Comment la Californie est-elle passée de la condition de territoire isolé de la Monarchie catholique espagnole à celle d’État américain entre la fin du xviiie siècle et 1850 ? C’est ce processus historique que l’ouvrage d’Emmanuelle Perez Tisserant, maîtresse de conférences à l’université Toulouse 2-Jean Jaurès, analyse de manière extrêmement détaillée dans ce livre issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 sous la direction de l’historien des États-Unis François Weil et couronnée l’année suivante par le prix de thèse de l’Institut des Amériques ainsi que par le prix Louis Forest/Thiessé de Rosemont, prix solennel de la Chancellerie des universités de Paris. Rigoureusement organisé en sept chapitres chronologiques, le propos de l’autrice est animé par une conviction : la naissance politique du monde contemporain se comprend aussi par ses marges et ses périphéries. À ce titre, la politisation des Californiens des débuts du xixe siècle est aussi importante que celle des Treize Colonies ou des capitales européennes. Dans le cas de la Californie, ce regard est d’autant plus pertinent qu’il s’applique à un territoire délaissé par les récits nationaux des États-Unis comme du Mexique. Le pari est réussi grâce à une lecture fine et détaillée des archives et à une analyse approfondie des différentes composantes de la société.
L’ouvrage s’inscrit dans une vague d’écrits qui, ces trente dernières années, ont considérablement élargi l’étendue de nos connaissances sur l’ère des révolutions en Amérique hispaniqueFootnote 1. Ce livre participe aussi d’une tradition historiographique française bien établie et internationalement reconnue : celle de l’histoire politique des indépendances du monde ibérique portée par François-Xavier GuerraFootnote 2 et ses élèves. De fait, la conception du politique développée par E. Perez Tisserant fait largement écho aux analyses d’Annick Lempérière sur le MexiqueFootnote 3, de Geneviève Verdo à propos de l’ArgentineFootnote 4 ou encore aux travaux de Clément Thibaud portant sur la Colombie et le VenezuelaFootnote 5. Les questions de race et de genre sont également traitées fort à propos, en lien avec une « nouvelle histoire de l’OuestFootnote 6 » qui a pris ses distances avec la thèse de la « Frontière » étudiée par Frederick Jackson Turner comme lieu fondateur de la nation états-unienneFootnote 7. À rebours de toute vision binaire, l’historienne conjugue avec bonheur la fécondité critique de ces approches avec le meilleur de l’histoire politique. Les sources auxquelles elle puise sont des archives locales, régionales et nationales qui comprennent notamment les correspondances des gouverneurs, les archives des missionnaires et des documents privés. À partir de l’analyse de ce corpus, un monde californien disparu renaît, bien éloigné des réalités actuelles du « Golden State ».
Avant de devenir un des territoires les plus riches, les plus inégalitaires et les plus innovants du monde en ce début de xxie siècle, la Californie qu’E. Perez Tisserant fait revivre était une marge des empires coloniaux aux Amériques où aventuriers, missionnaires et commerçants tentaient de prendre pied et d’imposer leurs vues aux populations autochtones. Ce n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage que de faire prendre conscience au lecteur de la distance vertigineuse qui sépare San Francisco et Los Angeles, humbles localités de quelques centaines d’habitants avant la ruée vers l’or, des pôles de la mégalopolis qu’elles sont devenues en à peine deux siècles. C’est donc de la Haute-Californie qu’il est question – par opposition à la péninsule de Basse-Californie, qui demeure partie intégrante du Mexique –, région qui constituait une terre de frontière au centre des rivalités impériales espagnole, britannique, française et états-unienne ainsi qu’une société politique en pleine transformation.
Comme nombre d’autres territoires frontaliers de la Monarchie catholique, la Californie se caractérisait par l’importante présence de missions, qui regroupaient une partie de la population amérindienne afin de les convertir et de les faire travailler au profit des ordres religieux. La volonté de l’autrice de restituer la capacité d’agir des peuples autochtones (notamment des Chumash, Utes, Yaquis, Yokut et Yuma) est manifesteFootnote 8, mais aussi, nécessairement, tributaire des limites des sources. Les expéditions militaires dirigées contre eux sont constantes tout au long de la période étudiée, mais ne sauraient résumer les rapports entre colonisateurs et colonisés. Ainsi, à la fin du xviiie siècle, des alcaldes autochtones sont élus – certes sous le contrôle des missionnaires –, ce dont les Amérindiens, après l’indépendance, cherchent à tirer parti, notamment en protestant contre les châtiments corporels infligés par les missionnaires.
Les Yokut et les Chumash se révoltèrent également massivement en 1824, et les alcaldes des missions concernées figurent parmi les meneurs. Comme l’écrit l’historienne, cette rébellion montre la capacité des Amérindiens de la Californie nouvellement indépendante à « prendre en main la défense de leurs nouveaux droits par eux-mêmes » (p. 83). À partir des années 1830, les missions furent sécularisées et transformées en pueblos, même si l’administration ne laissait que peu de marges aux populations autochtones, qu’il fallait conduire sur le « chemin de la civilisation » (p. 186). Il s’agissait surtout de transférer les terres des missionnaires à des administrateurs et à des colons, toujours sous la forme de grandes propriétés. La principale activité agricole était l’élevage, qui caractérisait le monde rural des ranchos de la Californie d’alors.
Dans les années 1830, ces élevages, en particulier de chevaux et de mules, attirèrent les convoitises de bandits appelés les Chaguanosos et formés d’un regroupement hétéroclite d’Européens, d’États-Uniens, d’Amérindiens et de métisFootnote 9. Leurs raids pouvaient être dévastateurs, comme lorsqu’ils volent 1 200 chevaux en 1840. Quelques détails judicieusement relevés redonnent vie à ce monde interlope, comme lorsqu’un colon belge nommé Janssens est mandaté pour négocier avec Chalifoux, brigand franco-canadien. On aurait toutefois souhaité en savoir un peu plus sur ces bandits de grand chemin, et notamment sur leur enrôlement dans certains conflits politiques brièvement mentionnés. Autre activité typique des terres frontalières d’Amérique du Nord, celle des trappeurs, états-uniens, européens ou métis, qui recherchaient en particulier les peaux de loutre.
Terre de trappeurs, de brigands, de missionnaires et d’Amérindiens, la Californie était aussi un enjeu géopolitique majeur des rivalités impériales. C’est incontestablement l’une des forces de l’ouvrage que de montrer à quel point cette région côtière se situait au cœur des ambitions des grandes puissances. Dans la Monarchie catholique, il s’agissait d’une province périphérique qui recevait toutefois un soutien en numéraire et en matériel – par bateau – de la part de la vice-royauté du Mexique jusqu’en 1811. Son territoire était également convoité par les Russes qui progressaient depuis l’Alaska, et qui, en 1812 fondent un fort à 100 km au nord de San Francisco : le fort Ross. Dans un premier temps, la Californie demeura d’ailleurs fidèle à Ferdinand VII et, comme une grande partie du Mexique, ne rallia que très tardivement la cause de l’indépendance. La menace permanente des peuples autochtones n’était pas pour rien dans cette peur d’une séparation d’avec l’EspagneFootnote 10.
Contrairement à la plupart des régions d’Amérique hispanique, la Californie ne fut pas le théâtre d’une guerre civile entre loyalistes et indépendantistes. De manière tout à fait intéressante, c’est en réaction au Triennat libéral en Espagne que les missionnaires conservateurs se rallièrent finalement à l’indépendance, au moment où Agustín de Iturbide instaurait un éphémère Empire mexicain de mai 1822 à mars 1823, après quoi le Mexique devint une République fédérale. Représentée au Congrès par son ancien gouverneur loyaliste Pablo Vicente de Solá, peuplée de missionnaires et parcourue d’envoyés du « tsar de toutes les Russies », la Californie est perçue par les élites mexicaines comme « une province allégorique de l’ancien régime et du despotisme », selon l’élégante formule d’E. Perez Tisserant (p. 58). Les Espagnols hors-jeu, la province se retrouve au centre des convoitises de la Russie et des États-Unis. Alors que Saint-Pétersbourg abandonne le fort Ross et ses ambitions californiennes en 1841, les regards états-uniens se tournent au contraire de plus en plus vers l’ouest, et vers cette route du Pacifique. Les États-Uniens prirent pied aux îles Sandwich (archipel d’Hawaï), d’où les fourrures californiennes étaient réexportées vers la Chine. L’ouvrage montre avec clarté que, dans un premier temps, la place grandissante des intérêts états-uniens en Californie ne procédait pas d’une pression militaire, mais d’une immigration de plus en plus importante, notamment de commerçants puis de colons. Une nouvelle ère commença toutefois avec l’indépendance du Texas en 1836, à la suite de la défaite des troupes mexicaines. L’État mexicain semblait démuni face à ces nouvelles menaces, et les tentatives d’organiser la défense de la province dans les années 1840 ne furent guère fructueuses, faute de solde pour la troupe ; les forces états-uniennes s’en emparèrent sans trop de difficultés en 1846-1847. Cependant, la grande force du livre est de montrer que, loin d’être seulement un territoire frontalier convoité, la Californie connaissait aussi de nouvelles politisations extrêmement variées dans tous les pans de la société, en particulier entre 1811 et 1846.
La société californienne des années 1810, essentiellement missionnaire et militaire, offrait un visage conservateur. Effrayés par l’expédition maritime des patriotes contre Monterey (conduite par un corsaire français au service des indépendantistes de Buenos Aires, Hippolyte Bouchard), inquiets de perdre leurs privilèges liés à la condition religieuse ou militaire, les Californiens rejoignirent l’indépendance mexicaine au dernier moment. Le livre montre comment cette microsociété connut pourtant peu à peu de nombreuses évolutions sociales et politiques des années 1820 aux années 1840. Suivant les chemins ouverts par la nouvelle histoire politique, l’autrice insiste sur le fait que l’indépendance signifie la rupture avec l’horizon politique de la Monarchie catholique et l’ouverture de nouveaux possibles.
Les changements institutionnels sont observés par une véritable « histoire au ras du sol » qui prend le parti, comme l’écrit l’autrice, « d’écouter et d’observer à différentes échelles de temps » (p. 78). Le livre propose une analyse détaillée des processus électoraux et des recompositions des forces sociales ainsi que des discussions des élites (tertulias) au cours desquelles s’opèrent des rapprochements stratégiques. Ces processus sont souvent conflictuels. Ainsi, la révolte des soldats et des sous-officiers de Monterey en 1829 est étudiée comme symptôme des désillusions de l’époque républicaine. En 1831, c’est même une véritable révolution qui éclate en Californie, révolution qu’E. Perez Tisserant s’évertue à défendre contre la commisération voire le mépris d’une ancienne historiographie éprise de grandeur et oublieuse de la complexité des politisations californiennes : « Ce qui se joue en Californie en 1831 n’est pas une révolution ‘d’opérette’. C’est tout l’enjeu de la stabilité politique après une révolution et la hiérarchie des légitimités qui est posé » (p. 147).
En 1836, une nouvelle révolution éclate, dont le contenu conservateur est frappant : les élites expriment leur volonté de voir les gouverneurs respecter le catholicisme, la morale et les frontières raciales. Ici, l’explication de ces motifs aurait pu se déployer plus clairement. D’une manière générale, le lecteur comprend bien comment les groupes sociaux et les individus se saisissent des opportunités ouvertes par les périodes de crise de manière différenciée. Ainsi, ces périodes révolutionnaires furent également mises à profit par les Amérindiens qui menèrent des attaques contre les ranchs. Les transformations politiques étaient aussi liées au processus de sécularisation des missions qui aboutirent à des transferts de propriété vers les administrateurs et les colons. Finalement, la capacité d’un grand nombre de citoyens, colons et commerçants à mobiliser les cadres municipaux à leur profit est une constante de l’époque.
Le privé et le public s’entremêlent admirablement dans l’analyse de l’autrice qui rend compte en détail des subjectivités des acteurs : des « sociabilités[s] masculine[s] guerrière[s] [prennent] tout [leur] sens dans le regard des femmes » (p. 140), des discussions des salons ou des tavernes, ou encore de la manière dont les élites construisent l’identité de « Californien » comme racialisée (notamment par opposition au gouverneur Victoria, reçu avec hostilité du fait de son ascendance noire). Les idées nouvelles furent particulièrement discutées à Monterey, où s’étaient installés des commerçants britanniques, états-uniens et français qui se marièrent avec des femmes de la bonne société locale. L’articulation des ambitions politiques et économiques de certains acteurs est aussi restituée. Le destin du Suisse Johann August Sutter, qui fit de sa concession une « Nouvelle-Helvétie » prospère, sorte d’État autonome dans la province où travaillaient des centaines d’Amérindiens, est ainsi particulièrement suggestif. Grâce au regard ample de la chercheuse, le portait de cette société complexe et bigarrée se révèle aussi plaisant qu’éclairant pour le lecteur.
Face à la conquête états-unienne, la société politique californienne n’est pas demeurée passive. Au début de la guerre entre les États-Unis et le Mexique en 1846, lorsque les navires de Washington s’emparèrent de Monterey, la résistance se concentra particulièrement à Los Angeles, avant l’arrivée de nouvelles troupes terrestres qui y mirent fin. La Haute-Californie fut officiellement annexée en 1848 et ce moment politique coïncida avec la ruée vers l’or qui attira une immigration massive. La population de la Californie passa de 10 000 habitants en 1846 (sans compter les Amérindiens autonomes) à environ 100 000 en 1849, l’année où elle adopta une constitution excluant l’esclavage. De nouveaux conflits de propriété éclatèrent, car les immigrés venus de l’est des États-Unis, porteurs d’une vision jeffersonienne fondée sur la petite propriété, s’opposaient aux grandes exploitations où travaillaient les Amérindiens. L’ouvrage s’achève sur l’histoire des débuts de la Californie comme État de l’Union. In fine, ce livre montre avec talent comment la Californie, d’abord projet militaire et religieux, est progressivement devenue un projet politique par l’action de ses habitants.