Pour les 700 ans de la mort de Dante, on ne compte plus les nombreux ouvrages publiés pour célébrer le poète. Ce flot éditorial sans précédent a aussi connu son lot de traductions visant à rendre l’œuvre dantesque plus accessible au public français. Si certaines d’entre elles sont discutables, indépendamment de leurs qualités linguistiques voire esthétiques, en ce qui concerne leur intérêt scientifique pour un médiéviste éclairé – nous pensons ici notamment à la traduction du Convivio (Le Banquet) parue en 2019 –, l’édition bilingue de la Commedia qui paraît dans la collection de la Pléiade constitue un événement, tant d’un point de vue éditorial que scientifique. Il faut dire que la précédente traduction dans cette collection – celle d’André Pézard – bien qu’étonnante, amusante même, avec ses calques du français médiéval, était surtout difficile à manier et assez peu fidèle au contenu philosophique et théologique du poème. On reprochera peut-être aux éditeurs de « La Pléiade » de l’avoir remplacée par une réimpression de l’édition du texte italien par Giorgio Petrocchi, parue en 1965 – il en existe de plus récentes, comme celles d’Antonio Lanza ou de Federico Sanguineti – et par la traduction de Jacqueline Risset, déjà publiée en poche chez Flammarion entre 1985 et 1990. Mais les éditeurs s’en défendent fort bien, d’abord dans une « note sur le texte italien » (p. xlv-xlix) rédigée par Luca Fiorentini, éminent spécialiste de Dante et de sa réception médiévale, puis dans une notice intitulée « Jacqueline Risset, traductrice de La divine comédie » (p. xlix-liii), rédigée par Jean-Pierre Ferrini. Malgré d’autres traductions françaises récentes – comme celle, fort élégante, de Danièle Robert –, celle de J. Risset a été privilégiée en raison de son travail conjoint avec G. Petrocchi à l’université de la Sapienza. Avec le projet d’une édition bilingue, cette association formait un ensemble d’une grande cohérence intellectuelle, fruit de la collaboration étroite entre l’éditeur italien et de la traductrice française. Si cette traduction n’est pas exempte de défauts, pour un lecteur qui ne cherche pas seulement un travail sur la langue, mais aussi à comprendre dans le détail la pensée de Dante, elle a toutefois le très grand mérite de rendre le texte de Dante compréhensible et même facile à lireFootnote 1.
Quoi qu’il en soit, les éventuelles faiblesses que l’on pourrait prêter aux textes italien et français sont largement compensées par ce qui fait la grande force de ce volume, à savoir son apparat de notes de sources et de commentaires. Outre la préface de Carlo Ossola, qui montre en quelques pages comment La divine comédie est devenue un classique de la littérature et de la pensée européennes, et la « chronologie » très précise établie par L. Fiorentini, le lecteur est d’emblée impressionné par ces 500 pages de notes sur le texte. L’équipe de chercheurs réunis autour de C. Ossola pour réaliser ce travail considérable est constituée de spécialistes des commentateurs médiévaux de Dante (L. Fiorentini), de la philosophie dantesque (P. Porro) et de la littérature italienne (I. Gallinaro) ainsi que d’un écrivain (J.-P. Ferrini), auteur d’un livre sur Dante et BeckettFootnote 2. Cette polyphonie donne à lire un texte dont l’existence n’est plus cantonnée à son contexte d’origine, mais vivifiée par l’étude de son intertextualité, de ses sources, et surtout de sa réception, autant d’éléments qui en font une « œuvre ouverte », pour reprendre un mot d’Umberto Eco. Ces différentes approches se confirment enfin par un ensemble de textes intitulé « Lectures de Dante au xxe siècle » qui vient clore ce volume. D’Ezra Pound à Yves Bonnefoy, en passant par Samuel Beckett, Eugenio Montale, Jorge Luis Borges ou Pier Paolo Pasolini, ces lectures récentes, parfois bien connues, viennent renforcer cette impression de texte infini, sans cesse renouvelé.
Un travail d’annotation si riche ne peut être rendu autrement que par quelques exemples. Prenons le chant V. Dante et Virgile accèdent au second cercle de l’Enfer où se trouvent les âmes des luxurieux. Pour la première fois dans le récit apparaît le personnage de Francesca, et son amour pour Paolo. Les notes commencent par un commentaire général expliquant d’abord comment le texte s’écarte de son modèle virgilien, en particulier lorsque la parole est donnée à Francesca, une contemporaine, une incarnation vivante du péché que représente ce lieu. L. Fiorentini déconstruit ensuite la lecture romantique faisant de ce personnage l’illustration d’une forme d’héroïsme, en montrant que le vocabulaire, largement emprunté à la lyrique médiévale, marque, en particulier à travers le champ lexical de la croyance, combien le discours de Francesca dit ce qu’elle pense avoir fait et vécu, non la réalité d’une situation. Sans cela, on ne comprendrait pas les chants du Purgatoire qui font réapparaître Francesca : il s’agit bien pour Dante d’évaluer moralement les intentions des protagonistes du point de vue de la théologie, qui sert de trame à l’ensemble de l’édifice. L’obstination du personnage n’est donc pas ici la manifestation d’une forme d’héroïsme, mais plutôt d’un acharnement que Dante entend condamner. Si ce célèbre texte paraît dès lors moins engageant, l’interprétation offerte par L. Fiorentini n’en reste pas moins extrêmement fidèle, du point de vue du contexte théologique de l’œuvre, au jugement, souvent très dur, du poète. Dante comprend, mais ne pardonne pas. À la suite de cette présentation générale, les notes érudites et détaillées s’enchaînent, précisant notamment les rapports entre ce passage et la « doctrine d’Amour » de Guido Guinizzelli ou de Francesco da Buti. Telle autre scène est présentée comme un remaniement du Roman de Tristan en prose, quand telle autre emprunte à Lancelot du lac.
On retrouve la même acribie dans les notes de Pasquale Porro sur les chants les plus philosophiques de la Commedia. Au chant XVI du Purgatoire, par exemple, s’engage une réflexion profonde et assez technique sur la liberté humaine et le libre arbitre face à diverses formes de déterminisme. Comme le montre le commentaire général, si Dante est d’accord avec son interlocuteur, Marco Lombardo, pour faire du libre arbitre le fondement de l’imputabilité morale de la faute et du péché, cette conception n’est pas synonyme d’absence de déterminations externes de l’action. Plusieurs situations sont alors abordées, allant du déterminisme causal, notamment par les astres, à une forme de déterminisme plus psychologique. P. Porro montre comment, selon cette analyse – que l’on pourrait qualifier de « compatibiliste », dans laquelle la liberté est enchâssée dans un univers ordonné causalement, où les corps célestes influencent l’homme jusque dans son âme sensible et ses passions, sans jamais le déterminer vraiment et totalement –, la liberté semble d’abord réduite au fait d’être à l’origine de ses actes. Cette vision, largement inspirée par Thomas d’Aquin sans en être une simple imitation (voir en particulier la note 10, p. 1093), affirme la nécessité pour l’âme rationnelle de prendre le dessus sur le corps, lequel subit constamment l’action de multiples causes externes. Cela apparaît notamment à la fin du chant, lorsque Dante tire des conclusions politiques de cette analytique de la liberté, notamment grâce à la distinction qui lui est chère entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Présentée de manière précise dans Le banquet et La monarchie, et si bien analysée jadis par l’historien Ernst Kantorowicz, cette dichotomie permet de comprendre comment les lois contraignantes du pouvoir impérial ne nuisent aucunement à l’examen de la conscience par le pouvoir spirituel de l’Église. Seulement, les deux pouvoirs ne sauraient être confondus, cette équivoque étant précisément à l’origine de l’expansion du mal dans la société selon Dante. Chaque note explore le détail de cette théorie, depuis le rôle de l’imagination, soumise, au moins indirectement, à l’action des causes corporelles (voire la très longue note 2, p. 1095-1096), jusqu’à la reprise de la distinction thomiste entre ce qui est absolument et naturellement nécessaire (note 13, p. 1098). À elles seules, ces notes constituent un petit cours de philosophie morale et politique médiévale.
Ces deux exemples ont pour unique fonction de donner un maigre aperçu de ce que tout lecteur, néophyte, étudiant ou professeur, pourra trouver dans cet extraordinaire travail d’accompagnement de l’édition bilingue. L’ensemble des notes est à l’avenant. On l’aura compris, grâce à ces multiples couches de lectures et d’interprétations, familières aux spécialistes de Dante et aux lecteurs italiens, habitués à ce genre d’éditions érudites, le lecteur français pourra espérer pénétrer pleinement les cercles difficiles de ce classique de la littérature mondiale.