Les études sur les censures et mises à l’index de livres savants à l’époque moderne se sont multipliées ces dernières années, notamment grâce à la publication de nombreux documents inédits (comme les ensembles de textes publiés par Ugo Baldini et Leen Spruit par exempleFootnote 1). Beaucoup de ces travaux ont porté sur des textes religieux, philosophiques, mais aussi scientifiques, en donnant souvent la préséance à ceux directement liés à ce que l’on a appelé « la révolution scientifique », notamment à l’époque de Copernic, puis de Galilée. La singularité du livre d’Hannah Marcus tient donc d’abord à son objet – la censure des textes médicaux entre le xvie et le xviie siècle – et aux archives sur lesquelles elle a fondé son enquête (les archives de la Congrégation pour la doctrine de la foi, mais aussi de nombreux fonds italiens, privés et publics, qui attestent les pratiques de lecture des textes interdits dans plusieurs grandes villes : Rome, Milan, Venise, Padoue et Bologne).
Si le cas des textes médicaux illustre en partie des processus historiques déjà rendus visibles par d’autres historiens, il comporte néanmoins un certain nombre de spécificités intéressantes, ici dévoilées de manière tout à fait convaincante. En particulier, H. Marcus montre comment les médecins catholiques négociaient l’accès à ces livres de médecine, notamment ceux écrits par des protestants, en avançant l’argument de l’utilité de leur savoir, utilité livresque qui venait redoubler celle de la médecine comme science et comme pratique. Ici réside sans doute le concept central du livre : comment défendre l’utilité sociale d’un savoir sans entrer en conflit ouvert avec l’Inquisition et, à partir du xvie siècle, avec la Congrégation pour l’index des livres prohibés ? Il y a là comme un « paradoxe de la censure », explique l’autrice. Un paradoxe qui ne consiste pas seulement, comme dans toute censure, à diffuser les idées condamnées. Ici le paradoxe est double : d’abord, les médecins eux-mêmes participent à la censure ; ensuite, les autorités ecclésiastiques reconnaissent volontiers qu’un savoir hérétique peut être utile.
Dans l’introduction, après avoir exposé la problématique centrale du livre, l’autrice donne une définition tripartite de son objet, en se fondant sur les travaux de Nancy G. Siraisi et Ian MacLeanFootnote 2. Elle propose ainsi de l’étudier selon trois dimensions : celle du lecteur, celle de l’auteur et celle des catégories bibliographiques. Cela fonctionne particulièrement bien dans certains cas, quand des médecins, tels Girolamo Cardano ou Conrad Gesner, nous ont laissés, outre leurs textes médicaux, des récits biographiques et des descriptions de leurs bibliothèques, réelles ou idéales. Grâce à la prise en compte de ces divers acteurs de la censure, des actes officiels jusqu’à leurs effets dans les pratiques de lecture, H. Marcus fait varier ces curseurs selon les époques et les lieux pris en considération, ce qui lui permet une grande finesse d’analyse de cas particuliers en même temps qu’une montée en généralité.
Le premier chapitre présente de manière assez précise la communauté des médecins en Italie au xvie siècle et comment celle-ci fut directement affectée par les premiers indices de livres interdits. Si l’Italie est au cœur des recherches de H. Marcus, en raison de la provenance des fonds étudiés, l’analyse dépasse largement ce cadre géographique, dans la mesure où la peregrinatio medica, qui amenait la plupart des médecins à Padoue et Bologne, a construit une communauté européenne, dont l’Italie reste le centre névralgique. À travers l’étude des correspondances de plusieurs grands médecins, l’autrice montre très bien en quoi cette communauté diffère complètement du cercle clos que les autorités catholiques voulaient construire à travers leur travail inquisitorial. Les médecins protestants échangeaient des lettres avec les catholiques à travers toute l’Europe et formaient une véritable république des lettres médicale. La liste des médecins visés par l’Index de Paul IV – copiée en annexe – rend compte de la variété des auteurs, de leurs origines et de leurs points de vue. H. Marcus s’arrête toutefois sur le cas des protestants Leonhart Fuchs et Conrad Gesner, tous deux interdits alors qu’ils étaient considérés comme des autorités médicales incontestées dans toute l’Europe, y compris chez les médecins catholiques. Les réactions furent quasiment immédiates, et H. Marcus montre bien l’incompréhension première des médecins, mais aussi d’autres personnalités, comme Andrea Pasquale, duc de Toscane. Le Sénat de la ville de Bologne écrivit immédiatement à la papauté pour se plaindre d’une possible fuite des étudiants, demandant des exemptions afin de pouvoir lire les livres « les plus utiles » pour leur profession. C’était là le début d’une longue série de négociations que la suite du livre analyse dans ses moindres détails.
Le second chapitre se penche plus précisément sur la question de l’expertise, soit des personnes en charge pour le compte du Vatican de l’examen de la recevabilité des livres et de leurs doctrines. Si des personnalités influentes se plaignaient de cette censure, et plus particulièrement de son caractère aveugle et sans nuance, alors que les lecteurs étaient selon eux pleinement capables de trier le bon grain de l’ivraie, qui va s’assurer de choisir ou de corriger les textes médicaux restant accessibles ? Plusieurs documents retenus par H. Marcus montrent que l’Église a très tôt été consciente de l’utilité, voire de la nécessité, pour les médecins de lire certains textes prohibés. En effet, si les textes étaient le plus souvent interdits en raison de la confession de leur auteur, et non de leur contenu, ils pouvaient s’avérer utiles aux médecins et donc, plus largement, à la société. H. Marcus analyse plus spécifiquement le cas de Padoue dans les années 1596-1607, où les médecins jouent de ruses et de tractations pour continuer à lire les livres interdits.
Le troisième chapitre s’intéresse à Girolamo Rossi, médecin de Ravenne, qui n’hésita pas à obéir aux injonctions des autorités catholiques et même à participer à l’expurgation des livres médicaux, comme ceux de Girolamo Cardano ou d’auteurs médiévaux comme Arnaud de Villeneuve. Le cas de Rossi n’est pas isolé, et d’autres ont une nature encore plus paradoxale : Cesare Cremonini, lui-même condamné par l’Église, a pris part à la censure à Padoue ! Dans le chapitre suivant, H. Marcus montre comment la nature et l’étendue de ce travail de censure effectué par un médecin laïc ont été reprises officiellement à Rome, ainsi que cela apparaît notamment dans l’Index expurgatorius de 1607. L’autrice se penche plus particulièrement sur l’analyse des textes d’Arnaud de Villeneuve par Rossi et ce qu’en a retenu la Congrégation de la foi. Globalement, exception faite de ce cas médiéval, les attaques concernaient essentiellement les médecins protestants.
Le chapitre cinq est sans doute l’un des plus intéressants, dans la mesure où il se penche sur plusieurs milliers de demandes d’autorisations de lire certains textes, ce qui permet de cartographier à la fois l’intérêt des lecteurs et le degré d’intensité de la censure. La conclusion à laquelle parvient alors l’autrice, et qui résume en quelque sorte le livre tout entier, est que la lecture des livres interdits était une pratique extrêmement courante et répandue, de sorte que cette censure paraît inefficace, du moins à l’intérieur du champ de la médecine. Cette conclusion partielle est renforcée par l’étude de plusieurs bibliothèques privées de médecins qui contiennent des livres censurés. Le chapitre suivant reprend l’analyse à partir de ce que H. Marcus appelle « la création d’objets censurés » (chap. 6, p. 167-198). L’autrice s’appuie sur des exemplaires conservés des livres censurés et détaille les techniques permettant aux livres de continuer à circuler après expurgation (damnatio memoriae avec les noms supprimés, phrases ou mots rayés ou grattés, mais aussi parties brûlées).
Le dernier chapitre s’intéresse quant à lui aux fonds de plusieurs grandes bibliothèques italiennes (la Vaticane, la Marciana de Venise ou encore l’Ambrosiana de Milan) et explique comment les livres interdits ou modifiés ont finalement trouvé leur place dans les rayons très fréquentés de ces institutions. Une photo montre par exemple l’étagère grillagée des libri heterodoxi de la Biblioteca corsiniana, à Rome. En définitive, l’argument de l’utilité avait fini par l’emporter et l’Église elle-même reconnaissait la nécessité de ces livres, à condition de savoir ce qu’il fallait redouter dans leurs pages. Dans l’épilogue, l’autrice, en comparant ses résultats avec ceux de l’historiographie relative aux condamnations de Copernic et de Galilée, formule l’hypothèse que Galilée répéterait en quelque sorte le « sabotage passif-agressif » (p. 233) des médecins padouans, comme l’a aussi fait Cesare Cremonini, son ennemi aristotélicien. Nul doute, donc, que ce livre apporte une contribution importante à l’histoire de la censure des médecins, mais aussi, et plus généralement, des intellectuels italiens de l’époque moderne.