Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
C'est dans le processus de camouflage de la domination ethnique que se trouve, à mon avis, l'un des problèmes clés de la compréhension du système politique mis en place en Equateur au cours du XIXe siècle. Ce processus est concomitant de la formation de l'État national. Il est lié à la suppression du tribut des Indiens et à l'extension (formelle) de la citoyenneté à la majorité ethnique de la population : les indigènes.
En effet, tant que demeure en vigueur la perception du tribut des Indiens, rebaptisé de l'euphémisme républicain «contribution personnelle», les normes de l'un des piliers institutionnels de l'État colonial, la «République des Indiens » subsistent, elles aussi (bien que sans doute modifiées et affaiblies) ; il s'agit d'un appareil composé d'un corps d'intermédiaires chargés de l'administration ethnique et de la perception du tribut.
The present study is based on documentary sources which have retained a certain oral flavour; produced by the lowest level of government officials, they have been quietly sleeping in the municipal and notarial archives of a small city (Otavalo). The author analyses the process by which the nation-state (the Republic of Equator), from its inception in 1830 onwards, gradually replaced indigenous authorities with its own. The oral justice dispensed by political lieutenants was founded on their own white-mestizo practical sense, which held in check the law of custom in vigor in the indigenous communities. The state, having built up the network of its own officials, finally brought the authorities of the indigenous communities to submit to its local representatives.
et séries consultées : A/FL : Archives de la Fonction Législative ; AH/IOA : Archives Historiques de l'Institut Otavalénien d'Anthropologie ; Not. 2ème EP/J : Archives Notariales n° 2, dossiers juridiques ; Anh/Cuenca : Archives Nationales d'Histoire, Cuenca ; ANH/Q : Archives Nationales d'Histoire, Quito.
1. Général Flores, Juan J., La Gazeta del Ecuador, 24 janvier 1841 Google Scholar. Vol. 1841-1842 : A/FL.
2. A l'exception, sans aucun doute, des travaux de Tristan Platt (État bolivien et ayllu andin : terre et tribut dans le Nord-Potosi, IEP, Lima, 1982). De longues conversations avec l'auteur m'ont aussi conduit à réfléchir, plutôt d'ailleurs en termes de différence, sur cet autre versant (pas seulement géographique mais aussi historique) du continuum andin. Reconnaissance de réciprocité andine. Autre reconnaissance obligatoire : nombre d'idées sous-jacentes à ce texte ont été discutées, directement ou indirectement, avec Marie Lourties. Certaines même viennent de ses suggestions ou de ses travaux.
3. Sur l'origine de ces autorités, voir : Wachtel, N., La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, Gallimard, Paris, 1971 Google Scholar (pp. 108-201). Références sur les « caciques-gouverneurs », pour l'Audience Royale de Quito, dans S. Moreno Soulèvements indigènes dans l'Audience de Quito, BAS 5, Bonn, 1976 (pp. 395-404). D'après cet auteur, ce n'est pas un modèle « universel » que celui de l'Audience Royale, car on y avait conservé des liens avec les structures de la hiérarchie pré-inca et inca (p. 397, note 30).
4. AH/OIA, Not. 2ème EP/J 2ème (1821-26: 430).
5. A/FL, «Leyesde Colombia»: 1821-1827», p. 87.
6. AH/IOA, Not, 2ème (1821-26: 430)
7. AH/IOA, Not. 2ème (1821-26: 407)
8. Ley de Regimen Politico, 2 oct. 1821, dans A/FL, Leyes de Colombia, 1821-1827.
9. AH/IOA, Not. 2ème, EP/J (1821-28:430). La nomination d'Anrrango, à la place de Puento, est significative des batailles engagées pour l'administration ethnique sur la scène politique locale : il semble que le lieutenant villageois appuyait le second et les officiers municipaux, le premier.
10. A/FL, Décret du 15/10/1828 dans Index du Registre Officiel de la République de Colombie: 1828-1829 (s.e. ni lieu), (pp. 156-163). Voir sur le rétablissement : Aken, M. Van, « La lente expiracion del tributo indigena en el Ecuador », Cultura, VI, 16, 1963, pp. 64–66.Google Scholar
11. C'est l'esprit du Titre II (articles 4-14) du décret de Bolivar du 15 octobre 1828 « établissant la contribution personnelle des indigènes », op. cit.
12. ANH/Q Série Indigènes, boîte 185 : Requête adressée au Trésor Public. Quito, 5 janvier 1829.
13. La reconnaissance du maniement de plusieurs codes de légitimité par les autorités ethniques n'est pas chose nouvelle. Th. Saignes, « De la borrachera al retrato los caciques andinos entre dos legitimidades (Charcas)», Revista Andina, ano 5, nc 1, juillet 1987, pp.150-161, trouve que, dès le XVIe siècle, les caciques utilisent un double code de légitimité, dans les Charcas (Bolivie) : l'un héréditaire, et l'autre venant de leur réussite économique coloniale. Cependant, il n'examine pas de «légitimité coloniale» ( Assadourian, C.S., «Dominacion colonial y senores etinicos en el espacio andino», Hisla, 1er trimestre, 1983, Lima, p. 14 Google Scholar) conférée par la reconnaissance de l'Etat et par les fonctions qu'il attribue. K. Spalding remarque que les autorités indigènes pouvaient rechercher une certaine association avec le pouvoir à la faveur des liens qu'ils entretenaient avec les fonctionnaires espagnols en raison du prestige (et du pouvoir) des codes andins, (« Los escaladores sociales : padrones cambiantes de mobilidad en la sociedad andina bajo el regimen colonial » dans De indio a campesino, IEP, Lima, 1974, p. 80). Pour F. Salomon « le bâton de justice aux mains des caciques avait une double signification. C'était un instrument d'exploitation, et en même temps un signe du soutien apporté à certaines institutions ethniques qui permettait à la communauté de résister à l'érosion de l'exploitation ». (« Don Pedro Zambiza, un varayoq del Siglo XVI », Cuadernos de Historia y Arqueologia, 42, 1975, p. 308). L. Millones a montré, de son côté, que la légitimité « intra-ethnique » des curagas avait aussi une dimension religieuse fondamentale : elle s'appuyait sur des « prêtres » indigènes qui entretenaient une relation directe avec des idoles qui les revêtait d'une aura surnaturelle. Les cultes locaux et leurs intermédiaires faisaient partie de la scène politque locale. (« Les troupeaux du seigneur : mécanismes de pouvoir dans les communautés andines, Arequipa, XVIIe et XIXe siècles » Historia y Cultura, n° 11,1978). Sur ce dernier aspect, la documentation d'Otavalo laisse à peine entrevoir que les caciques des communautés (et plus tard les curagas) étaient en général les intermédiaires d'un saint communal qu'on identifiait d'ailleurs à un esprit (ou idole) trouvé dans certains endroits sur les terres de la communauté. Les visites que j'ai pu faire sur le terrain aujourd'hui confirment l'information extrêmement clairsemée des archives. Ces saints étaient « patrons », « maîtres » des terres communales et c'est devant eux qu'on passait (et qu'on passe) la « charge » de prioste (ordonnateur d'une fête religieuse) comme devant Saint Agaton, déité de la communauté d'Agato, provenant d'un « huayco » (glissement de terrain) du volcan Imbabura.
14. Par « andine indigène », j'entends une création coloniale qui peut tout aussi bien concerner le versant « andin blanc-métis ».
15. D'après les documents de la province de l'Azuay, le Ministère de l'Intérieur envoya une « note » aux gouverneurs leur enjoignant de « maintenir les alcaldes indigènes que, en accord avec la Loi des Indes et la pratique constante, on estime nécessaire au meilleur fonctionnement des bourgs ». On peut supposer que cette note fut distribuée dans toutes les provinces du pays. ANH/ Cuenca F. Administratif, livre 28,1840-1841, note 47.
16. En 1833, sur proposition du curé de la paroisse d'Imantaq, le gouverneur de la province d'Imbabura, le grand propriétaire foncier J. Gomez de la Torre, donne l'ordre au lieutenant politique de ladite paroisse de nommer le gouverneur d'indigènes, cérémonie qui se déroule en un rituel au cimetière, AH/IOA-Not. 2ème EP/J 91831-36:507).
17. A/FL, « Lois de Colombie : 1821-1827 », lois du 2 octobre 1821, du 12 octobre 1821 et du 11 mars 1825. Les maires ordinaires (prédécesseurs des lieutenants) existèrent dans l'État colonial, mais il semble que leur juridiction était limitée à l'espace urbain et à la population non indigène (communication verbale dont je remercie Segundo Moreno Yanez). J'ignore s'il existe des travaux sur ce sujet. L'implantation républicaine date de la loi du 2 octobre 1821 de Bolivar, première loi « sur l'organisation et le régime politique des départements, provinces et cantons en lesquels se divise la République » (art. 4 et 6) qui s'inspire explicitement de l'« ordonnance royale de Madrid du 4 décembre 1786 » qui instaurait les Intendants au Mexique.
18. A/FL, Primer Registro Autentico Nacional (1830), pp. 88-93, Trabucco, F., Constituciones de la Republica del Ecuador, Quito, Puce Ed. Universitaria, 1975 Google Scholar, Constitution du 11.8.1830.
19. A/FL, Ley de Regimen politico, 5 juillet 1851, dans Lois et Décrets: 50-1851 (s.d. et s.l.).
20. AHH/IOA, 2ème EP/J/ 2ème (1811-16: 322)
21. AH/IOA-Not. 2ème EP/J. 2ème (1841-43 : 671)
22. ANH/Q, CGI/MI, 1856…
23. V.A. Jaramillo: Corregidores deOtavalo, IOA, Otavalo, 1972, pp. 176-203.
24. AH/IOA, Not. 1ère EP/J (1821-26: 407).
25. AH/IOA, Not. 2ème EP/J (1831-36: 495a).
26. AH/IOA, Not. 2ème EP/J (1831-36: 490e). Dans sa lettre, le gouverneur mentionne l'épouse du corregidor Chiriboga en lui donnant le titre de mi Nina. En Equateur, jusqu'à aujourd'hui, c'est ainsi que les Indiens s'adressent à leur patronne. Et l'on ne dit mi Nina à personne d'autre : c'est une expression qui situe l'ensemble des rapports de domination et d'exploitation dans le halo enchanté des relations familiales. Ici, quand le gouverneur des indigènes fait le récit de son entrevue avec l'épouse du corregidor, en l'absence de celui-ci, il en parle « naturellement » dans les termes qu'il a toujours utilisés pour s'adresser à sa patronne, bien que l'épouse de Chiriboga ne le soit pas.
27. Je reprends ici une hypothèse de Th. Saignes pour le Haut-Pérou (” Caciques, Tribute and Migration in the Southern Andes » : Occasionalpapers, n° 15, Univ. of London, Institute of Latin American Studies, 1985, p. 17. Le fait de s'engager comme journalier huasipunguero et de continuer à payer le tribut via le cacique, c'est-à-dire de se maintenir sous sa juridiction, se constate dans les listes de recensement que j'ai pu trouver. On y voit des membres de communauté classé comme vivant dans telle ou telle hacienda depuis plusieurs générations (de père en fils). De la même manière, on en trouve qui apparaissent comme habitant de tel ou tel bourg (en tant qu'allogènes ?).
28. Quelques siècles auparavant, l'État colonial avait essayé d'« implanter un autre pouvoir qui rendrait la justice en marge des seigneurs ethniques » (1565), en créant des conseils indigènes, sans aucun résultat, Assadourian, C.S., Dominacion Colonial y Senores etnicos en el espacio andino, dans Hisla, 1er trimestre, 1983, Lima, p.14.Google Scholar
29. A/FL, La Gaceta del Ecuador, 10 septembre 1843, Ley organica del Poder Judicial.
30. AH/IOA. Not. 2ème (1841-43: 672). On peut imaginer que ce genre de documents devrait pouvoir être trouvés dans les archives de la Direction Politique. Dans le canton d'Otavalo, ils n'ont malheureusement pas été conservés.
31. AH/IOA, Not. idem.
32. AH/IOA, Not. idem.
33. Faut-il préciser? Par code andin, il faut comprendre une élaboration coloniale; il n'est jamais question ici de l'ensemble des codes en vigueur à l'époque pré-coloniale.
34. La loi du 25 juillet 1851, qui prétend faire une synthèse des lois en vigueur sur le tribut et qui reconnaît les « petits conseils et employés que possédaient les villages indigènes », rétrécit leurs attributions au seul « régime purement économique » (art. 49). On laisse ainsi de côté, enfouies dans un silence ambigu et tolérant, les facultés juridiques et politiques de ceux qu'on appelle pudiquement les « employés », c'est-à-dire les gouverneurs et les caciques. Cette loi copie le Décret du « Présidente Libertador » qui réimplante le tribut en octobre 1828.
35. Décret du 14 juillet 1846, du Ministère de l'Intérieur, dans A. Costales y P. Penaherrera, op. cit., p. 620.
36. Dans la correspondance du Gouverneur de la Province d'Imbabura adressée au Ministre de l'Intérieur dans les années 70 du siècle dernier, il est fait mention de démissions répétées du poste de « lieutenant politique » et la raison en est « qu'ils s'en vont servir dans telle ou telle hacienda comme majordome ou employé». ANH/Q, CGI/MI, 1870-1875. L'écrivain J. Icaza raconte durement les contradictions de ces ascensions ethnico-sociales des lieutenants politiques dans son court roman : Marna Pacha, Quito, éd. El Conejo, 1984 (réédition).
37. Bourdoeu, P., Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit, 1980, pp. 90–95.Google Scholar