À l’heure où les scandales d’abus sexuels dans l’Église éclatent au grand jour, voici un livre – le premier consacré à l’étude de la pédocriminalité au Moyen ÂgeFootnote 1 – qui ne manquera pas de retenir l’attention. L’auteur, spécialiste de l’enfance, du genre et de la sexualité, fonde son enquête sur des sources exclusivement judiciaires – en l’occurrence les registres criminels (ou libri maleficiorum) de Bologne, tenus par le podestat de la ville entre 1343 et 1484. Il y relève 130 cas de viols perpétrés contre des filles et des garçons âgés de 3 à 16 ans (10 ans en moyenne pour les premières, 12 ans pour les seconds). Ces cas ont été jugés soit selon le mode inquisitoire dit ex officio (c’est-à-dire à l’initiative du podestat lui-même), soit à partir de dénonciations émanant des familles de victimes ou des officiers locaux (les massarii et ministrales).
Les coupables sont tous des hommes dont la fama est mise en cause – ce qui ne saurait surprendre dans le cadre d’enquêtes judiciaires qui non seulement portaient sur le crime commis, mais prenaient aussi en compte la réputation de l’accusé. Dans 4 cas sur 10, il s’agit d’étrangers, parfois de « vagabonds », mais l’on trouve aussi des serviteurs, des domestiques, des métiers intellectuels ou artistiques (un enlumineur par exemple) et, dans la moitié des cas, des artisans. Comme le montre Didier Lett, les pédocriminels médiévaux vivent souvent sur le même territoire que leurs victimes et « ils évoluent dans des ‘structures facilitantes’ : même famille, même maison, même boutique, même école » (p. 91). Les risques existent donc au travail – à la boutique ou au champ –, à l’école – c’est là que Dantes, professeur de grammaire, abuse de plusieurs enfants en 1385 – et bien sûr à la maison, où la plupart des agressions sexuelles de jeunes filles ont lieu.
Pour atteindre leur but, « les violeurs déploient des stratégies multiples […] par des paroles de séduction, des promesses ou des dons de cadeaux, ou encore par des menaces verbales ou physiques » (p. 145). Si les paroles peuvent d’abord être suaves, les mots, qui menacent de mort ou annoncent le viol, sont la plupart du temps crus et violents. L’acte lui-même est atroce (y compris dans les gestes qui le précèdent, puisque les filles sont souvent traînées par les cheveux), ainsi que l’attestent les vulves et les anus ensanglantés et déchirés, que des médecins appelés comme experts examinent afin de prouver la résistance féminine et l’absence de consentement.
Si l’inculpé est la « vedette du procès » (p. 79), D. Lett tâche de « faire droit aux victimes » et « d’examiner l’envers du crime » (p. 44) en esquissant une sociologie des enfants violés à partir des maigres informations que recèlent les actes de procès. Enfants d’artisans ou de commerçants pour beaucoup, mis au travail de manière précoce, ils sont à plus de 85 % originaires de Bologne et de son contado. Les filles sont qualifiées de « vierges » et, comme le précise régulièrement le notaire, « de vie honnête » et « de bonne renommée » (ce qui signifie qu’elles n’étaient pas consentantes). Pour la plupart elles sont précisément désignées, à l’inverse des garçons dont on estime, dans un cas sur cinq, « qu’il est préférable à présent d’en taire le nom » (p. 53) et d’en préserver ainsi l’honneur.
Plus globalement, D. Lett parvient à montrer – et c’est sans doute là l’apport majeur de son enquête – que le traitement réservé aux violeurs et à leur crime est genré : du sexe de l’enfant dépendent en effet la gravité du crime, sa qualification et la sanction qui lui est réservée (bûcher, décapitation, bannissement – surtout dans les cas de contumace – et, beaucoup plus rarement, peines pécuniaires). Si c’est une jeune fille qui a été abusée, le juge parle au sujet des coupables de « violeurs » ou de « ravisseurs de vierges » (strupatores ou raptatores virginum), car c’est la virginité de la victime qui a été lésée et avec elle l’honneur de la famille, empêchée d’offrir à une autre famille une denrée intacte sur le marché matrimonial. Si la victime est un garçon, en revanche, le violeur est qualifié de « sodomite » (sodomita) et son crime d’« horrible » (horribilis), voire d’« indicible » (nefandus), car il relève du « vice contre nature » (contra naturam).
Cette forte « dissymétrie de genre » (p. 53) témoigne du fait qu’une pénétration anale était beaucoup plus infamante qu’une pénétration vaginale (le viol féminin étant « réparable » par un mariage subséquent entre le coupable et la victime). Là où, en effet, les familles pâtissaient du viol des filles – le dommage principal étant porté au père de la jeune fille déshonorée –, le viol des garçons était conçu comme une atteinte aux « bonnes mœurs » et à la « morale » (p. 218) ainsi qu’à l’ordre public et communal. Ces pages du livre, à vrai dire, ne sont pas les plus explicites, car l’on se demande en quoi la sodomie pouvait être une « perturbation de l’espace public », une marque de « mépris à l’égard de la communauté », allant « à l’encontre de la concordia et de la pax civitatis » (p. 214-215). N’est-ce pas surtout qu’en adoptant à leur tour la logique juridique et procédurale qui avait d’abord été celle de l’Église, les pouvoirs séculiers s’arrogeaient la faculté de juger les violations d’un ordre naturel voulu par Dieu ?
Mario Sbriccoli a bien montré que le recours à la procédure inquisitoire dans les villes italiennes de la fin du xiiie siècle – justifié lorsque l’auteur d’un crime n’avait pas seulement lésé les intérêts de la victime, mais aussi l’intérêt supérieur de la cité – fut un moyen pour les pouvoirs communaux d’affirmer leur « majesté »Footnote 2. Or, moins de deux siècles plus tard, lorsque ces mêmes pouvoirs commencent à s’intéresser aux crimes sexuels, et plus particulièrement à la sodomie (comme la législation statutaire de l’époque tend à le montrer), c’est sans doute parce qu’ils cherchent à se poser en défenseurs d’une « nature » dont l’Église enseigne, depuis les xiie et xiiie siècles, que les sodomites outragent.
À compter du xiiie siècle, la sodomie – qui renvoie alors à cinq pratiques différentes, et non à la seule pénétration anale – est en effet considérée comme le vice « contre nature » par excellence. Jacques Chiffoleau a montré par quels détours cette accusation redoutable était devenue systématique dans les grands procès politiques des xive-xve siècles ainsi que dans les affaires de sorcellerie où, associée à l’hérésie et à la lèse-majesté, elle pèse évidemment très lourd dans les charges retenues contre les alliés de SatanFootnote 3. C’est donc sans surprise ce dernier qui est à l’œuvre dans les actes des pédocriminels bolonais, lesquels, « excités par un esprit diabolique », « n’ont plus Dieu devant les yeux, mais l’ennemi du genre humain » (p. 123). Et il n’est pas anodin que certains des violeurs de garçons soient accusés de magie ou d’avoir prononcé des paroles diaboliques ; que les « sodomites » soient, pareillement aux hérétiques, envoyés au bûcher ; et que leurs complices soient également condamnés, comme l’étaient les « soutiens des hérétiques ».
S’il apparaît clairement que c’est le « vice contre nature » qui, dans le viol des garçons, était visé et puni – et moins l’absence de consentement, qui importait peu au juge tant « la passivité sexuelle des garçons comme des hommes [était] perçue de manière négative » (p. 196) –, on peut se demander dans quelle mesure le fait qu’il s’agisse d’enfants entrait ou non en ligne de compte dans le jugement (d’autant qu’à Bologne, les relations sodomitiques entre adultes consentants semblent avoir été rarement et peu sévèrement condamnées). En cette fin de Moyen Âge, la violence sexuelle sur mineurs constitue-t-elle un crime spécifique aux yeux de la justice ? Autrement dit, la « pédocriminalité» (dont le vocable, certes, est anachronique) est-elle pensée comme telle ?
L’auteur ne tranche pas vraiment cette question, car il suggère d’un côté que « l’âge de la victime pouvait influencer la manière dont le juge rendait sa sentence » et « évalu[ait] la possibilité ou non d’un consentement de la part de la victime » (p. 59), en affirmant de l’autre que l’âge « ne s’impose pas encore pour créer une nouvelle catégorie juridique de crime sexuel » (p. 312) et qu’il ne peut être considéré comme une circonstance aggravante. Il conclut, du reste, qu’« il n’est pas légitime de parler de ‘pédophilie’ en tant que catégorie qui regrouperait un ensemble de personnes adultes ayant une attirance sexuelle pour les enfants impubères », la documentation ne faisant que « dévoiler l’existence d’hommes pratiquant des actes ‘pédophiles’ violents, c’est-à-dire des adultes imposant, à un moment donné, des relations sexuelles à des enfants sans que l’on puisse vraiment savoir s’ils sont exclusivement, de manière préférentielle, ou occasionnellement attirés par des impubères » (p. 312-313).
Est-il pertinent, dans ces conditions, de parler de « pédocriminalité » – sauf à considérer l’attirance sexuelle pour les enfants comme un universel dont les explications ne seraient pas socioculturelles, mais biologiques ou médicales, et sa condamnation comme un invariant ? Il faudrait pour cela que le crime sexuel contre l’enfant soit clairement distingué du crime sexuel contre l’adulte et que l’enfance soit pensée comme un âge devant être protégé. D. Lett, qui en est pourtant un spécialiste, ne dit pas grand-chose à ce sujet, sauf au fil de quelques remarques liminaires sur la tolérance médiévale vis-à-vis de la maltraitance infantile (p. 14-17), et plus loin lorsqu’il est question de la crainte, assez répandue, que les adultes « sodomites » n’inoculent le vice et l’immoralité aux enfants qu’ils violent. En revanche, le fait que les enfants victimes de viols n’aient jamais été punis, là où les hommes adultes victimes d’un rapport sexuel non consenti l’étaient, pourrait constituer une preuve « que ces affaires n’[étaient] pas jugées comme de simples crimes sodomites, mais comme des agressions sexuelles violentes d’un homme sur un enfant » (p. 258).
Finalement, ce livre propose une remise en perspective historique inédite et profondément originale d’un problème devenu central dans nos sociétés. Outre la riche bibliographie couvrant plusieurs champs d’étude, et de nombreux tableaux statistiques, il offre une véritable plongée dans les sources judiciaires, grâce à un travail méticuleux de traduction du latin et de l’italien qui rend le récit aussi vivant que saisissant.