Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Communities of Violenceest un ouvrage fondamental et, comme les recensions déjà publiées en témoignent, à dessein provocateur. Le sous-titre, probablement imposé par l'éditeur, est trompeur dans la mesure où David Nirenberg tient à analyser la violence (et non pas une quelconque « persécution ») entre les groupes religieux («majoritaires» et «minoritaires», musulmans, juifs et chrétiens) ou juridiques (comme les lépreux) dans un contexte précis, celui du royaume d'Aragon au 14e siècle. Si les archives aragonaises sont richement et intelligemment mises à contribution, l'ouvrage n'en a pas moins une portée historiographique qui dépasse l'aire de sa base documentaire — comme l'a reconnu le jury du prix Premio del Rey 1996 (décerné au meilleur ouvrage en anglais portant sur l'histoire de l'Espagne entre 500 et 1515). Il se veut en effet une refutation d'un modèle influent dans l'historiographie anglo-saxonne auquel se sont ralliés certains Européens, celui de la « société persécutrice », illustré en particulier (mais pas uniquement) par l'ouvrage de Robert I. Moore.
* A propos de David Nirenberg, Communities of Violence. Persécution of Minorities in the Middle Ages, Princeton, Princeton University Press, 1996, 301 p.
1. Jeffrey Richards, dans un compte rendu paru dans Religion, 26, 4, 1996, p. 400, qualifie Communities of Violence… d'« ouvrage explicitement et franchement révisionniste ».
2. The Formation of a Persecuting Society: Power and Déviance in Western Europe, 950- 1250, Oxford, 1987 (trad. frse : La persécution, Les Belles Lettres, 1991), dans la lignée duquel on citera la collection récente d'articles édités par Scott L. WAUGH, Peter D. DIEHL, Christendom and its Discontents: Exclusion, Persécution, and Rébellion, 1000-1500, Cambridge, 1996. Voir aussi Norman COHN, Europe's Inner Démons, Londres, 1975 (trad. frse: Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen Age, Paris, 1982), dont la problématique sert de point de départ et de point d'aboutissement à Françoise BÉRIAC, « La persécution des lépreux dans la France méridionale en 1321 », Le Moyen Age, 93, 2, 1987, pp. 203-221. Le corps de son article, pourtant, insiste (comme D. Nirenberg, voir plus bas) sur les luttes entre juridictions locales et royales et sur l'initiative de la société politique languedocienne ! F. Bériac emprunte le terme « persecution », semble-t-il, à G. Lavergne, « La persécution et la spoliation des lépreux en 1321 », Recueil de travaux offerts à M. Clovis Brunel, 2 vols, Paris, 1955, 2, pp. 107-113. Survol des productions récentes sur l'histoire des juifs au Moyen Age dans Anna Sapir Abulafia, « From Northern Europe to Southern Europe and from the General to the Particular: Récent Research on Jewish-Christian Coexistence in Médiéval Europe», Journal of Médiéval History, 23, 2, 1997, pp. 179-190.
3. Ainsi que le remarque dans son compte rendu Johannes Fried, Historische Zeitschrift, 264, 1997, pp. 445-446. Cf. l'ouvrage de Norman Cohn que D. Nirenberg prend à partie dès son introduction : Warrant for Génocide: The Myth of the Jewish World-Conspiracy and the Protocol of the Elders of Zion, New York, 1975.
4. Cf. Carlo Ginzburg, Storia Notturna, Turin, 1989 ; trad. américaine, Ecstasies: Deciphering the Witches’ Sabbath, New York, 1991 (trad. frse : Le sabbat des sorcières, Paris, 1992). Gavin Langmuir place la césure entre, d'une part, « l'anti-judaïsme », raisonnable dans l'optique du vieux christianisme et rarement violent et, de l'autre, « l'antisémitisme », characterise par son irrationalité et capable d'engendrer d'énormes violences, au 12e siècle. Pour lui, une des fonctions de l'antisémitisme est de déplacer sur les juifs les doutes que les chrétiens euxmêmes ressentent face au nouveau dogme de la présence réelle. Cf. ses deux ouvrages, Toward a Définition of Antisemitism et History, Religion, and Antisemitism, Berkeley, 1991, ainsi que Robert Stacey, « History, Religion, and Médiéval Antisemitism: A Response to Gavin Langmuir », Religious Studies Review, 20, 2, 1994, pp. 95-101.
5. Jeffrey Richards, Sex, Dissidence and Damnation. Minority Groups in the Middle Ages, Londres, 1990, pp. 13-14, 18-21, propose une variante du modèle de R. 1. Moore : l'intensité de la persécution est due aux images sexuelles qui s'attachent aux groupes minoritaires dans des périodes de forte transformation, qu'elles soient caractérisées par la croissance étatique (Moyen Age central) ou par la crise (Bas Moyen Age). Comme R. I. Moore (et d'ailleurs D. Nirenberg, cf. infra, à la n. 12), J. Richards invoque l'anthropologue Mary Douglas, Purity and Danger, Londres, 1966.
6. D. Nirenberg suit ici la thèse de F. Bériac, « La persécution… », art. cité, pp. 208, 210- 211, 214, 221.
7. Il est amusant de voir comment l'action du bailli aragonais de Teruel pour sauver des juifs est chez C. Ginzburg l'exception qui confirme la règle (Ecstasies…, op. cit., pp. 50-51), mais chez D. Nirenberg, pp. 108-110, exemplaire de la difficulté qu'il y a, dans le microcontexte aragonais, à impliquer les juifs dans le complot de l'empoisonnement.
8. Je n'ai pu consulter le compte rendu de Communities par G. Langmuir, Jewish Quarterly Review, 87-88, 1998.
9. J. Richards, compte rendu cité, p. 400.
10. Id.
11. Marc Bloch, Les rois thaumaturges (rééd. Paris, 1983), p. 54.
12. Le détail n'invalide pas les thèses principales du livre. Ce genre de collage est plus fâcheux lorsqu'il est au coeur d'une démarche intellectuelle. Ainsi l'article récent de Katherine French, « Competing for Space: Médiéval Religious Conflict in the Monastic Parochial Church at Dunster », Journal of Médiéval and Renaissance Studies, 27, 2, 1997, pp. 215-244, transforme en des rituels de rébellion des disputes (majoritairement devant les tribunaux) entre paroissiens et moines portant sur la juridiction sur les revenus attenant à la liturgie et à ses coûts. Un conflit juridique portant sur la liturgie n'est pourtant pas un conflit s'exprimant à travers la liturgie et utilisant cette dernière comme « vocabulaire » (pp. 231, 232). Mais la confusion que l'auteur entretient entre liturgie (latin ritus) et le « rituel » de Natalie Z. DAVIS (” Reason of Misrule », dans Society and Culture in Early Modem France, Stanford, 1975), ou des anthropologies (invoqués dans les dernières pages en une série d'une dizaine de notes infrapaginales), sert d'opérateur illogique savonnant rhétoriquement ce glissement de sens. Edward Muir, Ritual in Early Modem Europe, Cambridge, « New Approaches to European History 11 », 1997, crée un autre genre de problème en utilisant « rite de passage » comme catégorie excessivement englobante (ainsi, les viols collectifs décrits par Jacques Rossiaud, La prostitution médiévale, Paris, 1988 sont des « rites de passage » tant pour les jeunes gens que pour les femmes) et comme cadre de l'analyse (chapitre 6 : « The Reformation as a Ritual Process »). Cette confusion entre catégorie et cadre remonte à Victor Turner.
13. Ici, de nouveau, Marc Bloch, dans ses Rois thaumaturges, op. cit., pp. 53-54, donne un avertissement salutaire, qu'il faudrait relire en entier. Je n'en cite que trois phrases : « Que vaut ce raisonnement par analogie ? La méthode comparative est extrêmement féconde, mais à condition de ne pas sortir du général ; elle ne peut servir à reconstituer les détails ».
14. René Girard, La violence et le sacré, Paris, 1972.
15. Cf. Max Gluckman, Order and Rébellion in Tribal Africa, New York, 1963, et Victor Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Chicago, 1969, dont D. Nirenberg utilise la notion d'anti-structure via son Front Ritual to Théâtre, New York, 1982.
16. Cf. George Stocking, Functionalism Historicized, Madison, 1984.
17. R. Girard, La violence…, op. cit., p. 43 ; D. Nirenberg, Communities…, op. cit., p. 121, cf. pp. 13, 231. L'anthropologie juridique, très en vogue aux États-Unis comme en Grande- Bretagne, aurait pu inspirer le continuum entre violence légale et extra-légale (cf. Simon Roberts, Order and Dispute, New York, 1979), mais non pas ce que D. Nirenberg appelle « la violence cataclysmique ».
18. Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Carnaval de Romans, Paris, 1979 ; Edward MUIR, Mad Blood Stirring: Vendetta and Factions in Friuli during the Renaissance, Baltimore, 1993.
19. Thomas F. Glick, Journal of Interdisciplinary History, 28, 1, 1997, pp. 93-94.