Réfléchir à l’articulation entre bibliothèques et lecture, telle est l’ambition affichée par ce volume collectif de belle facture, dirigé par Gilles Bertrand, Anne Cayuela, Christian Del Vento et Raphaële Mouren, qui se signale par une panoplie ad hoc d’aides au lecteur. G. Bertrand et A. Cayuela, signataires d’une substantielle introduction, ont en outre traduit les contributions en italien et en espagnol. D’utiles résumés des vingt-deux contributions précèdent les notices des auteurs ; on trouve aussi un copieux index des noms de personnes, une table des illustrations et graphiques et celle des matières.
Cette dernière révèle une structuration à la fois problématique, thématique – les chapitres retenus abordent différentes facettes des bibliothèques (enjeux politiques, constitution et dispersion, construction des imaginaires littéraires et scientifiques) et du livre (lecture et usages, circulation européenne, patrimoines bibliophiles) – et chronologique : les deux parties entre lesquelles se distribuent équitablement les six chapitres reposent sur « une nette distinction entre le xviie et le xviiie siècle » (p. 9) justifiée par les « spécificités » propres à chaque période, qui seraient de deux ordres. D’une part, tandis que le xviie siècle permet plutôt de saisir les bibliothèques au moment de leur création, celles du xviiie siècle, plus souvent héritées ou recomposées, offriraient une stratification plus complexe ; d’autre part, l’accent est mis, pour le xviiie siècle, sur la bibliothèque comme lieu d’élaboration des savoirs et des imaginaires, fortement marqué par l’encyclopédisme des Lumières et par la « révolution de la lecture » théorisée dans les années 1970 par Rolf Engelsing.
Outre qu’une telle scansion mérite discussion, la structure dessinée par ces trois critères non nécessairement convergents conduit à séparer des contributions entre lesquelles les liens sont évidents, tandis que les axes problématiques retenus s’avèrent à ce point enchevêtrés que de nombreuses études pourraient trouver place dans différents chapitres. D’autres logiques, notamment géographiques, auraient pu être mises en œuvre ; à défaut, le travail sur les renvois d’une contribution à l’autre aurait pu être renforcé.
Cette structuration s’explique toutefois par l’origine du volume, à savoir deux colloques organisés par quatre centres de recherche de la région Rhône-Alpes en décembre 2011 et mars 2013, le premier portant sur les bibliothèques du xviiie siècle, le second sur celles du xviie siècle. Cette origine, (trop) discrètement évoquée, explique l’absence de références attendues à des publications plus récentesFootnote 1. Elle permet aussi de comprendre pourquoi « l’Europe moderne » a ici pour centre de gravité le territoire de la région Rhône-Alpes. Cinq contributions portent sur le Dauphiné, Lyon ou la Savoie, et ce carrefour frontalier fait la jonction entre la France et l’Italie, sur lesquelles se concentrent les quatre cinquièmes des études, le reste permettant des échappées vers l’Allemagne, l’Espagne et même la Nouvelle-Espagne. L’absence de l’Angleterre, brièvement évoquée en introduction, mais aussi celle des Provinces-Unies et notamment de la Hollande où Louis Elzevier fixe, à partir de 1584, les règles de vente des bibliothèques privées, auraient mérité d’être explicitées.
De cette géographie européenne restreinte mais fertile, les contributions livrent un panorama très riche, quoique fatalement fragmentaire. Une écrasante majorité d’entre elles s’attachent à une bibliothèque spécifique, contre cinq (dont deux sur l’Italie) offrant une perspective plus transversale. Frédéric Barbier se penche sur les destructions et confiscations en temps de troubles, dans une perspective transnationale orientée sur la partie orientale de l’Europe. Pedro Rueda Ramírez propose une étude stimulante des circulations de livres entre Espagne et Nouvelle-Espagne aux xvie et xviie siècles, tandis que María Soledad Arredondo analyse la circulation transfrontalière des novelas du Siècle d’or selon une approche littéraire dont le rattachement aux enjeux des bibliothèques reste néanmoins trop peu problématisé.
À l’exception notable du couvent franciscain de Dongo, dont Giancarlo Petrella présente la fondation et les premiers canaux d’approvisionnement en livres, presque toutes les études de cas concernent des bibliothèques privées. Aucune d’elles ne fait partie des petites et moyennes bibliothèques jadis étudiées par Pierre Aquilon, les livres manuscrits ou imprimés se comptant ici par milliers. Une telle abondance est tributaire du statut social des possesseurs, lesquels acquièrent ou héritent d’une bibliothèque qu’il faut entretenir. On y croise surtout des représentants de la noblesse pour qui la bibliothèque est un instrument de légitimation et de prestige (la maison de Savoie, les Settala de Milan, Juan Fernández de Velasco, mais aussi le marquis de Vaulserre ou Charles-André d’Allois d’Herculais), des notables (les Pianello de la Valette), des personnages proches du pouvoir (Colbert) qui, souvent, sont aussi des savants (les de Thou, Dupuy ou Baluze), des érudits ou écrivains comme Piero Vettori, Vittorio Alfieri ou Montesquieu. Les cas de Giuseppe Pelli Bencivenni, fonctionnaire du grand-duc de Toscane, ou de l’architecte et réfugié huguenot Simon-Louis Du Ry, auxquels on peut ajouter l’abbé Rives, le « dogue » du duc de la Vallière, présentent des configurations plus originales.
Les modalités d’entrée des livres dans les collections, souvent difficiles à saisir, offrent à ce titre un terrain d’étude bien exploité à propos de Montesquieu et de Pelli, parfois obligés de céder des ouvrages pour en acheter d’autres ou de trouver des moyens d’accès alternatifs aux livres qu’ils désirent. Une autre dimension souvent abordée est la transmission de ce patrimoine, subi ou maintenu vivant par les héritiers, jusqu’à la dispersion physique que permet parfois d’organiser, voire de compenser symboliquement, un catalogue de vente.
À l’instar de Santa Maria del Fiume de Dongo, dont la conservation in situ fait « un unicum dans le panorama des bibliothèques ecclésiastiques italiennes » (p. 157), les collections ici soumises à l’examen sont celles qui ont laissé aux historiens des matériaux suffisamment riches pour être exploités. Chaque contribution donne lieu à un état des sources parfois bien problématisé, voire à des considérations méthodologiques bienvenues. G. Petrella rappelle ainsi la nécessité de faire « interagir l’analyse de chaque exemplaire » conservé en s’intéressant aux « marks in books » et en les confrontant aux « sources bibliographiques et documentaires (index, catalogues, inventaires), selon ce mode opérationnel de coopération entre archives et bibliothèques » indispensable à qui veut « reconstruire » le patrimoine des collections anciennes (p. 158-159).
Dans l’idéal, on dispose, comme pour le couvent de Dongo, le fonds La Brède à la bibliothèque municipale de Bordeaux ou encore la bibliothèque de Vettori à la Bayerische Staatbibliothek de Munich, à la fois d’exemplaires identifiés et de catalogues ou inventaires. Ces listes, qu’il faut soumettre à la critique en gardant par exemple à l’esprit que l’inventaire répond à des exigences administratives ou économiques précises, délivrent en outre « un instantané fiable uniquement à un moment chronologique donné » (p. 159). Il est donc préférable de pouvoir croiser les données fournies par différentes listes, de statuts et de dates variés, à l’instar du catalogue soigné de 1601 et de l’inventaire de 1608 examinés à propos des livres de Velasco, aujourd’hui dispersés dans différentes institutions. Tel est le travail premier de l’historien des bibliothèques, définies « par la double articulation […] entre le stockage des supports (les livres) et le traitement des contenusFootnote 2 ».
Ce volume met aussi à profit les renouvellements qu’a connus l’histoire des bibliothèques dans ses méthodes, ses théorisations et ses objets de recherche au cours des dernières décennies. Ainsi les catalogues, certes utilisés comme documents, sont-ils aussi envisagés comme des monuments à l’image du possesseur, des outils d’accès aux livres ou des manières de penser et d’organiser « tous les savoirs du mondeFootnote 3 ». La réflexion inspirée de Roger Chartier sur l’ordre ou le désordre imposé à la bibliothèque, qui irrigue l’introduction, trouve des échos dans les nombreuses contributions dédiées à l’organisation révélée par les catalogues ou les inventaires et aux rapports qu’ils entretiennent avec des instances prescriptives telles que la Bibliotheca universalis de Conrad Gesner (1545), L’advis pour dresser une bibliotheque de Gabriel Naudé (1627), les Musei, sive Bibliothecae […] libri VI du jésuite Claude Clément (1635) ou encore le célèbre « système des libraires de Paris ». La comparaison avec les modèles, qui permet de mesurer les écarts, trouve un prolongement fructueux dans l’étude simultanée des bibliothèques de Thou et Dupuy proposée par Anna Maria Raugei, illustration stimulante des bienfaits du comparatisme.
L’analyse très fine menée par Andrea Bruschi à partir du catalogue de la vente Baluze en 1719 nous montre combien l’interprétation des listes de livres peut être facilitée par le croisement avec des sources complémentaires. Ces dernières permettent aussi d’appréhender la bibliothèque dans la réalité mouvante et vivante de ses usages. C’est le cas du registre de prêts chez Colbert, dont Marie-Pierre Laffite livre une étude contextualisée, efficace et synthétique, et de deux témoignages d’achats laissés par Montesquieu et ses libraires, dont Catherine Volpilhac-Auger (par ailleurs la seule à thématiser les nouvelles conditions de recherche créées par la révolution numérique pour l’histoire des bibliothèques) déplie patiemment les enseignements. Mais la démonstration inverse de R. Mouren est tout aussi convaincante : malgré l’existence, dans le cas de Vettori, d’une bibliothèque remarquablement conservée et de sources nombreuses (catalogue, inventaire, riche correspondance), l’autrice met l’accent sur les questions demeurées sans réponse, démontrant a fortiori « à quel point disposer des inventaires seuls, ou des livres seuls, ne peut donner, la plupart du temps, qu’une vision déformée de la collection » (p. 203).
On dispose, dans de rares cas, de sources plus riches encore, à savoir des journaux personnels ou des recueils d’extraits de lecture. Herculais, par exemple, a laissé cinquante volumes intitulés Extraits de mes lectures reliés avec grand soin, tandis que le journal tenu quotidiennement par Pelli de 1748 à 1803, subtilement analysé par Laurence Macé, permet de se faire une idée non seulement de sa bibliothèque « réelle » (perdue), mais aussi des innombrables bibliothèques qu’il a rêvées. Est ainsi mis en lumière le gain heuristique qu’apporte la distinction entre livres possédés et livres lus. Car si « la bibliothèque appelle […] le lecteur » (p. 7), cette articulation est problématique : non seulement la présence d’un livre dans un inventaire n’implique pas qu’il ait été lu par son possesseur, mais encore la lecture, même avérée, est une activité complexe et difficile à appréhender. Alors que les travaux pionniers de Daniel Mornet prétendaient saisir les lectures précédant la Révolution grâce aux « enseignements des bibliothèques privées », l’apparente simplicité de ce lien a été remise en cause par Michel de Certeau définissant la lecture comme un « art de faire ». On regrette que l’introduction, qui décline les problématiques associées aux bibliothèques, n’ait pas davantage pris en compte l’approche réflexive sur la lecture nourrie par Roger Chartier, Henri-Jean Martin ou Alberto Manguel.
Les problématiques propres à la lecture trouvent néanmoins place dans ce volume : aux côtés de Pelli, le cas d’Alfieri donne lieu à l’étude où l’articulation entre histoire des bibliothèques et histoire de la lecture est la plus approfondie, à travers le cas emblématique d’un « écrivain » placé, de façon parfois un peu forcée, au carrefour de multiples révolutions. Rappelant prudemment que « le risque d’erreur est grand lorsqu’on étudie le catalogue d’une bibliothèque […] comme s’il s’agissait d’un viatique pour sonder l’univers culturel de l’écrivain et son atelier » (p. 334), C. Del Vento met en jeu des motifs vus ailleurs, mais réunis ici en faisceau signifiant : notions d’auteur et de lecteur, rapports entre lecture intensive et lecture extensive, pratiques d’extraction et de marginalisation, etc. Il est d’autant plus dommage que les deux contributions sur Montesquieu, sur la bibliothèque de la Brède et sur son usage des guides de voyages en Italie, n’aient pas été davantage articulées l’une à l’autre.
Si les « héritages immatériels » évoqués par Anne Béroujon ou les « bibliothèques sans murs » de Pelli font signe vers les stimulantes propositions de Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, la contribution de Marina Roggero sur « les voies d’accès aux livres à l’époque moderne » à travers l’exemple italien se situe pour sa part aux frontières de l’histoire de l’alphabétisation et de celle de la lecture. Sans aborder explicitement les bibliothèques, elle dessine avec une rare hauteur de vue le contexte dans lequel, sous l’influence des politiques et stratégies élaborées par l’Église romaine de la Contre-Réforme, s’est installée en Italie une relation particulière entre les livres et le public. C’est aussi la seule contribution qui évoque les moins cultivés, enfants, femmes et indocti. Bien que le public y soit tout différent, cette contribution peut être mise en résonance avec celle de Gilles Montègre qui propose, dans les journaux tenus par le naturaliste François de Paule Latapie pendant sa traversée de l’Italie entre 1774 et 1777, non seulement un panorama substantiel des bibliothèques italiennes du xviiie siècle, soumises à un renouvellement radical, mais aussi des réflexions pénétrantes sur les modalités d’accès aux livres, dans un contexte où l’utilité publique devient un enjeu majeur.
Le titre du volume et la représentation en couverture d’une lecture en bibliothèque mettant en scène Don Quichotte semblaient appeler une réflexion problématisée sur les rapports entre bibliothèques et lecture. Si le pari n’est, de ce point de vue, pas tout à fait tenu, il n’en demeure pas moins que ce séduisant recueil offre des études remarquables, de stimulantes propositions méthodologiques et une matière opulente à qui veut approfondir cette réflexion.