Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
« … dans les salons des grands bourgeois, les machines se rendent visite rt réalisent leur accord provisoire. »
Sartre Critique de la raison dialectique, 1960Quels sont les rapports qui unissent un phénomène social, la réification, qui tend à nous faire considérer la réalité humaine comme une réalité naturelle, et la perte du sens du temps ou de l'historicité ? — telle est la question centrale du livre de Joseph Gabel, La fausse conscience, essai sur la réification.
La fausse conscience, ce phénomène par lequel une réalité essentiellement dialectique, l'histoire, se voit comprise et déchiffrée en termes déformés, mystifiés ou qui la défigurent, la fausse conscience n'est pas seulement, comme chez Mannheim, un chapitre de la Wissenssoziologie mais, bien davantage, une médiation essentielle tant pour l'historien que pour le psychologue, le psychiatre ou le psychanalyste.
1. Gabel, Joseph, La fausse conscience, essai sur la réification, Les Éditions de Minuit, Paris, 1962 Google Scholar.
2. « Karl Mannheim a donné le nom de Wissenssoziologieà la discipline qui s'efforce d'élucider les diverses modalités des relations entre les circonstances historiques et les édifices intellectuels » ( Aron, Raymond, Introduction à Max Weber, Le savant et le politique, Librairie Pion, Paris, 1959 Google Scholar). (Il est à noter que la théorie de la réification se trouve largement esquissée aussi dans Misère de la philosophie1847. Parlant des économistes « bourgeois », Marx écrit en effet : « Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont des institutions naturelles. […] Ainsi il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. » [ Marx, , Misère de la philosophie, Paris, Éditions Sociales, 1961, p. 129 Google Scholar]. Le passage de la société féodale à la société bourgeoise s'accompagne donc de l'apparition d'une idéologie ou d'une conscience pour laquelle l'histoire n'existe plus : cet anhistoricisme est évidemment corollaire de la réification, laquelle traite les faits humains comme des faits de nature.)
1. Lukacs, Georg, Histoire et Conscience de Classe, trad. Axelos, K. et Bois, J., Les Éditions de Minuit, Paris, 1960 Google Scholar.
1. « Dans la mesure où la conception d'Histoire et Conscience de Classeconsidère la réification comme un phénomène strictement lié à l'économie capitaliste, cette conception doit être dialectiquement dépassée », écrit J . Gabel, p. 73.
2. Rosenthal, Gérard, Mémoire pour la réhabilitation de Zinoviev, Julliard, Paris, 1962 Google Scholar.
1. Nous empruntons cet exemple à l'essai de Goldmann, Lucien sur La réification, Les Temps modernesn° 156, 1959, repris dans Becherches dialectiques, Gallimard, Paris, 1959 Google Scholar.
2. Sur ce problème de la « sociologie marxiste », cf. Lucien Goldmann, HYa-t-il une sociologie marxiste ? », in Les Temps modernesn° 140,1957, repris dans Recherches dialectiquesoù l'auteur développe la thèse (lukàcsienne) selon laquelle a la connaissance de la vie sociale et historique n'est pas science, mais conscience», et donc, ne saurait être sociologie. Ajoutons cependant qu'une catégorie comme « l'acte de foi immanente sur le mode du pari », si elle peut trouver sa place dans une phénoménologie des visions-du-monde, ne noua parait plus appartenir à la philosophie lukàcsienne ni davantage marxiste
1. Raymond aron, L'idéologie« Recherches Philosophiques », 1936-37, cité par J. Gabïx, p. 29.
2. « La quantité devient qualité pour l'homme et non pour les autres êtres vivants », écrit Gramsci, dans une de ses Lettere dal carcere, Einaudi, Turin, 1955 Google Scholar, p. 255. 1. Il ne nous paraît pas inutile de rappeler à ce propos une note de Gramsci sur Lukàcs. Gramsci écrit, dans II materialismo storico e la filosofia di Benedetto Crocep. 145 : « Il convient d'étudier la position du professeur Lukàcs à l'égard de la philosophie de la praxis.Il semble que Lukàcs affirme que l'on ne peut parler de dialectique que pour l'histoire des hommes et non pour la nature. Il peut avoir tort et il peut avoir raison. Si son affirmation présuppose un dualisme entre la nature et l'homme, il a tort, parce qu'U tombe dans une conception de la nature propre à la religion et à la philosophie gréco-chrétienne et aussi à l'idéalisme, qui ne réussit pas réellement à unifier et à mettre en rapport l'homme et la nature autrement que verbalement. Mais si l'histoire humaine doit être conçue aussi comme histoire de la nature (à travers l'histoire de la science aussi), comment la dialectique peut-elle être détachée de la nature ? Il se peut que Lukàcs, par réaction aux théories baroques de l'Essai pjpulaire(le Manuel populaire de sociologie marxistede Boukharine), soit tombé dans l'erreur opposée, dans une forme d'idéalisme ». Rappelons que la position de Lukàcs consiste à poser « l'identité du sujet et de l'objet », identité qui, selon nous, doit avoir dans la recherche le rôle d'un principe régulateur. Cette position rejoint donc celle de Gramsci, qui, comme on peut le voir ci-dessus, refuse, lui aussi, le dualisme sujet-objet (ou homme-nature), mais qui se refuse également à traiter la dialectique historique comme une annexe ou un prolongement de la dialectique de la nature.