Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Le fait patrimonial touche à trois questions : celle de la destinée générale des oeuvres et des objets matériels, celle de la représentation d'une collectivité, celle enfin de l'herméneutique ou de l'interprétation du passé. Ainsi son histoire doit-elle réunir des traditions disciplinaires fort diverses, afin d'éclairer la genèse des politiques de sauvegarde, les vicissitudes des stéréotypes identitaires, l'enjeu des réflexions sur l'authenticité.
Or la spécificité de la voie française du patrimoine a longtemps entraîné une confusion préjudicielle entre son analyse et le jugement porté sur la Révolution tout entière.
1. A propos de Pommier, Edouard, L'art de la liberté. Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1991, 505 Google Scholar p., et de Françoise Choay, L'allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, 277 p., ainsi que de Marc Guillaume, La politique du patrimoine, Paris, Galilée, 1980, 236 p. ; Henri-Pierre Jeudy, Mémoires du social, Paris, Puf, 1986, 171 p. ; Jean- Michel Leniaud, L'utopie française. Essai sur le patrimoine, Paris, Mengès, 1992, 182 p. ; Jean- Louis DÉOtte, Le musée, l'origine de l'esthétique, Paris, L'Harmattan, 1993, 443 p. Les numéros de pages citées seront indiqués entre parenthèses dans le corps du texte, sans toujours faire l'objet d'une note.
2. L'exposé développe ainsi les quelques chapitres que F. Benoît avait naguère consacrés au sujet dans sa synthèse sur L'art français sous la Révolution et l'Empire, les doctrines, les idées, les genres, Paris, 1897 et recoupe largement le propos du recueil dirigé par Régis Michel, Aux armes et aux arts ! Les arts de la Révolution, 1789-1799, Paris, Adam Biro, 1989, comme celui de diverses thèses récentes (A. Becq, Genèse de l'esthétique française moderne. De la raison classique à l'imagination créatrice, 1680-1814, 1984 ; D. Poulot, Le passé en Révolution. Essai sur les origines intellectuelles du patrimoine, 1774-1830, 1989).
3. Ainsi à propos de la réutilisation des monuments du despotisme dans une statue du peuple : « On était, cette fois, bien au-delà de l'action d'” effacer “ qui apparaît comme un réflexe presque innocent en comparaison de cette manipulation que représente la libération, à titre posthume, des ancêtres des Français de l'an II, par la destruction des images des rois qui les avaient dominés, désormais condamnées à se transmuer, par une alchimie d'essence rituelle, en l'image du peuple justicier et triomphant dont la massue les avait renversées » (p. 177).
4. Cette remarque ne vaut pas condamnation, évidemment, de l'idée d'une esthétique révolutionnaire, de même qu'il y a une fête révolutionnaire. Elle porte sur des commentaires tels que celui-ci, à propos des Considérations sur les arts du dessin publiées par Quatremère au début de 1791 : « Comme il l'écrit avec fermeté : “ le droit d'enseigner ne peut consister que dans le savoir, mais ce savoir n'est pas comme le pouvoir, une émanation de ceux qui nomment ”. Il fallait beaucoup de lucidité, et même un certain courage, pour énoncer ces évidences en 1791 » (p. 73). En fait, cette affirmation est, à cette date, largement partagée, pour ne pas dire universelle ; elle est au centre des propositions pour un nouveau corps enseignant (cf. par exemple D. Julia, Les trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, 1981, pp. 125-139). L'étude de référence demeure la thèse de R. Schneider, Quatremère de Quincy et son intervention dans les arts (1788-1830), Paris, 1910, qui démontre la nécessité d'une attention extrême à la date des différents textes et à leur contexte politique et culturel.
5. Edouard Pommier, Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l'art de l'Italie (introduction et notes pp. 7-83) Paris, Macula, 1989. Les Lettres, oeuvre de circonstance et écrit de combat, sont à compléter par une réflexion davantage philosophique, Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art, Paris, 1815, réédité dans le « Corpus des oeuvres de philosophie en langue française » par Jean-Louis DÉOtte, sous la direction de Michel Serres, Paris, Fayard, 1989.
6. On attend sur ce point la publication en français de l'ouvrage de Francis Haskei.L, History and its Images. Art and the Interprétation of the Past, Londres, 1993.
7. Sur la place de son livre (Les anciennes sépultures nationales) dans l'histoire de la recherche préhistorique et archéologique, voir par exemple le bilan équilibré de Alessandro Guidi, Storia délia paleontologia, Rome-Bari, Laterza, 1988, p. 34. En revanche, son Histoire de la vie quotidienne des Français, depuis l'origine de la nation jusqu'à nos jours (1782) (et non, comme on l'indique ici, l'Histoire de la vie privée des Français), fait figure de véritable précurseur d'une histoire anthropologique à la manière des Annales : voir la présentation de cet ouvrage par André BurguiÈRE dans Le Débat, 8, 1981, pp. 139-160.
8. Ces dernières sont liées à « deux phénomènes indépendants, la prise de conscience de la valeur emblématique qui s'attache à l'art d'Ancien Régime et qui ressort avec d'autant plus de force que l'environnement a radicalement changé, et la nationalisation des biens de l'Église qui remet en cause la destination traditionnelle des oeuvres d'art » (p. 10).
9. La spécificité académique française de la fin du xviiie siècle apparaît ainsi à Norman Bryson celle d'un projet où « ail the styles are équivalent, because pédagogie concerns take precedence over stylistic ones » (Word and Images. French Painting of the Ancien Régime, Cambridge- New York, 1981, p. 215 ; voir aussi sa réflexion de méthode en collaboration avec Mieke Bal, « Semiotics and Art History », Art Bulletin, vol. Lxxiii, 2, 1991, pp. 174-208).
10. Voir la démonstration de Philippe Junod dans sa thèse, Transparence et opacité, Lausanne, 1976. Ainsi que le catalogue procuré par Régis Michel, Le Beau idéal ou l'art du concept, 94e exposition du Cabinet des dessins, Musée du Louvre, Paris, 1989, p. 57 notamment.
11. Deseine, dans un pamphlet intitulé Opinion sur les musées (an XI), les dénonçait en ces termes : « sans le vandalisme, qui sera dans tous les temps la honte des révolutionnaires, eût-on jamais osé proposer au Gouvernement de […] former des musées […] ? » Le raisonnement deviendra vite lieu commun du réquisitoire réactionnaire contre une conservation pervertie : « les révolutionnaires conservaient, écrit Edgar Boutaric, quelques monuments du passé pour les livrer à la risée et à l'opprobre. […] J'ai dit qu'on respectait les oeuvres d'art ; entendonsnous : on ne les admettait que dépouillées de leur signification, on les désappropriait pour en faire un objet de bric-à-brac » (” Le vandalisme révolutionnaire. Les Archives pendant la Révolution française », Revue des Questions historiques, 1er octobre 1879, pp. 325-396).
12. Considérations morales sur la destination des ouvrages de l'art, Paris, 1815, rééd. 1989, op. cit. respectivement pp. 55, 27 et 13. Dans cette logique, il faut redouter pour les arts des soins pires que la négligence, et au premier chef leur entrée au musée : dérive fatale qui les ôte à leur vraie destination pour en faire des objets de luxe et de curiosité. Pour une reprise actuelle et proprement philosophique de l'ensemble de cette thématique, voir Jean-Louis Déotte, Le musée, l'origine de l'esthétique, Paris, 1993, pp. 83-93.
13. Idzerda, S. J., « Iconoclasm during the French Révolution », American Historical Review, vol. LX, 1954, pp. 13–26 CrossRefGoogle Scholar.
14. Pour une autre formulation, voir son article « Discours iconoclaste, discours culturel, discours national », pp. 299-316, et l'intervention critique de S. Bernard-Griffiths, p. 365 dans Révolution française et « vandalisme révolutionnaire », Actes du colloque international de Clermont- Ferrand, 15-17 décembre 1988, recueillis et présentés par S. Bernard-Griffiths, M. C. Chemin et J. Ehrard, Paris, 1992.
15. Voir l'article de A. D. Potts pour une telle réflexion : « Political Attitudes and the Rise of Historicism in Art Theory », Art History, I, 1978, 2, pp. 191-213.
16. Mona Ozouf, article « Révolution » dans Furet, F. et Ozouf, M. (Sous la direction de), Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 858 Google Scholar.
17. Regrets quelque peu anachroniques, auxquels fait écho Françoise Choay à propos de Lenoir : « Ne s'improvise pas conservateur de collection publique qui veut, notamment en matière de sculpture et de morceaux d'architecture » (p. 82).
18. Koselleck, R., Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. frse Paris, Éditions de l'EHESS, 1990 Google Scholar.
19. Baczko, B., « Le complot vandale », Le Temps de la réflexion, IV, 1983, pp. 195–242 Google Scholar.
20. Gadamer, H. G., Wahrheit und Méthode, Tubingen, J. C. B. Mohr, 1965 ; trad. frse. Vérité et méthode Paris, Seuil, p. 279 Google Scholar.
21. Selon la formulation de George Steiner, After Babel. Aspects of Language and Translation, Oxford University Press 1975, trad. frse, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978, p. 39.
22. Françoise Choay, L'allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 1992, 277 p., ici p. 12.
23. Ainsi au Service des études et de la recherche, puis Département des études et de la prospective du ministère de la Culture, autour dAugustin Girard.
24. On résume ici un propos développé dans « Patrimoine et Histoire », Les Papiers, 9, 1992, «Patrimoines en débat. Construction de mémoire et valorisation du symbolique», pp. 36-66.
25. On peut renvoyer pour cela aux panoramas très complets procurés par la thèse de Jukka Ilmari Jokillihto, A History of architectural conservation. The contribution of English, French, German and Italian thought towards an international approach to the conservation of cultural property, University of York, septembre 1986, et, pour le temps présent, à l'enquête du CNR coordonnée par Luigi Bobbio, Le politiche dei béni culturali in Europa, Bologne, Il Mulino, 1992.
26. On peut néanmoins s'étonner de l'absence de référence à la synthèse fondamentale de Roberto Weiss, The Renaissance discovery of classical antiquity, Oxford 1969 et 1988 et aux analyses non moins capitales de Stuart Piggott ou Margaret Aston (” English Ruins and English History : The Dissolution and the Sensé of the Past », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, t. 36, 1973).
27. Le texte de Alois Riegl (1858-1905), Der moderne Denkmalkultus, Vienne, 1903, est disponible en deux traductions : Le culte moderne des monuments, trad. frse D. Wieczorek, Paris, Le Seuil, 1984, et Le culte moderne des monuments, trad. frse J. Boulet, Édition In Extenso, Ecole d'Architecture de Paris-Villemin, 1984. Sur l'auteur, outre les chapitres des manuels d'histoire de l'histoire de l'art, tels que Udo Kultermann, Geschichte der Kunstgeschichte, Der Weg einer Wissenschaft, Munich, Prestel (1966), 1990, pp. 153-156, voir Otto PÀCht, « Alois Riegl », The Burlington Magazine, 55, 1963, et Margaret Iversen, « Style as Structure : Alois Riegl's Historiography », Art History, 2, mars 1979.
28. Illustrée exemplairement, selon l'auteur, par trois monuments, tous parisiens et très récents, la pyramide du Louvre, l'Arche de la Défense et la future « grande bibliothèque ». On passe dans cette note sur les allusions directement polémiques de l'ouvrage (” La boutique de la BN vend des torchons », p. 245) ainsi que sur les « solutions » passablement étonnantes proposées en matière de défense des pratiques patrimoniales authentiques, telle la construction, à l'usage des touristes, de simulacres de la Piazza délia Signoria de Florence, de l'Alcazar de Séville, etc., hors les villes, et à la manière de Lascaux II.
29. Pour F. Choay, si « le lourd bilan des destructions révolutionnaires n'est plus à faire (référence à F. Despois, Le vandalisme révolutionnaire, 1848), en revanche l'œuvre de sauvegarde du patrimoine français accomplie par la Révolution demeure méconnue ». Il est clair à tout familier de cette historiographie que l'inverse est à peu près vrai : les deux aspects sont également représentés, des origines jusqu'à aujourd'hui, la polémique n'ayant jamais cesse à cet égard ; le bilan demeure plus que jamais à dresser, comme le démontrent les actes récemment publiés d'un colloque qui s'y voulait consacré ﹛Révolution française et « vandalisme révolutionnaire », Actes du colloque international de Clermont-Ferrand, 15-17 décembre 1988, recueillis et présentés par S. Bernard-Griffiths, M. C. Chemin et J. Ehrard, Paris, 1992) ; enfin Eugène Despois n'entendait pas brosser le tableau des destructions mais avait intitulé son livre de la sorte par antiphrase, pour mettre en évidence l'œuvre conservatrice de la Révolution. On s'étonnera également de voir citer les Rapports de Grégoire d'après Ashbourne, Grégoire and the French Révolution, Londres, 1910.
30. Cette consécration du monument historique, valable pour tous les pays après 1850, « malgré les décalages de leur industrialisation», se joue « à partir de deux textes symboliques et complémentaires, le Rapport de Guizot, et le pamphlet de Ruskin sur l'ouverture du Crystal Palace » (p. 98).
31. Au reste, l'auteur affirme que « l'entrée dans l'ère industrielle, la brutalité avec laquelle elle vient diviser l'histoire des sociétés et de leur environnement, sont l'une des origines du romantisme » (p. 104). Et de reprendre le diagnostic de Hugo : « s'il est vrai, comme nous le croyons, que l'architecture, seule entre tous les arts, n'ait plus d'avenir, employez vos millions à conserver, à entretenir, à éterniser les monuments nationaux et historiques » (p. 107).
32. Formules tirées du chapitre consacré par F. Choay, au sein du volume de VHistoire de la France urbaine dirigé par Maurice Agulhon, La ville de l'âge industriel, Paris, Seuil, 1983, aux « Pensées sur la ville, arts de la ville », pp. 159-272, ici pp. 194-195. Elle y développait les mêmes thèmes du rapport entre industrialisation et sens du patrimoine (pp. 160-162, 182) ou entre rationalisme et restauration (p. 183).
33. Voir la synthèse de Bernard Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-J840), Paris. Albin Michel, 1988, chapitre 2, « Images urbaines », pp. 52-81.
34. Je me permets de renvoyer à ma contribution « L'archéologie de la civilisation », dans les Actes du colloque François Guizot et la culture politique de son temps, préface de François Furet, Paris, Gallimard/Seuil, 1991, pp. 265-292.
35. Frédéric Rocker, Les origines de la conservation des monuments historiques en France, 1790-1830, Paris, 1913.
36. Sur tous ces points, voir l'avant-propos de Jacques Guillerme à M. Cantelli, L'illusion monumentale, Liège, Mardaga, 1991, pp. 7-13. Sur le même thème, un traitement très différent par B. M. Lane, « Changing Attitudes to Monumentality : An Interprétation of European Architecture and Urban Form 1880-1914 », dans I. Hammarstom et T. Hall, Growth and Transformation of the Modem City, Stockholm, 1979, pp. 101-114.
37. L'auteur se réfère à G. Bauer et J. M. Roux, La rurbanisation, Paris, Le Seuil, 1976.
38. On lira sur ce point le récent état de la question procuré par Villes en parallèle, n” 19, 1992: «Les périurbains de Paris», sous la direction de Francis Beauctre et Guy Burc.EL, avec une excellente bibliographie de Martine Berger, « La périurbanisation dans les pays développés d'économie libérale », pp. 167-181.
39. Pour une présentation de l'ensemble des recherches récentes voir Richard Rodger, « Urban History : Prospect and Retrospect », Urban History, vol. 19, 1, avril 1992, pp. 1-22.
40. Alors même que l'auteur a dirigé des thèses sur le sujet, telle celle de Gilles Jeannot, Du monument historique au patrimoine local, Histoire des sociétés savantes et associations de sauvegarde du patrimoine en France depuis 1945, Paris VIII, 1988. Les travaux d'Yvon Lamy ouvrent à cet égard des perspectives (et l'ensemble qu'il a dirigé dans Genèses n° 11, «La patrie-patrimoine », 1993).
41. Telle est la démonstration de James A. Schmiechen, «The Victorians, the Historians, and the Idea of Modernism », American Historical Review, vol. 93, 2, avril 1988, pp. 287-316.
42. Voir ainsi les réflexions classiques de Hannah Arendt, Between Past and Future, Londres, Faber and Faber, 1961.
43. J'emprunte à la démonstration de A. Chervel, « L'histoire des disciplines scolaires : réflexion sur un domaine de recherches », Histoire de l'Éducation, n“38, mai 1988, pp. 59-119.
44. A. Appadurai éd., The Social Life of Things. Commoditics in a Cultural Perspective, Cambridge, 1986.
45. Jean-Michel Chaumont, «Introduction. Critique, tradition, passé», Hermès, 10, 1991, « Espaces publics, traditions et communautés », pp. 120-121, et Jean-Marc Ferry, « Sur la responsabilité à l'égard du passé. L'éthique de la discussion comme éthique de la rédemption ».
46. Clifford, James, « Les autres-au-delà des paradigmes de “ préservation ” », Cahiers du Musée national d'art moderne, 28, 1989, pp. 71–76 Google Scholar.