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Cyrille Billard et Vincent Bernard (dir.), Pêcheries de Normandie. Archéologie et histoire des pêcheries littorales du département de la Manche, Rennes, PUR, 2016, 720 p.

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Cyrille Billard et Vincent Bernard (dir.), Pêcheries de Normandie. Archéologie et histoire des pêcheries littorales du département de la Manche, Rennes, PUR, 2016, 720 p.

Published online by Cambridge University Press:  13 November 2023

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Abstract

Type
Histoire des pêches (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cet ouvrage imposant, dont l’édition soignée sur papier glacé est enrichie de très belles et nombreuses illustrations en couleurs, est le fruit d’un programme de recherche collectif mené sur près d’une décennie au cours des années 2000. Sous la direction de deux archéologues, une trentaine de chercheuses et chercheurs, issus de différentes disciplines comme l’archéologie environnementale, l’histoire, la géomatique ou encore la linguistique, ont été impliqués dans cette entreprise co-financée par la direction régionale des affaires culturelles de Basse-Normandie, le ministère de la Culture et le département de la Manche.

Le nœud du projet a consisté en la prospection d’une demi-douzaine de sites de pêcheries côtières en Basse-Normandie datés de la période préhistorique et de l’époque médiévale. Cette « archéologie de l’estran », moins prisée que celle des moyens de navigation ou des infrastructures portuaires, plonge au cœur de la « continuité spatiale des occupations humaines entre la bande terrestre » (p. 107) et la mer. Les pêcheries étudiées par les archéologues sont des barrages, qui devaient contraindre le poisson à emprunter un passage pour aller vers un système de capture. Les dispositifs plus légers n’ont, quant à eux, pas laissé de vestiges.

D’emblée, soulignons que l’argumentation est très composite et discontinue : au sein de la structure générale de l’ouvrage, l’exploitation des données archéologiques est franchement dissociée de l’analyse historique. Comme le reconnaissent eux-mêmes Cyrille Billard et Vincent Bernard, « il reste difficile de relier des sources écrites à des sources archéologiques » (p. 520). Il en ressort une juxtaposition d’études, sans véritable interdisciplinarité. Ainsi, une première partie, composée d’une centaine de pages, s’efforce de donner des perspectives diachroniques sur les pêcheries, tandis que plus de 400 pages sont ensuite consacrées à l’évocation, site par site, des chantiers archéologiques. Dès lors, historiennes et historiens pressés seront tentés de se contenter de lire la première partie de l’ouvrage, délaissant l’aridité technique de la seconde qui s’apparente à une succession de rapports de fouille. Nous espérons toutefois montrer ici que l’effort de lecture et d’estrangement disciplinaire peut s’avérer heuristique.

La première partie, essentiellement rédigée par C. Billard, propose une synthèse historiographique sur les pêcheries côtières, principal dispositif qui permit l’exploitation intensive des eaux salées peu profondes avant l’essor irrésistible de la pêche en haute mer sous l’effet probable de la raréfaction des ressources halieutiques. L’auteur puise dans une vaste littérature archéologique, ethnographique et anthropologique pour donner des exemples à l’échelle du globe qui convainquent de la quasi-universalité des fondements techniques des pêcheries de type « barrage à poissons ». Il passe, cependant, à côté de références d’histoire plus récentesFootnote 1. De façon très classique, C. Billard rappelle que les sources sont rares pour faire l’histoire des techniques de pêche avant l’essor des grandes enquêtes administratives sur les littoraux à la fin de l’époque moderneFootnote 2. Sa synthèse souffre de quelques imprécisions, comme lorsqu’il explique que François Le Masson du Parc réalise des inspections « sur l’ensemble des côtes françaises » (p. 54) dans les années 1720-1730, alors qu’il ne se rend que dans celles du Ponant et ignore le littoral méditerranéen. L’ambition première de l’auteur est, toutefois, moins de renouveler l’analyse historique que de tirer profit des archives de la monarchie administrative pour établir un inventaire à visée patrimoniale à l’échelle de la Basse-Normandie.

À la fin de l’Ancien Régime, les tenanciers de pêcheries bas-normandes s’appuient sur des titres anciens pour défendre leurs droits. Les abbayes du Mont-Saint-Michel, de La Lucerne, de Lessay ou encore l’abbaye aux Dames de Caen arborent leurs chartes de fondation des xe-xiie siècles ou des concessions ducales. Ainsi, l’enquête archivistique sur les pêcheries est très dépendante d’une histoire des pratiques de l’écrit entre époque médiévale et époque moderne : « l’ancienneté connue des pêcheries dépend avant tout de la capacité de leurs propriétaires à conserver leurs titres » (p. 75). D’une part, cela conduit à une illusion historiographique, laissant croire que l’on serait passé d’une situation de monopole ecclésiastique à une écrasante domination des propriétaires issus de l’aristocratie seigneuriale à la fin de l’Ancien Régime. D’autre part, comme le souligne Elizabeth Ridel, le suivi en longue durée des pêcheries détenues par des laïcs est rendu difficile pour des raisons linguistiques : elles portent souvent des toponymes anthroponymiques, ce qui engendre de fréquents changements de nom au fil des transmissions et des mutations de propriété.

Parmi les centaines de pêcheries bas-normandes repérées dans la documentation de la fin de l’Ancien Régime, soit environ 500 pour les seules amirautés de Coutances et de Granville, prévaut une très grande diversité technique. Dans les zones estuariennes (baie du Mont-Saint-Michel, baie des Veys, estuaire de l’Orne) priment les installations légères et mobiles en raison de la force des courants, tandis que les côtes basses et rocheuses sont le domaine privilégié des parcs de clayonnage, ou bouchots, des parcs de pierre en V, des écluses et des dispositifs de filets tendus sur des pieux. L’opposition nette entre l’est et l’ouest du Cotentin recoupe des différences d’implantation des établissements monastiques depuis l’époque médiévale, si bien que, comme suggéré, le « découpage des différentes zones de même tradition technique dépasse largement le simple déterminisme environnemental » (p. 92).

La seconde partie de l’ouvrage, sans doute plus inédite, offre le témoignage minutieux d’une décennie d’archéologie de l’estran en Basse-Normandie. Des dizaines de pages reviennent sur les conditions pratiques de réalisation des fouilles. Bien que les campagnes de prospection aient été contraintes par le flux et le reflux des marées, les sables mouvants et l’impératif d’écoper les eaux stagnantes, les auteurs estiment qu’il est « possible d’obtenir une presque aussi grande finesse d’observation stratigraphique en milieu d’estran qu’en milieu terrestre » (p. 128). Ces chapitres très techniques intéresseront surtout les archéologues, mais les historiens pourront néanmoins y glaner des informations précieuses à même de nourrir leur propre curiosité. Le matérialisme archéologique – excessif, pourrait-on dire sans prendre en compte l’impératif de consigner l’état de vestiges dont les générations futures sont susceptibles d’être privées – contribue indéniablement au renouvellement de certaines questions historiennes.

Ingrate à bien des égards, l’archéologie des pêcheries est a fortiori privée de mobilier, puisque la technique du barrage à poissons ne nécessite nul instrument en dehors du dispositif de capture. Aucun des sites fouillés n’a, cependant, permis de retrouver des traces de filets, de sorte que l’archéologie de l’estran est avant tout une archéologie du bois. Concrètement, la construction d’une pêcherie nécessite des matériaux calibrés et homogènes pour produire une « haie », ou « digue », et l’arrimer à l’estran par des pieux. À partir de l’analyse de plusieurs centaines d’échantillons de bois prélevés lors des fouilles, d’intéressantes réflexions sont disséminées dans l’ouvrage sur les stratégies d’exploitation de la ressource ligneuse mises en œuvre pour la construction des pêcheries. Les archéologues traquent les « indices » susceptibles de constituer des « clés pour appréhender et reconstituer le milieu forestier exploité, les pratiques sylvicoles et aussi la chaîne opératoire complète qui a conduit à transformer une perche d’aulne en pieu » (p. 381). Cette démarche, qui part du principe que les pêcheries sont un dispositif dans lequel « une gestion maîtrisée de la ressource en bois fait partie de la stratégie de pêche » (p. 404), invite à dépasser la césure stérile entre histoire maritime et histoire ruraleFootnote 3.

Dès l’époque préhistorique, « la fréquente sollicitation des surfaces boisées pour l’entretien des pêcheries implique nécessairement le développement de zones entières de taillis, à très fort rendement, entièrement tournées vers les activités de pêche littorale » (p. 494). Ainsi, à Saint-Jean-le-Thomas, dans la baie du Mont-Saint-Michel, la pêcherie de la plage de Pignochet, datée d’environ 2000 av. n. è., rend déjà compte d’une grande variété de techniques de travail du bois, avec ses pieux en aulne, son clayonnage en gaules de noisetier et la présence de fougères et de genêts en pied de haie. À partir des méthodes de l’archéologie environnementale, chercheuses et chercheurs sont capables de montrer que la majeure partie du matériau ligneux a été coupée hors de la période végétative. Cela témoigne d’une phase de construction et de consolidation en hiver ou au début du printemps. Quelques gaules coupées en cours de croissance indiquent que l’entretien se prolonge au cours de la saison estivale de pêche.

Durant la période médiévale, les pêcheries sont encore essentiellement composées de bois, tandis que la pierre fait « figure de matériau auxiliaire » (p. 522). La préférence pour ce matériau s’explique aussi bien par sa grande résistance à l’érosion que par sa plus grande capacité à être transporté, notamment par flottaison. Les auteurs émettent cependant l’hypothèse intéressante, mais à vérifier par d’autres études de cas, d’une tendance au passage du bois à la pierre entre l’époque médiévale et l’époque moderne. À Saint-Pair-sur-Mer, la pêcherie Boullemer prend la forme d’un V dont les bras de plusieurs dizaines de mètres sont composés de blocs de schiste étalés sur une bande d’environ dix mètres de large. À la base de l’empierrement, des alignements de pieux de bois datent du bas Moyen Âge. Le passage d’un matériau à un autre serait le fruit de la « volonté des détenteurs de pêcheries de mieux asseoir physiquement leur propriété face aux pressions et aux menaces de l’administration » (p. 528). Cette proposition nourrit l’idée d’une tension entre des pêcheries médiévales fluides et mobiles, se déplaçant au gré des aléas et des changements du milieu, et des pêcheries modernes plus stables, sous les effets de la pression administrative et de l’œil de l’État.

En définitive, au prisme de l’étude des pêcheries littorales, l’histoire du ménagement des ressources halieutiques dans les sociétés préindustrielles possède une dynamique croisée avec celle des ressources végétalesFootnote 4. La mise en évidence de cette « histoire parallèle » (p. 619) est, à n’en pas douter, l’un des principaux apports de cet ouvrage. Les conclusions des auteurs sont nuancées : d’après eux, le choix des matériaux ligneux fut toujours une « synthèse complexe entre choix techniques, déterminisme environnemental et simple opportunisme » (p. 493). Plutôt que d’apporter des résultats définitifs et synthétiques, ce gros volume offre donc une importante base de données, dans laquelle historiens, historiennes et archéologues viendront puiser selon leurs besoins. Il faut savoir gré aux deux coordinateurs de cette entreprise d’avoir posé des questions stimulantes sur les pêcheries, transposables à bien d’autres terrains d’étude, et de s’être intéressés à ce patrimoine littoral méconnu et fragile.

References

1 Par exemple, sur les madragues provençales destinées à la capture du thon, voir Gilbert Buti, « Madragues et pêcheurs provençaux dans les mailles des pouvoirs (xviie-xixe siècles) », in G. Le Bouëdec et F. Chappé (dir.), Pouvoirs et littoraux du xve au xxe siècle, Rennes, PUR, 2000, p. 57-74 ; id., « Madragues de Saint-Tropez (xviie-xixe siècle) », in E. Barré, E. Ridel et A. Zysberg (dir.), Ils vivent avec le rivage. Pêche côtière et exploitation du littoral, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2005, p. 27-44 ; Daniel Faget, « La dernière madrague à thons de Saint-Tropez : la madrague des Canebiers (1876-1882) », Freinet-Pays des Maures, 9, 2010-2011, p. 23-29.

2 Pour une perspective récente, voir Romain Grancher, « Gouverner les ressources de la mer. Une histoire environnementale de l’inspection des pêches françaises au xviiie siècle », Cahiers d’histoire, 36-1, 2018, p. 45-68 et l’article du même auteur dans le présent numéro, p. 231-269.

3 Rares sont les travaux qui surmontent cette coupure entre terre et mer : Emmanuelle Charpentier, Le peuple du rivage. Le littoral nord de la Bretagne au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2013 ; Jean-Luc Sarrazin et Thierry Sauzeau (dir.), Le paysan et la mer. Ruralités littorales et maritimes en Europe au Moyen Âge et à l’époque moderne, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2020.

4 Nos propres recherches sur le littoral languedocien ont conduit à mettre en avant l’importance du ménagement du tamaris pour l’édification de pêcheries lagunaires, ou maniguières : Élias Burgel, « Le tamaris au siècle des Lumières. De l’arbrisseau de l’inculte au végétal de l’ingénieur (bas Languedoc, xviiie siècle) », Histoire & Sociétés rurales, 56-2, 2021, p. 111-176. Voir également Carole Puig, « Les ressources de l’étang et de la mer dans la partie occidentale du golfe du Lion (du xiie au xive siècle) », in M. C. Marandet (dir.), L’homme et l’animal dans les sociétés méditerranéennes, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2000, p. 93-122.