En cette époque de crise écologique, l’économie figure parmi les accusés : à force de négliger la nature, de n’y voir qu’une réserve inépuisable, ne contribue-t-elle pas à la détruire ? Si l’on se retourne sur son histoire, la physiocratie – ou gouvernement de la nature – semble faire exception. Pourtant, donner le pouvoir à la nature, n’est-ce pas ce dont nous avons besoin ? Ne devrions-nous pas nous en inspirer ? En aucune manière, objecte Arnaud Orain dans son dernier livre. Dans la vision téléologique de l’histoire de l’économie généralement admise, la physiocratie apparaît comme l’aboutissement nécessaire de tout ce qui la précède ou l’accompagne. Elle en vient à occulter deux autres types de savoirs, la « science du commerce » – autour du « cercle de Gournay » – et la « science – ou physique – œconomique » telle que le Journal Œconomique s’en fit le propagateur, deux savoirs qui l’ont précédée ou accompagnée, mais qui en sont très différents et ont leur propre unité. Ce sont ces « savoirs perdus de l’économie » que A. Orain présente dans son dernier livre. Objectif du livre : revenir sur la réputation usurpée de la physiocratie pour montrer quels sont les savoirs qui, attentifs à la complexité du monde et capables de maintenir l’ouverture des possibles, nous seraient utiles dans la crise actuelle, qui est aussi une mise en question des modèles du savoir actuellement dominants.
Tournons-nous d’abord vers la science du commerce. Des deux savoirs présentés par A. Orain, celui-ci est le mieux connu, et de nombreux travaux ont été consacrés au cercle de GournayFootnote 1. Or, ces études portaient principalement sur le contenu politique du programme de Gournay et de ses amis – critique des prohibitions douanières, des règlements manufacturiers, des obstacles à la circulation des marchandises, notamment celle des grains –, ce qui plaçait François Quesnay et les physiocrates en continuité avec cette politique libérale. A. Orain déplace l’intérêt vers le projet épistémologique des deux groupes et en fait apparaître l’opposition : entre Gournay et ses amis (tout particulièrement François Véron Duverger de ForbonnaisFootnote 2) et les physiocrates, il s’agit « tout simplement d’un combat autour des fondements, puis de l’applicabilité et de la réplicabilité des résultats d’une science nouvelle appelée ‘économie politique’ » (p. 77).
Comme pour l’Ars mercatoria, la géographie commerciale des Anglais au xviie siècle, le savoir que veulent développer Gournay et son équipe s’appuie sur des connaissances historiques et des observations géographiques. Selon Gournay, la science du commerce « n’est autre chose que de savoir tirer parti des avantages de son paysFootnote 3 ». Elle est une « description du monde » (p. 55) et se développe selon le triptyque histoire/description/comparaison. Cette collecte d’observations n’exclut pas certaines formes de généralisation, mais ne vise nullement un savoir universel : les vérités sont locales et non réplicables. C’est bien dans un empirisme attentif à la diversité des situations que le projet de « science du commerce » trouve sa cohérence.
Tout à l’opposé, il n’y a pas, pour Quesnay, de leçons à chercher dans l’histoire : celle-ci ne présente qu’un « abîme de désordre »Footnote 4, un chaos. Pour juger de ce qui est, il fait appel à l’« ordre naturel », qui repose sur deux « lois naturelles » (normatives) : le respect absolu de la propriété privée et la liberté illimitée du commerce. C’est cette position que Forbonnais (qui rejoint sur ce point Ferdinando Galiani, l’auteur des célèbres Dialogues sur le commerce des blés, publiés en 1770) juge « métaphysique » et qu’il oppose à la diversité des faits. Nature contre histoire : d’un côté (celui de la physiocratie) un savoir universel, très largement fondé sur des raisonnements abstraits, de l’autre (la science du commerce) des vérités locales, contingentes dans le temps et déterminées dans l’espace.
L’opposition porte également sur la politique du savoir. L’économie politique physiocratique, ce savoir qui dit le vrai et le juste à partir de l’ordre naturel et de ses lois, peut être vue comme « un savoir pionnier des aspirations technocratiques de pilotage de la société par un aréopage d’experts » (p. 271). De ce savoir vertical, imposé par une élite aux masses ignorantes, se distingue le savoir « dialogique et démocratique » (p. 89) beaucoup plus horizontal promu par le cercle de Gournay. Démocratique, la science du commerce l’est par l’origine de ceux qui la font, des praticiens des activités commerciales dont la légitimité à parler provient de leur connaissance du terrain. Elle l’est aussi par ses destinataires, par la façon dont elle s’adresse à eux. Grâce à une étude littéraire fine des publications abondantes et diverses (traductions et pseudo-traductions, contes, dossiers, etc.) du cercle de Gournay, A. Orain montre que, quels que soient les procédés, dont beaucoup sont empruntés à la fiction littéraire, ils visent à ne pas laisser le lecteur en position de récepteur passif d’une vérité préexistante, mais à l’entraîner dans le jeu de la fiction ou du dialogue pour susciter sa réflexion et sa capacité de jugement. À l’opposé de la pensée uniforme et de l’approche par les lois des physiocrates, la mise en scène dialogique des membres du cercle de Gournay a des effets comparables à ceux d’une délibération : c’est par une modification continuelle des positions de chacun que l’on parvient à la connaissance.
Regardons maintenant la science, ou physique, œconomique, que A. Orain, en étudiant le Journal Œconomique, met à jour comme le deuxième « savoir perdu de l’économie » ; c’est là une véritable découverte. La filiation linnéenne de savoirs qui portent sur l’agriculture, mais d’une façon très différente des physiocrates, était jusque-là à peu près inconnue, et la façon dont il replace Carl von Linné, son inspirateur, dans un héritage long de la notion d’ordre naturel est aussi originale que stimulante. A. Orain revient ici aux origines mêmes du mot – économie ou œconomie –, à l’oikos du Logos Oikonomikos des Grecs, des traités œ/économiques d’Aristote ou de Xénophon. L’idée aristotélicienne d’ordre, d’organisation rationnelle finalisée, au service de l’humain dont cette idée d’œ/économie domestique est porteuse se transmet de l’Antiquité aux sciences des Temps modernes, de l’agronomie médiévale aux savoirs de la modernité, et se diffracte du macrocosme – la reprise par les Pères de l’Église de l’œ/économie de la Création comme ordre providentiel – au microcosme (le corps, animal ou humain), en passant par l’ordre intermédiaire de la maisonnée, étendue au domaine rural ou à la nation.
C’est cette conception finaliste et anthropocentrique d’un ordre qui a résisté à l’avènement de la mécanique cartésienne et imprégné les savoirs naturalistes (végétaux ou animaux) comme les savoirs agronomiques de l’amélioration (improvement) – notamment en Angleterre, avec par exemple John Evelyn – que A. Orain retrouve au xviiie siècle chez Linné, l’auteur du Systema naturae (1735) ainsi que de dissertations latines, dont la première est intitulée « Œconomie de la nature » (1749). Linné définit celle-ci comme « la très sage disposition des Êtres naturels, instituée par le Souverain créateur, selon laquelle ceux-ci tendent à des fins communes et ont des fonctions réciproquesFootnote 5 ». Sans se laisser impressionner par le providentialisme religieux d’une telle définition, A. Orain en retient « l’optique physico-théologique » (p. 171) selon laquelle Linné saisit l’ordre naturel comme l’interdépendance de tous les vivants qui, au travers de processus de propagation/conservation/destruction, se maintiennent en équilibre. L’homme fait partie de cet ordre naturel et peut y intervenir. Aussi, dès 1740, Linné ajoute-t-il à sa définition de l’« œconomie de la nature » celle de la « science œconomique », qui nous apprend à faire usage à des fins humaines des connaissances des corps naturels tirées de l’étude de l’œconomie de la nature.
La nature, comme système autorégulé de tous les êtres vivants, est, pour Linné, le sujet et l’objet d’une science fondée sur l’histoire naturelle et la physique des quatre éléments, science que l’homme peut appliquer à la double fin convergente du maintien de l’équilibre du vivant et de son propre bien-être. La science œconomique est interventionniste mais ne vise pas tant la production et l’imposition de la volonté humaine à la nature que la symbiose : il s’agit de créer un accord entre un milieu local et les êtres qui le composent, que ce soit par l’acclimatation – Linné ambitionnait de faire pousser du thé en Suède – ou en tirant parti d’espèces locales ignorées ou dédaignées – de son voyage en Laponie, il avait gardé l’idée qu’il y avait, dans tout pays, des sources de richesses agronomiques inexplorées. Le savoir botanique réuni à travers le monde entier par les émissaires de Linné en vue d’établir la classification des espèces peut ainsi être mis au service d’une science, pratique et appliquée, de la meilleure intégration possible des humains à l’ordre du vivant.
Linné a eu des adeptes, en ÉcosseFootnote 6 mais aussi en France. Le Journal Œconomique fait ainsi explicitement référence à Linné : il publie des traductions de ses textes et applique ses principes dans des contributions originales. On y trouve la même idée de développer le potentiel de richesses d’une région à partir d’observations naturalistes, soit par l’acclimatation d’espèces lointaines, soit par la culture d’espèces locales négligées ou jugées nocives et envahissantes. Cela vaut pour la métropole comme pour les colonies ou les pays exotiques. Qu’il s’agisse de sortir de l’esclavage en donnant à de petits fermiers blancs la possibilité de pratiquer d’autres cultures (comme la noix de muscade), ou qu’il soit envisagé de mettre en place des formes de lutte biologique aux Mascareignes (ces oiseaux friands de sauterelles), c’est toujours dans l’optique de rétablir l’équilibre général des êtres que ces pratiques sont conçues. Le célèbre exemple de l’utilisation sucrière de la betterave (pendant le blocus continental) illustre bien cette œconomie appliquée.
La définition que Gournay donnait de la science du commerce, « savoir tirer parti des avantages de son pays », vaut également pour la physique œconomique : même attention au local, même souci des « climats » (ce que nous appellerions aujourd’hui bio-régions). Et, surtout, même aspiration « démocratique », avec un refus de la langue administrative savante, alors qu’on se félicite de donner la parole aux « plus humbles ». Cette orientation anti-académique, hostile aux élites savantes, cette volonté de développer des savoirs co-construits, partagés, sont sensibles jusque dans la Révolution française, avant que la professionnalisation et la spécialisation ne fassent disparaître l’héritage de la science globale de Linné. Mais on voit à quel point la sensibilité linnéenne à la diversité biologique et à ses ressources pour le bien-être humain, sa méfiance vis-à-vis de la dépendance à une monoculture sont éloignées de la visée physiocratique d’une grande culture productrice de blés.
En suivant, de l’Antiquité au xviiie siècle, les transformations du mot, A. Orain fait bien apparaître une bifurcation entre l’œconomie de Linné et l’économie des physiocrates. Médecin, auteur d’un traité de physiologie humaine, l’Essai physique sur l’œconomie animale (1736 et 1747), Quesnay hérite certes, comme Linné, de la conception de l’ordre naturel comme interdépendance des vivants. Cependant, dans le passage de l’œconomie animale au « Tableau économique » – cette représentation graphique des échanges matériels et monétaires des hommes entre eux et avec la Terre –, l’ordre naturel cesse d’être l’objet d’un savoir scientifique pour n’être plus qu’une métaphore reposant sur des prémisses normatives et abstraites (propriété privée et circulation illimitée des marchandises) vidée de toute référence à la connaissance du vivant. La nature, chez les physiocrates, n’est plus qu’une notion appauvrie, simplifiée, une machine à produire des céréales en grandes quantités. Si Linné et Quesnay partagent une même référence à l’ordre naturel et à ses équilibres, il s’agit pour le premier de réguler les rapports entre les vivants en recherchant une symbiose entre ses différentes composantes (humaines et non humaines), quand pour le second la régulation passe par les prix, les échanges de biens et de services. Un ordre social qui, vu ainsi, n’a de naturel que le nom : Quesnay lui-même ne reconnaît-il pas, dans l’article « Le droit naturel », que « l’ordre naturel le plus avantageux aux hommes, n’est peut-être pas le plus avantageux aux autres animauxFootnote 7 » ? Devenue « une science de gouvernement », la physiocratie, conclut A. Orain, « n’est plus une science naturelle » (p. 260). Elle ne s’intéresse pas au devenir des espèces, mais à l’affectation des facteurs de production (la terre, le capital) et à leur rendement.
Entre l’œconomie et l’économie passe la ligne de partage qui sépare une science de la diversité du vivant et de ses équilibres, attentive à la description, peu portée à la généralisation, soucieuse d’employer un langage accessible au plus grand nombre, d’une science qui vise l’universel, revendique un savoir expert et construit son propre langage et ses concepts particuliers. Alors que ce modèle universaliste, qui ne peut intégrer qu’une nature appauvrie ou « amincie »Footnote 8, se trouve aujourd’hui, notamment en raison de la crise écologique, largement remis en question, on voit quelle erreur il y aurait à chercher dans le « gouvernement de la nature », dont les physiocrates se prétendaient les théoriciens, des éléments pour nous orienter dans nos rapports à la nature, telle que nos interventions l’ont considérablement transformée. Là réside l’intérêt d’avoir exhumé les « savoirs perdus de l’économie », en ce qu’ils peuvent nous aider à opérer la bifurcation épistémologique que notre époque requiert.
S’il ne s’agit pas de renouer avec ces savoirs tels qu’ils étaient avant leur disparition, on peut essayer d’en reprendre l’orientation épistémologique autant que politique. Un point fort de l’enquête de A. Orain est de montrer la complexité d’une modernité que l’on réduit souvent à un paradigme simpliste et uniforme. La « science du commerce » et son empirisme attentif ne déparent pas dans la modernité : ils sont en accord aussi bien avec le comparatisme de Montesquieu dans L’esprit des lois qu’avec l’empirisme de Condillac et une critique des systèmes que celui-ci partage avec Buffon, ennemi des classifications. Cela ne rejette pas Linné dans l’archaïsme. Ce qui frappe dans la notion d’ordre naturel, que tous ceux qui parlent d’œ/économie héritent de l’Antiquité, c’est sa capacité non seulement à résister à la généralisation du mécanisme cartésien, mais à s’allier avec celui-ci pour produire des connaissances nouvelles, telle l’œconomie de la nature de Linné. Si la nature est absente du Tableau économique, elle a sa place dans la science linnéenne des rédacteurs du Journal œconomique. C’est à l’abri de la très ancienne mais très adaptable et résiliente notion d’ordre naturel que se sont développées les premières connaissances écologiques comme science des relations des organismes avec leur milieu, de leur interdépendance.
La « science du commerce » comme la « physique œconomique » font partie des savoirs de l’époque au même titre que la physiocratie. On n’a donc pas affaire à un paradigme homogène et en claire rupture avec ce qui le précède, mais à une composition plurielle et entremêlée dans laquelle certains savoirs l’emportent sur d’autres. Un élément important de cette dominance est l’articulation entre épistémologie et politique du savoir. Pour A. Orain, il existe un lien fort entre le type de science auquel une discipline aspire (universalité réductionniste ou complexité), son mode d’imposition (sur les hommes et sur son objet) et son mode d’élaboration (élitiste ou démocratique), comme l’illustre le conflit entre le savoir expert visé par les physiocrates, leur vision verticale du pouvoir, et la « science démocratique » des amis de Gournay ou des contributeurs du Journal œconomique. Cela suggère que le besoin actuel de « bifurcation » ne peut se réduire à substituer la complexité au réductionnisme, à injecter de l’histoire dans un savoir économiste naturalisé. C’est aussi la politique des savoirs qu’il faut changer, c’est la conjonction épistémo-politique qui met tête à tête les experts détenteurs d’un savoir de la globalité et les décideurs politiques au plus haut niveau et qui, trop souvent, aboutit à l’impuissance qu’il faut réexaminer. L’écologie d’aujourd’hui n’a pas seulement besoin d’un autre type de savoir, elle a besoin de démocratie.