Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Le dernier ouvrage du sociologue américain Jan Gross est un essai d’interprétation historique des violences antijuives qui ont sévi en Pologne de 1944 à 1947. La publication de ce livre en polonais en 2008 a suscité un important débat tant sur le fond que sur la forme, atteignant l’espace public et même judiciaire. L’article revient d’abord sur les principaux motifs développés par J. Gross – et en particulier sa thèse centrale : la peur des Polonais de devoir rendre des comptes de leur comportement durant la guerre serait le facteur essentiel pour comprendre les crimes commis contre les rescapés juifs. Il expose ensuite les enjeux méthodologiques du débat, portant sur le genre de l’ouvrage mais aussi sur son argumentation, opposant J. Gross aux tenants d’une interprétation mêlant facteurs sociologiques et conjoncturels. Il montre enfin que ces discussions touchent au cœur même de l’identité de la société polonaise, en analysant leurs dérives politico-judiciaires dans lesquelles la droite nationaliste accusa l’auteur d’outrage à la nation.
American sociologist Jan Gross's latest book is a historical interpretation of anti-Jewish violence that took place in Poland between 1944 and 1947. The Polish edition of the book, published in 2008, led to a heated public debate on its form and content, that even reached the judicial arena. This article focuses on the main issues elaborated in the book, and especially on its central thesis: Polish fear of having to justify themselves for their deeds during the war is key to understanding the crimes committed against Jewish survivors. Methodological issues of the debate are then discussed. They focus on J. Gross's writing of history as well as his argumentation. His explanations are challenged by interpre-tations blending sociological as well as circumstantial factors. The paper eventually argues that this debate tackles the core of Polish society's identity, analyzing the politico-judiciary developments of the controversy–when Poland's nationalistic right-wing accused J. Gross of offending the nation.
1- Gross, Jan T.,Fear: Anti-semitism in Poland after Auschwitz: An essay in historical interpre-tation, New York, Random House, 2006 Google Scholar.
2- Voir le compte rendu de ce livre dans Annales HSS, 60-6, 2005, p. 1456-1459.
3- Gross, Jan T., Strach. Antysemityzm w Polsce tuż po wojnie: historia moralnej zapaści, Cracovie, Wydawn. Znak, 2008, p. 317 Google Scholar. Sauf indication contraire, les citations del’ouvrage proviennent toutes de la version polonaise, puisque c’est essentiellementcelle-ci qui fut débattue dans le pays. Les traductions en français sont de moi.
4- Madajczyk, Czesław, Polityka III Rzeszy w okupowanej Polsce, Varsovie, PWN, 1970 Google Scholar.Cette histoire politique a été renouvelée ces dernières années par les publications deWłodimierz Borodziej, spécialiste de la résistance polonaise et de la politique nazie,dont l’ouvrage sur l’insurrection de Varsovie a été rédigé en allemand et traduit enanglais : Borodziej, Włodimierz, Der Warschauer Aufstand 1944, Francfort, Fischer, 2001 Google Scholar.
5- Sur la vie quotidienne dans Varsovie occupée, voir l’ouvrage pionnier de Szarota, Tomasz, Okupowanej Warszawy dzień powszedni, Varsovie, Czytelnik, 1973 Google Scholar.
6- Gross, Jan T., Polish society under German occupation: The Generalgouvernement, 1939-1944, Princeton, Princeton University Press, 1979 Google Scholar ; Id., Revolution from abroad: The Sovietconquest of Poland's western Ukraine and western Belorussia, Princeton, Princeton University Press, 1988.
7- Journal publié initialement en Pologne en 1958 et récemment traduit en anglais : Klukowski, Zygmunt, Diary from the years of occupation, 1939-44, Urbana, University ofIllinois Press, 1993 Google Scholar.
8- Sur les szmalcownicy ou maîtres chanteurs, voir le livre de Grabowski, Jan, « Je leconnais, c’est un Juif ! ». Varsovie 1939-1943, le chantage contre les Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 2008 Google Scholar. Voir également les publications du Centre de recherche sur la Shoah del’Institut de philosophie et de sociologie de l’Académie des sciences, notamment larevue annuelle Zagłada Żydów, où est originellement parue l’étude d’ SkibiŃska, Alina et Petelewicz, Jakub, « The participation of Poles in crimes against Jews in the Świętokrzyskie region », Yad Vashem Studies, 35, 2007, p. 5–48 Google Scholar. De ce même centre derecherche, voir l’étude collective sur le sort des Juifs dans la région de Varsovie, coécritpar trois chercheurs, respectivement psychologue, professeur de littérature et historien : Engelking, Barbara, Leociak, Jacek et Libionka, Dariusz, Prowincja Noc. Życie i zagładaŻydów w dystrykcie warszawskim, Varsovie, Wydawnictwo Instytutu Filozofii i Socjologii PAN, 2007 Google Scholar. Un autre ouvrage important sur les violences antijuives contemporaines etvoisines de celles commises à Jedwabne : Żbikowski, Andrzej, U genezy Jedwabnego. Żydzina Kresach Północno-Wschodnich II Rzeczypospolitej, wrzesień 1939-lipiec 1941, Varsovie, Institut d’histoire juive, 2006 Google Scholar.
9- Un aperçu de ces récents travaux vient d’être traduit en français dans le recueild’articles : Szurek, Jean-Charles et Wieviorka, Annette (dir.), Juifs et Polonais, 1939-2008, Paris, Albin Michel, 2009 Google Scholar.
10- Voir par exemple les études sur les milieux juifs polonais d’après-guerre et le rôledes partis sioniste et communiste : Aleksiun, Natalia, Dokąd dalei? Ruch syjonistyczny wPolsce (1944-1950), Varsovie, Trio, 2000 Google Scholar ; Grabski, August, Działalność komunistów wśródŻydów w Polsce (1944-1949), Varsovie, Trio/ŻIH, 2004 Google Scholar, qui évoquent surtout les réactionspolitiques juives. Voir également l’ouvrage de Krystyna Kersten qui replace les événe-ments dans le contexte politique de l’époque, insistant sur les attentes divergentes desdifférents acteurs : Kersten, Krystyna, Polacy, Żydzi, komunizm. Anatomia półprawd,1939-1968, Varsovie, Nieżalezna Oficyna Wydawnicza, 1992 Google Scholar.
11- Le pogrome de Cracovie a fait l’objet d’une monographie : Cichopek, Anna, Pogrom Żydów w Krakowie 11 sierpnia 1945, Varsovie, ŻIH, 2000 Google Scholar. La bibliographie la plus impo-sante concerne toutefois le pogrome de Kielce (voir note 13).
12- L’article de l’historienne et dissidente K. Kersten, publié durant l’époque de Soli-darité, tout en accréditant la thèse du complot communiste, redonnait sa place à l’anti-sémitisme social comme moteur des violences. Voir Kersten, Krystyna, « Kielce – 4 VII1946 r. », Tygodnik Solidarność, 36, 1981, p. 8–9 Google Scholar.
13- La première monographie utilisant les archives ouvertes depuis 1989 est celle de Szaynok, Bożena, Pogrom Żydów w Kielcach, 4 lipca 1946, Varsovie/Wrocław, Bellona/Ossolineum, 1992 Google Scholar. Pour une bibliographie exhaustive sur le pogrome de Kielce, voir KamiŃski, Łukasz et Żaryn, Jan (dir.),Wokół pogromu kieleckiego, Varsovie, IPN, 2006, p. 510–513 Google Scholar. L’ouvrage combine articles scientifiques, documents d’archives sur le pogrome etactes relatifs à l’enquêtemenée par l’Institut de la mémoire nationale entre 1991 et 2004.L’enquête a conclu à l’impossibilité d’établir la preuve d’une quelconque instigationmenée par un groupe politique ou par le pouvoir et n’a mis en accusation aucune autrepersonne que celles déjà jugées entre 1946 et 1950.
14- J. Gross s’appuie notamment sur le recueil de documents sur le pogrome de Kielcepublié par Meducki, Stanisław et Wrona, Zenon,Antyżydowskie, wydarzenia kieleckie 4 lipca1946 roku. Dokumenty i materiały, Kielce, KTN, 1992 Google Scholar, et sur le rapport confidentiel sur lepogrome rédigé par l’évêque de Kielce et transmis le 1er septembre 1946 à l’ambassadeurdes États-Unis en Pologne – publié initialement par Micgiel, John, « Kościół katolickii pogrom kielecki », Niepodległość, 25, 1992, p. 134–172 Google Scholar.
15- C’est notamment l’interprétation de Jan Żaryn, qui va même plus loin en reprenantà son compte les légitimations données alors par l’Église à ces violences : Jan ŻARYN,«Hierarchia Kościoła katolickiego wobec relacji polsko-żydowskich », in Ł. KamiŃski et J. Żaryn (dir.), Wokół pogromu kieleckiego, op. cit., p. 75-110. C’est surtout contre cethistorien et l’institution où il travaille, l’Institut de la mémoire nationale, que J. Grossse dresse en traitant de la question de l’attitude de l’Église.
16- Sur l’histoire de ce mythe, voir notamment Gerrits, André, « Anti-semitism andanti-communism: The myth of ‘Judeo-Communism’ in eastern Europe », East EuropeanJewish Affairs, 25-1, 1995, p. 49–72 CrossRefGoogle Scholar.
17- On retrouve de semblables interprétations dans les travaux de Jan Żaryn, maiségalement de Jan Marek Chodakiewicz, historien polonais travaillant aux États-Unis : Chodakiewicz, Jan Marek, After the Holocaust: Polish-Jewish conflict in the wake of WorldWar II, New York, Columbia University Press, 2003 Google Scholar.
18- Sur l’influence du communisme sur une génération de jeunes Juifs polonais, voirl’étude sociologique de Schatz, Jaff,The generation: The rise and fall of the Jewish communistsof Poland, Berkeley, University of California Press, 1991 Google Scholar.
19- Plusieurs historiens ont fait le décompte du pourcentage de Juifs au sein de lapolice politique durant la période stalinienne en Pologne. Ils aboutissent à une effectivesurreprésentation – de l’ordre de 30% pour les bureaux centraux –, mais les minoritésbiélorusse ou lituanienne étaient également surreprésentées par rapport à leurs effectifsréels dans la population, sans même mentionner les Russes, à tous les postes clefs. Voir Paczkowski, Andrzej, « Żydzi w UB: próba werifikacji stereotypu », in Szarota, T. (dir),Komunizm. Ideologia, system, ludzie, Varsovie, Neriton-IH PAN, 2001, p. 196–197 Google Scholar ; Szwagrzyk, Krzysztof, « Żydzi w kierownictwie UB. Stereotyp czy rzeczywistość? », Biuletyn Insty-tutu Pamieci Narodowej, 11, 2005, p. 37–42 Google Scholar.
20- Pour certains historiens comme A. Grabski, Działalność komunistów…, op. cit., cettelibéralité était spécifique à la minorité juive, favorisée par rapport aux autres. PourBożena Szaynok, au contraire, il ne s’agit que d’une réponse conjoncturelle à la situationspécifique de cette minorité et non d’un privilège : Szaynok, Bożena, «Komuniści wPolsce (PPR/PZPR) wobec ludności żydowskiej (1945-1953) », Pamie ć i sprawiedliwość, 6-2, 2004, p. 185–203 Google Scholar.
21- J. Gross, Strach…, op. cit., p. 305.
22- Les principales voix du débat ont été reprises et publiées dans le recueil de Gądek, Mariusz (éd.), Wokół Strachu. Dyskusja o ksia żce Grossa, Jana T., Cracovie, Znak, 2008 Google Scholar.
23- Au cours d’un débat télévisé avec l’auteur de Fear, l’historien Andrzej Paczkowskidit que le but de J. Gross, « de type missionnaire », est « que les Polonais admettentqu’ils ne furent pas tous des héros et des victimes par le passé ». Débat reproduitdans l’hebdomadaire Tydognik Powszechy, «Gross – Historyk z misja . Debata ‘Tygodnika Powszechnego i TVN24 o ksia żce Jana Tomasza Grossa Strach’ », in M. Gądek (éd.),Wokół Strachu…, op. cit., p. 302-311. Mais J. Gross lui-même dans l’introduction de sonlivre avoue avoir délibérément choisi « une formulation plus radicale » de ses propospour la version polonaise.
24- Marcin Kula, «Obrońcy swoich », Gazeta Wyborcza, 15 février 2008.
25- L’historien des idées Jerzy Jedlicki recense les livres publiés sur les relations polono-juives ces dernières années et constate que le style et la radicalité des thèses de J. Grossexpliquent en partie le scandale suscité par son livre : Jedlicki, Jerzy, « Tylko tyle i ażtyle », Tygodnik Powszechny, 4, 2008 Google Scholar, reproduit dans M. Gądek (éd.), Wokół Strachu…,op. cit., p. 180-188.
26- J. Gross, Strach…, op. cit., p. 315 : «En tant qu’autorité morale de l’institution qu’ilsreprésentaient, les ecclésiastiques, en ne disant pas que la formule ecce homo s’appliqueà chaque Juif, ont placé l’Église catholique dans le rôle du collaborateur par abandon. »
27- Ibid., p. 57 et 296.
28- Machcewicz, Paweł, «Odcienie czerni »,Wie ź, 2/3, 2008 Google Scholar, reproduit dans M. Gądek(éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 147-158, ici p. 151, rappelle que les expulsions des Allemands après-guerre ont effectivement fait plusieurs centaines de milliers de vic-times, mais à l’échelle de l’Europe, tandis qu’on estime à 200 le nombre d’Ukrainienstués dans l’opération Wisla – déplacements forcés de cette minorité organisés entre 1947 et 1950.
29- Zaremba, Marcin, « Sa d nieostateczny », Polityka, 3, 2008 Google Scholar, reproduit dans M. GĄDEK(éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 159-167. Voir également Id., « Mit mordu rytualnegow powojennej Polsce. Archeologia i hipotezy »,Kultura i Spoleczeństwo, 2, 2007, p. 91-135.Ce sociologue et historien de l’université de Varsovie prépare un mémoire d’habilitationsur la peur sous le communisme en Pologne. Cet article est l’un des chapitres de cemémoire à paraître.
30- Voir notamment K. Kersten, «Kielce – 4 VII 1946 r. », art. cit.
31- Entretien de Dariusz Stola accordé au quotidien Gazeta Wyborcza, 19-20 janvier2008, reproduit dans M. Gądek (éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 266-273.
32- J. Gross, Strach…, op. cit., p. 315.
33- Ibid., p. 298 : Tacite, Vie d’Agricola, XLII, 5 : « Proprium humani ingenii est odissequem laeseris. »
34- Selon le concept développé par Mosse, George Lachmann, De la Grande Guerre autotalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, [1990] 1999 Google Scholar.
35- Instytut Pamie ci Narodowej. Cet institut abrite notamment des archives datant dela Seconde Guerre mondiale et celles de la police politique sous le communisme.
36- Plusieurs commentateurs du livre ont insisté sur cette dimension politique du débat.Voir notamment l’entretien accordé par le sociologue et ancien député Paweł Śpiewak à l’édition polonaise de Newsweek en 2008, reproduit dans M. Gądek (éd.), Wokół Stra-chu…, op. cit., p. 295-301.
37- Expression du porte-parole de l’archevêché de Cracovie, le père Robert Nęcek,« Strach jest jak fałszywa moneta », Rzczepospolita, 21 janvier 2008, reproduit dans M. Gądek (éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 79-82.
38- «Lettre ouverte du cardinal Stanislaw Dziwisz », 12 janvier 2008, reproduit dansM. Gądek (éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 74-75.
39- Mgr Józef Życiński : « Ksia żka Grossa rani i dzieli, ale nie jest tematem dla prokura-tury. » Dépêche de l’agence polonaise de presse (PAP), reproduite dans Gazeta Wyborcza,13 janvier 2008.
40- Piotr Semka, « Strach cofna ł dialog o cała epoke »,Rzeczpospolita, 16 janvier 2008, repro-duit dans M. GĄDEK (éd.), Wokół Strachu…, op. cit., p. 104-109.
41- Chodakiewicz, Jan Marek, Po zagładzie. Stosunki polsko-żydowskie 1944–1947, Varso-vie, IPN, 2008 Google Scholar. Cet ouvrage est la traduction de son livre initialement paru en anglais,After the Holocaust…, op. cit.
42- Code pénal polonais, article 132a. Cet article figurait initialement dans une loi surl’IPN qui modifiait les conditions d’accès aux archives de la police politique (article 55a).Son introduction dans le Code pénal permet à tout procureur – et non plus seulementà celui de l’IPN – d’ordonner une enquête.
43- On retrouve cette formulation dans des journaux tels que le New York Times, TheGuardian, Die Welt ou Haaretz. La diplomatie polonaise traque chaque occurrence dansles médias du monde entier depuis 2005 et proteste officiellement auprès des paysconcernés.
44- Comme l’ont souligné à l’époque le chercheur Dariusz Stola dans un article publiédans Gazeta Wyborcza le 8 septembre 2006, ainsi qu’une pétition pour le retrait de cetteloi signée par de nombreux scientifiques en Pologne et à l’étranger.
45- Je souscris ici aux analyses de Jerzy Jedlicki, « Bezradność », Gazeta Wyborcza, 27-28 juin 2009, p. 22.
46- On peut citer notamment les travaux deMaria JANION,Bohater, spisek, śmierć. Wykładyżydowskie, Varsovie, WAB, 2009, qui revisite les clichés antisémites dans la littératurepolonaise du XIXe siècle, ou ceux de l’anthropologue Tokarska-Bakir, Joanna, Legendyo krwi, antropologia przesadu, Varsovie, WAB, 2008 Google Scholar, qui explore la persistance des croyancesau meurtre rituel attribué aux Juifs dans la Pologne contemporaine.