Hostname: page-component-745bb68f8f-f46jp Total loading time: 0 Render date: 2025-01-12T02:12:14.726Z Has data issue: false hasContentIssue false

Claire Soussen, La pureté en question. Exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens, Madrid, Casa de Velázquez, 2020, xviii-359 p.

Review products

Claire Soussen, La pureté en question. Exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens, Madrid, Casa de Velázquez, 2020, xviii-359 p.

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Mondes juifs médiévaux et modernes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Cette étude, comme il arrive pour de très bonnes monographies, mérite d’être lue à revers de son plan, de la fin vers le début. Il s’agit, en effet, de retrouver, dans l’histoire longue des questions soulevées par la présence d’une société juive dans le royaume d’Aragon de la fin du Moyen Âge et du xvie siècle, les règles du jeu qui furent imposées à cette société et aux familles qui avant et après l’expulsion de 1492 avaient opté pour la conversion. Le point d’arrivée est fait d’exclusion des convertis dans les territoires ibériques et de la dégradation de leur image dans les milieux demeurés juifs. Ce qui précède concerne les normes qui ont eu pour résultat la plus grande séparation possible dans l’espace urbain entre juifs et chrétiens, et les relations de sociabilité entre ces deux communautés, avant l’élimination de toute présence juive en Espagne. Cet examen puise dans les disputes théologiques et doctrinales qui ont porté, dans chacun des deux mondes, sur les conséquences et les dangers d’une telle coexistence, en termes de pureté et d’impureté. Le tout est introduit par une analyse historiographique large dans le domaine d’étude et cependant assez brève.

Le livre propose donc de se pencher sur cette histoire, qui n’a pas manqué de susciter des œuvres majeures depuis plus d’un siècle, sous un angle particulier. La notion qui opère pour interroger les dynamiques sociales engagées dans les relations entre chrétiens et juifs de la péninsule Ibérique est celle de pureté (et d’impureté). Ce choix semble d’autant plus judicieux que l’enquête entend éclairer tout ce qui a permis d’aboutir au processus de racialisation des juifs, à travers la suspicion portée aux convertis d’origine juive : « mauvais sang ne saurait mentir » (p. 271), note Claire Soussen avec justesse. Mais loin de proposer une redite de la célèbre monographie d’Albert A. Sicroff sur Les controverses des statuts de « pureté de sang » Footnote 1 (1960), l’ouvrage entend exposer comment le critère de la pureté fut mobilisé par les juifs et par les chrétiens de la fin du Moyen Âge afin de définir leurs identités collectives. Le mouvement du texte conduit le lecteur de l’« exaltation » au « dévoiement » de l’idéal de pureté dans les deux sociétés, jusqu’au surgissement d’une tierce société, celle des marranes, incarnations de l’hybridité, exilés de toute pureté. Ainsi, l’originalité de la démarche tient dans la volonté de sortir de l’examen du thème de la pureté, soit dans le domaine des études juives, soit dans le domaine de l’histoire de l’Occident chrétien, pour offrir un examen en partie double.

La première partie est consacrée à l’examen d’une très vaste littérature de sciences sociales selon deux thèmes. Le premier concerne la norme de pureté en anthropologie sociale, en histoire des doctrines et en histoire sociale, en se soumettant à l’indispensable variation emic/etic. Le second porte sur l’historiographie de la conversion des juifs dans la péninsule Ibérique au terme du processus d’anéantissement du judaïsme hispanique, c’est-à-dire de l’expulsion de 1492. Ces deux réflexions, si différentes par leur nature et par leur spectre, impriment le mouvement de l’enquête dont le livre offre le résultat. Il s’agit alors de saisir la question de la pureté, telle que l’entendirent chrétiens et juifs dans l’Aragon de la fin du Moyen Âge, comme clef d’intelligence du sort qui fut réservé aux convertis dans la phase qui suivit l’éviction de la société juive dans ces contrées.

Une seconde partie entend analyser des éléments tirés de l’exégèse médiévale des doctrines religieuses afin de présenter la question de la pureté comme une « préoccupation partagée » (p. 61). La problématique se déploie alors en triptyque : la pureté du divin dans les deux traditions, la quête humaine de la pureté et l’accusation mutuelle d’impureté de part et d’autre de la division entre chrétien et juifs. Le travail exégétique se fonde sur la lecture d’auteurs tels que le Cordouan Moïse Maïmonide ou le catalan Hasdaï Crescas, du côté juif, ou d’auteurs aussi connus qu’Alonso de Espina ou Alonso de Cartagena, du côté chrétien. Les doctrines sont opposées terme à terme, avec celle qui voit l’incarnation du divin dans le corps du Christ comme une forme de dégradation impure et celle qui interprète le sacrifice de Jésus comme le fondement renouvelé de l’alliance ; celle qui envisage le chemin de perfection comme un processus de purification dans une orthopraxie de tous les instants et celle qui se reposant sur le sacrifice du Christ comprend le baptême comme un passage irréversible. À rebours, l’identification de l’impureté dans le camp d’en face est le complémentaire de la définition de la pureté chez soi. Ainsi l’ingestion, à l’occasion de la célébration de l’eucharistie, du corps et du sang du Seigneur peut-elle être entendue comme la reprise d’une pratique idolâtre et, de surcroît, anthropophage – lecture d’autant plus répulsive qu’elle s’inscrit dans une attention portée au respect des interdits alimentaires ou cacherout. Côté chrétien, les répertoires de l’animalisation ou de ce que C. Soussen, faute d’un terme moins anachronique, est contrainte de désigner comme un hygiénisme ont été amplement mobilisés contre les juifs. Agents pathogènes, surtout après la Grande Peste de 1348-1349, les juifs sont à coup sûr gens avec lesquels tout commerce, et en particulier sexuel, est hautement dégradant. Le juif converti, quant à lui, est comparé à l’Alborayque, ce coursier hybride et monstrueux qui conduisit le – faux – prophète Muhammad vers l’ange Gabriel. Certains aspects de la vie ordinaire témoignent de la répugnance à l’égard de la mixité ou du simple contact. C’est, par exemple, le cas des réticences que suscite le recours à des nourrices juives pour des enfants chrétiens, la réciproque s’appliquant aussi. Il ressort de cet examen, dont on ne donne ici que quelques éléments, que nombre d’auteurs chrétiens disposaient d’une connaissance précise des règles de l’orthopraxie juive et que la doctrine et la liturgie chrétiennes n’avaient guère de secret pour certains auteurs juifs.

Puis vient le moment de l’analyse de l’usage que les institutions royales, judiciaires, municipales chrétiennes ont fait de la notion de pureté dans la régulation de leur relation avec les juifs. Le geste réciproque n’est pas envisageable, dans la mesure où la société juive ne disposait pas d’un bras séculier qui pût peser sur les sujets du roi en application des normes juives. Dès ce moment, en dépit de la recherche d’un regard en parallèle et en miroir, toute construction symétrique s’avère complètement impossible dans cette monographie. Cette limite est illustrée par C. Soussen, dès lors qu’elle récuse la thèse fantaisiste d’Américo Castro qui avait cru bon d’attribuer à l’intransigeance de certains responsa, réponses formulées par des rabbins à des questions qui leur étaient adressées, sur les conversions, connus par des interprétations biaisées, la doctrine du sang pur que les chrétiens d’Espagne ont portée en sautoir tout au long de l’époque moderne. Grande spécialiste de l’histoire politique de la monarchie aragonaise de la fin du Moyen Âge, l’autrice revient en détail sur les normes édictées par la Couronne et sur la prédication de Vincent Ferrier sur ses terres. La reconduction des normes qui placent les juifs (« leurs juifs ») sous la protection des rois d’Aragon et de Sicile ne fait pas obstacle à l’intensification des discours dénonçant ceux qui s’obstinent dans leur refus des eaux du baptême comme des éléments « pourris » du corps social. Le même type de paradoxe se manifeste concernant, par exemple, les médecins juifs qui sont à la fois sollicités et, néanmoins, soupçonnés des pires turpitudes, y compris de l’intention d’empoisonner leurs patients. Sans trancher le débat, comme cela se pratiquait lorsque s’opposaient les lectures marxistes (António José Saraiva) et culturalistes (Israel S. Révah) sur le sens de la chasse aux descendants de convertis, C. Soussen juge, de façon raisonnable, qu’il n’existe pas de raison forte de choisir entre deux interprétations à propos du rejet des juifs et des convertis dans les municipalités aragonaises : la conviction spirituelle ou l’intérêt pur. Quoi qu’il en soit, les archives municipales témoignent de la circulation de thèmes élaborés dans les disputes théologiques au cœur des milieux laïcs, qui étaient pourtant loin d’avoir eu accès à l’institution universitaire.

La question de la réduction des quartiers réservés aux juifs, après que leur nombre a diminué ou parfois s’est effondré, sous le coup des conversions collectives des années 1391-1420, est examinée avec soin. Elle offre l’occasion de montrer toutes les ambivalences des autorités princières et des collectifs urbains à l’égard des habitants juifs et de ceux qui avaient rejoint la communion chrétienne. La multiplication des interdits, en particulier dans le domaine du ravitaillement ou de la possession d’esclaves, vise à rendre chaque fois plus difficile la vie des juifs récalcitrants. La profonde connaissance de l’histoire urbaine du royaume d’Aragon dont dispose C. Soussen lui permet de mettre en scène avec une grande précision les processus sociaux à l’œuvre dans un grand nombre de localités. La question des massacres consécutifs à l’explosion de violence andalouse de 1391, les pressions exercées sur les quartiers juifs (juderías), les interventions modératrices de la Couronne, tels sont les éléments de cette histoire faite de violence, de trêves, de négociations, dans une évolution qui tend à la disparition de la vie juiveFootnote 2. Si la royauté est intervenue pour freiner les passions destructrices de la majorité chrétienne, elle n’a toutefois pas dévié de l’impératif de séparation entre juifs et chrétiens, et en particulier entre juifs et chrétiens de récente conversion. Le port de signes vestimentaires distinctifs, on le sait bien, fait partie de cette ingénierie sociale de la ségrégation.

L’enquête revient sur une proposition forte qui avait été proposée par Maurice Kriegel sur la caractérisation des juifs comme « intouchables »Footnote 3. Elle est ici reprise par le biais d’une mise en perspective du caractère réciproque ou mutuel de l’imputation d’intouchabilité. C’est dans ce cadre que C. Soussen illustre ce qu’elle définit comme la circulation interconfessionnelle des motifs théologiques. Parmi les exemples qui sont exposés, on notera la complexe jurisprudence des responsa concernant la préservation du caractère cacher des vins que pourrait avoir touchés la main d’un « gentil ». Mais l’extériorité du non-juif n’épuise pas la confrontation, dès lors que surviennent des conversions au sein de la famille juive. Là encore le rejet de l’hybridité, comme forme d’impureté, l’emporte sur tout autre arrangement. C’est ainsi que se trouve attribué le guet, qui entérine le divorce, si l’un des conjoints devient chrétien. Sans doute les responsa rabbiniques peuvent-elles manifester une certaine magnanimité vis-à-vis des juifs forcés de se convertir sous la menace du glaive. Mais ce moment de clémence n’a qu’un temps. Les anusim (convertis de force) se doivent de quitter le royaume de leur oppresseur afin de revenir à la foi de leurs ancêtres, faute de quoi leur nature chrétienne se trouve entérinée comme définitive, de même que leur impureté, quand bien même demeurerait présente l’idée qu’un juif ne peut jamais pleinement cesser de l’être.

L’ouvrage se clôt sur quatre transformations : la promulgation des statuts de pureté de sang après la révolte de Tolède de 1449, les accusations de crimes de sang en Espagne sur le modèle de la légende de Norwich de 1144, l’installation du Tribunal du Saint-Office de l’Inquisition et, pour finir, l’expulsion par les Rois Catholiques au printemps 1492. C’est alors une époque où la structure binaire qui longtemps avait opposé chrétiens et juifs en Aragon n’existe plus. Désormais, la question des convertis engendre des règles nouvelles qui ont empoisonné la vie sociale de cette région jusqu’à de la fin de l’Ancien Régime, comme le montre le cas des Chuetes de MajorqueFootnote 4. Sur ce point, si l’autrice affirme se séparer en principe de l’interprétation de Benzion Netanyahu sur la déprise de l’appartenance au judaïsme dans les milieux convertis, rien dans la démonstration empirique ne s’emploie à la démentir. Sage précaution.

Les sources sur lesquelles s’appuie ce travail sont, du côté chrétien, un ensemble de textes polémiques et apologétiques, le plus souvent manuscrits, rédigés en latin ou en espagnol et, du côté juif, les œuvres d’auteurs majeurs (Maïmonide, le Zohar) et des recueils de responsa. Comme il arrive dans un nombre important de travaux portant sur l’histoire du monde juif, notamment dans les historiographies française, espagnole, portugaise mais également états-uniennes, cette étude ne mobilise les sources hébraïques que pour autant que traduites dans une langue européenne moderne. Cette limite n’est pas anodine puisqu’elle commande la sélection des documents selon un fondement qui est, par nécessité, étranger à la problématique posée par le livre. Il en résulte, comme dans bien d’autres travaux, que cette histoire ne peut pas se dire « à parts égales ». La distorsion est très sensible quand on observe les temporalités qui sont ici choisies pour rendre compte de la pensée chrétienne et de la pensée juive, du moins dans les parties exégétiques et conceptuelles de l’enquête. Ainsi, concernant les juifs, les textes mobilisés peuvent remonter au iie siècle de notre ère, puis au xiie siècle qui est celui de Maïmonide, puis au xive siècle qui est celui d’Hasdaï Crescas. Cette profondeur chronologique ne serait pas, en elle-même, source d’incertitude si l’enquête livrait quelques informations portant sur la circulation et sur la réception de ces références parmi les juifs et dans les responsa de l’époque sur laquelle elle se concentre, c’est-à-dire les xve et xvie siècles. A contrario, on note que les auteurs chrétiens étudiés en parallèle, pour la plupart, sont quant à eux contemporains des processus sociaux et des décisions politiques qui ont fait appel aux notions de pureté et d’impureté à la fin du Moyen Âge. Nul besoin, dans le cas des énoncés chrétiens, d’aller chercher dans les épîtres de Paul, dans la patristique grecque et latine, chez Augustin, Bernard ou Thomas d’Aquin, dont les écrits auraient sans peine fourni de parfaites références au cas où il en aurait manqué pour le bas Moyen Âge.

L’effort de prise en compte des deux versants de l’histoire du couple pureté/impureté en milieu chrétien et en milieu juif est, à coup sûr, louable. Cependant, sur la base de cet ouvrage, une collaboration avec la recherche hébraïsante s’avère indispensable si l’on entend parfaire l’essai. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’accès de première main aux sources hébraïques, mais également l’interlocution avec l’historiographie vivante aujourd’hui en Israël, par exemple avec les recherches de Ram Ben-Shalom dont seule une partie des travaux, cités dans ce livre, est rédigée en anglais. Cette difficulté n’est pas propre à l’ouvrage présenté ici, car bien d’autres monographies portant sur l’histoire des juifs ibériques et sur leurs descendants convertis partagent la même absence d’accès aux sources juives.

References

1. Albert A. Sicroff, Les controverses des statuts de « pureté de sang » en Espagne duxve au xviie siècle, Paris, Didier, 1960.

2. David Nirenberg, Violence et minorités au Moyen Âge, Paris, PUF, 2001.

3. Maurice Kriegel, « Un trait de psychologie sociale dans les pays méditerranéens du bas Moyen Âge : le juif comme intouchable », Annales ESC, 31-2, 1976, p. 326-330.

4. Enric Porqueres i Gené, Lourde Alliance. Mariage et identité chez les descendants de Juifs convertis à Majorque, 1435-1750, Paris, Éd. Kimé, 1995.