. Cogneau, Un empire bon marché, op. cit., p. 343.

12. Ibid., p. 366.