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Horst Bredekamp, Galileo’s Thinking Hand: Mannerism, Anti-Mannerism, and the Virtue of Drawing in the Foundation of Ealy Modern Science, trad. par M. Cohen, Berlin, De Gruyter, 2019, ix + 366 p.

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Horst Bredekamp, Galileo’s Thinking Hand: Mannerism, Anti-Mannerism, and the Virtue of Drawing in the Foundation of Ealy Modern Science, trad. par M. Cohen, Berlin, De Gruyter, 2019, ix + 366 p.

Published online by Cambridge University Press:  12 January 2023

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Abstract

Type
Livres et circulation des savoirs (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Horst Bredekamp, professeur d’histoire de l’art à l’université Humboldt de Berlin, joue depuis plusieurs décennies (après une thèse sur les iconoclasmes publiée en 1975) un rôle important dans l’exploration et la théorisation du vaste champ de la culture visuelle. Il s’est principalement centré sur la question anthropologique du pouvoir des images, en se situant explicitement (comme, à différents égards, David Freedberg et Georges Didi-Huberman) dans la lignée d’Aby Warburg : parce que ce dernier a ouvert le domaine de l’histoire de l’art à l’ensemble de la culture mondiale et à tous les objets façonnés de main humaine depuis la préhistoire, et surtout parce qu’il s’est intéressé à la puissance autonome de vie et d’animation (bewegtes Leben) que peuvent posséder les images et qui leur donne une force émotive réactivable par les spectateurs d’autres civilisations, ce qui assure leur « survivance » (Nachleben).

H. Bredekamp a poursuivi cette réflexion (Bilder bewegen, 2007 ; Theorie Des Bildakts, 2010) en choisissant la création intellectuelle et scientifique comme terrain d’application privilégié. Il est à l’initiative d’un recueil visant à construire une méthode pour analyser l’image épistémique (Das technische Bild, 2008), mais s’est particulièrement attaché à mettre en évidence le rôle crucial de la production d’images dans le parcours d’auteurs de premier plan ; d’où ses travaux sur Leibniz, Hobbes, Darwin et, depuis 2007, GaliléeFootnote 1. Au titre de l’ouvrage ici recensé, l’expression « the virtue of drawing » est à prendre au sens le plus fort.

Ce livre a une généalogie. Il est la traduction de Galileis denkende Hand. Form und Forschung um 1600 (Berlin, De Gruyter, 2014), lui-même refonte, voire réécriture presque complète de Galilei der Künstler. Der Mond. Die Sonne. Die Hand (Berlin, Akademie Verlag, 2007). Si ce Galilée l’artiste, par la structure de son titre, semble s’inscrire dans une série, après Galileo, Courtier de Mario Biagioli (1993), et avant Galileo Engineer de Matteo Valleriani (2009), sa perspective est différenteFootnote 2. Son enjeu central n’est pas de réévaluer le personnage en montrant comment il a assumé un certain rôle social dans un contexte historique particulier et de reconstituer le milieu professionnel dans le cadre duquel toute une part de son travail s’est inscrite. Même si H. Bredekamp a exploité les recherches en sociologie des savoirs pouvant éclairer son enquête, sa visée était de comprendre un acte créateur et de suivre un processus d’invention philosophique à partir de ce qui, selon lui, était à l’origine de l’impulsion : le mouvement du crayon sur le papier, traduisant en dessin l’image observée et saisissant l’intuition en train de se former, avant que la pensée ne passe par les mots.

La première vie de Galilei der Künstler s’est trouvée liée à une retentissante affaire de faux : un supposé « exemplaire d’épreuves » du Sidereus nuncius de Galilée (1610), contenant cinq aquarelles représentant des phases lunaires vues à la lunette supposément réalisées par Galilée pour servir de modèle aux gravures sur cuivre de l’édition, acquis en 2005 par le libraire new-yorkais Martayan Lan et démasqué en 2012 par Nick Wilding, avec une démonstration complète et définitive. Le faussaire, Marino Massimo De Caro, fut-il alors révélé, était aussi un pilleur de bibliothèques marchant sur les traces d’un Guglielmo Libri. H. Bredekamp s’était beaucoup engagé en faveur de la thèse de l’authenticité, mobilisant une équipe d’experts prestigieux, et l’analyse des aquarelles de l’exemplaire Martayan Lan constituait un point fort de son argumentation. Cet accident n’entamant cependant pas sa conviction de la justesse de sa thèse, il a donné à son livre une seconde vie.

Galileo’s Thinking Hand, comme Galilei der Künstler, a pour éléments centraux des analyses extrêmement serrées de l’ensemble des deux dossiers graphiques concernant les découvertes rapportées dans le Sidereus nuncius de 1610 (de la surface montagneuse de la lune aux satellites de Jupiter) et dans l’Istoria e dimostrazioni intorno alle macchie solari de 1613 (les Lettres sur les taches solaires par lesquelles Galilée déconstruisit la théorie de Christoph Scheiner, pour qui les taches s’expliquaient par la présence de satellites autour du soleil, en démontrant qu’elles se situaient à la surface de celui-ci) : circonstance remarquable, au moment où un nouvel instrument permettait de donner de véritables images des corps célestes (auparavant perçus comme des points, au mieux des globes, lumineux), il s’était trouvé un observateur capable de donner des dessins lisibles de ces images bien ambiguës, et de les interpréter en tenant compte de toutes les lois de la perspective.

Pour mieux comprendre la virtuosité exceptionnelle de Galilée dans cette tâche, H. Bredekamp expose ce qui fait de lui un cas exceptionnel de mathématicien-philosophe-artiste : sa formation auprès d’Ostilio Ricci, mathématicien au service des Médicis qui enseigna dans le cadre de l’Accademia del Disegno de Florence et eut aussi pour élève le peintre Lodovico Cardi da Cigoli ; sa maîtrise du dessin, qui donne une puissance expressive à ses moindres gribouillis ; ses choix esthétiques réfléchis et affirmés ; ses liens d’amitié avec de nombreux artistes (dont Cigoli) ; et, enfin, son prestige à la fois comme critique d’art et comme explorateur du ciel et pionnier d’une philosophie nouvelle qui lui permit d’exercer une influence réelle sur la création artistique de son époque, tant en favorisant des carrières (comme celles d’Artemisia Gentileschi et d’Anna Maria Vaiani) qu’en inspirant tendances stylistiques et façons de représenter la nature (comme le motif de la lune tachée).

Cette proximité de Galilée avec le monde de l’art était connue puisque son premier biographe, Vincenzo Viviani (1622-1703), soulignait déjà son importance. D’autre part, on pouvait découvrir l’habileté graphique du philosophe grâce aux quelques fac-similés de ses manuscrits contenus dans l’Edizione nazionale (1890-1909) d’Antonio Favaro – manuscrits désormais largement accessibles à travers le Portale Galileo du Museo Galileo de Florence. La discussion sur le lien entre intelligence artistique et intelligence philosophique, ouverte en 1954 par un célèbre essai d’Erwin Panofsky, a depuis été approfondie par de nombreux travaux. Rappelons seulement que le grand historiographe du télescope, Albert van Helden, a publié en 1996 un article sur la rivalité entre Scheiner et Galilée à propos des taches solaire, présenté comme « une étude de cas sur le langage visuel de l’astronomieFootnote 3 ».

Cependant, Galileo’s Thinking Hands, tant par sa recherche de l’exhaustivité documentaire que par son utilisation intensive des techniques de l’histoire de l’art pour tirer des images tout ce qu’elles peuvent dire, atteint un niveau inégalé. Ce sont ces techniques (et l’œil de l’expert) qui permettent par exemple à H. Bredekamp de dire que les gravures du Sidereus nuncius sont des eaux-fortes (et non des gravures au burin) exécutées par Galilée lui-même, qui aurait choisi le procédé le plus proche du geste du dessinateur, ou d’observer la rapidité du jeu d’échange entre la main et la pensée en étudiant des croquis griffonnés parmi des pages de calculs.

Depuis 2007, la thèse a gagné en force et en netteté. H. Bredekamp se réfère désormais à un « postulat » du mathématicien et logicien Charles Sanders Peirce (1839-1914) pour qui les arts visuels permettent de penser bien plus vite que le raisonnement verbal et donc de l’anticiper. Peirce, suivant cette idée, faisait de Michel-Ange le précurseur de Galilée ; H. Bredekamp à son tour fait des expériences de 1609-1613 – cette lecture des paysages célestes procédant de l’œil à la main pour préparer le raisonnement – non seulement un exemple révélateur du travail de Galilée, mais aussi une matrice de son œuvre, jusqu’au Dialogo et aux Discorsi, et une clef pour comprendre sa conception du « livre de la nature ».

Ce livre dense et sous tension, qu’on lit avec une attention constante, est aussi courageux en ce qu’il soutient une thèse en faveur de laquelle on peut multiplier les indices sans pouvoir, par définition, trouver une preuve textuelle irréfutable. On relève ici et là un document dont l’interprétation est tirée un peu loin. Prenons l’exemple d’une de ces notes irritées et moqueuses que Galilée inscrivait sur les livres dont la lecture lui avait déplu. Dans son De phoenomenis (1612), Giulio Cesare Lagalla avait usé d’arguments tirés de la perspective et d’une analogie entre la peinture et les images données par la lunette pour défendre la sphéricité lisse de la lune. Révulsé par sa stupidité et son incompétence sur la question, Galilée donnait dans sa note une verte leçon sur la juste façon de poser la comparaison entre imitation artistique et recherche sur la nature. L’intérêt du texte est évident, mais de là à en faire un quasi « manifeste » dans lequel Galilée aurait « développé sa conviction que l’art offre le modèle pour la philosophie » (p. 303), il y a un pas.

Plus généralement, on se sent parfois gêné par le fait que l’ensemble des éléments semble concourir à la même visée, et que la contextualisation paraît exactement mesurée pour servir la démonstration. Cet ouvrage n’en donne pas moins la preuve de la fertilité d’un champ de recherche longtemps négligé par les historiens des sciences. H. Bredekamp a ouvert des voies ; en témoigne, par exemple, le livre d’Omar NasimFootnote 4 sur le rôle des dessins d’observations dans la connaissance des nébuleuses au xixe siècle.

References

1 Horst Bredekamp, Bilder bewegen. Von der Kunstkammer zum Endspiel, Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 2007 ; id., Theorie Des Bildakts, Berlin, Suhrkamp, 2010 ; id., Das Technische Bild. Kompendium zu einer Stilgeschichte wissenschaftlicher Bilder, Berlin, Akademie Verlag, 2008

2 Mario Biagioli, Galileo, Courtier: The Practice of Science in the Culture of Absolutism, Chicago, The University of Chicago Press, 1993 ; Matteo Valleriani, Galileo Engineer, Dordrecht, Springer, 2010.

3 Erwin Panofsky, Galileo as a Critic of the Arts, Den Haag, Martinus Nijhoff, 1954 ; Albert van Helden, « Galileo and Scheiner on Sunspots: A Case Study in the Visual Language of Astronomy », Proceedings of the American Philosophical Society, 140-3, 1996, p. 358-396.

4 Omar W. Nasim, Observing by Hand: Sketching the Nebulae in the Nineteenth Century, Chicago, The University of Chicago Press, 2013.