Les Annales consacrent un dossier au concept d'Anthropocène qui jouit aujourd'hui d'un indéniable succès scientifique et public. À première vue, il serait tentant d'inscrire ce choix dans la lignée des histoires du climat et de l'environnement promues par la revue depuis les années 1950. La « longue durée » braudélienne a en effet offert une unité de temps géohistorique qui a précocement invité les chercheurs à prendre en compte la « part du milieu » dans l'analyse des sociétés humaines. En 1974, dans un numéro intitulé « Histoire et environnement », Emmanuel Le Roy Ladurie soulignait pour sa part combien les Annales avaient tôt « choisi de s'intéresser aux problèmes d'une histoire écologique, qui concerne aussi bien les paroxysmes des contagions que les fluctuations de la météorologie Footnote 1 ». Les études publiées par la revue à intervalles réguliers s'attachaient ainsi à interroger l’éventail des sources disponibles non seulement pour recomposer l'histoire du climat et en dater les inflexions, mais aussi pour restituer des paléo-environnements, retracer l'histoire des ressources naturelles et des systèmes d'approvisionnement ou mesurer les effets des changements météorologiques sur l’économie. Bien loin, cependant, de ne souligner que l'incidence d'un environnement immobile sur les activités humaines, E. Le Roy Ladurie avançait une pluralité de facteurs possibles, dans sa présentation, pour expliquer les mutations climatiques de la période contemporaine, évoquant l’« essor démographique », la « surconsommation industrielle » ou encore l’«urbanisation galopante ».
Sans doute la conscience historique et historienne d'un déterminant humain dans les évolutions climatiques n'est-elle pas nouvelle, néanmoins la notion d'Anthropocène invite assurément à franchir un pas supplémentaire. Lorsque le chimiste Paul Crutzen forge le terme en 2000, il propose de faire des activités humaines l'agent décisif des changements géophysiques et atmosphériques de la planète, du fait des émissions de CO2 en particulier. Chargé d'implications à la fois scientifiques et politiques, le terme s'impose rapidement et contribue à structurer de nouveaux champs et groupes de recherche, des revues et des collections, au carrefour des sciences sociales et des sciences naturelles. De ce point de vue, l'Anthropocène catalyse, sous un étendard mobilisateur et efficace, les questionnements épistémologiques propres aux études environnementales depuis plusieurs décennies, tels que la revue en a rendu compte, par exemple, dans un numéro spécial de 2011 coordonné par Alice Ingold Footnote 2. Ces approches se sont attachées à remettre en question les fondements de la rupture entre histoire naturelle et histoire humaine et à réfléchir, plus largement, aux compétences et aux méthodes nécessaires à l’établissement d'une collaboration féconde entre sciences de la nature et sciences sociales – un type de dialogue que les Annales rubriquaient jadis volontiers sous l'appellation « inter-sciences ».
Dans le dossier que nous publions dans ce numéro, Grégory Quenet offre un vaste et utile panorama des différentes scènes et pistes intellectuelles ouvertes par l'Anthropocène depuis une quinzaine d'années, en réfléchissant notamment aux diverses manières dont peuvent s'articuler les périodisations géologiques et historiques, ainsi qu'aux échanges intellectuels que de telles réflexions peuvent susciter. Il en ressort un paysage heurté et hétérogène, qui montre non seulement la variété des protocoles disciplinaires pour instituer des découpages temporels, mais aussi celle des controverses autour de la place de la technologie, de la modernité occidentale, et donc celle des leviers politiques que le concept est censé activer. Dater (ou ne pas dater) les débuts de l'Anthropocène engage en effet à s'accorder sur une définition collective des critères qui marqueraient une coupure avec l'Holocène. Les débats sur son point de départ (3 000 ans avant notre ère ? 1601 ? 1784 ? 1964 ?) constituent de bons révélateurs non seulement de contentieux disciplinaires ou méthodologiques, mais aussi des attentes et des enjeux politiques différenciés charriés par la question même des périodisations. En d'autres termes, l'Anthropocène des géologues, qui réfléchissent à une échelle temporelle déterminée en millions d'années pour repérer des seuils stratigraphiques, n'obéit pas exactement aux mêmes catégorisations que celui des historiens, qui le considèrent bien plus souvent comme une boîte à outils heuristique, y compris dans une perspective critique – on pense par exemple à la proposition alternative d'un « Capitalocène », qui fait de l'essor du capitalisme le moteur de la transformation environnementale.
Du côté des géologues, si le concept ne fait pas encore consensus, il ne cesse de gagner en légitimité scientifique. Formé de chercheurs venant de multiples horizons disciplinaires, l'Anthropocene Working Group travaille depuis 2008 à en examiner la pertinence du point de vue de l’échelle des temps géologiques. À l’été 2016, la Subcommission on Quaternary Stratigraphy a remis un rapport favorable à la désignation de l'Anthropocène comme une réalité stratigraphique susceptible de définir une nouvelle époque géologique de l’ère quaternaire, qui commencerait autour de 1950. Dans un essai original, trois géologues, fer de lance de ce groupe de recherche, Jan Zalasiewicz, Colin Waters et Mark Williams, invitent à réfléchir à l'impact indélébile des métropoles, symboles par excellence de l’âge anthropocénique, sur la planète Terre et, partant, à en faire une composante essentielle des évolutions géologiques de la planète, appelée à former de gigantesques fossiles. De la sorte, ils confrontent les lecteurs des Annales à un régime d'historicité fondé non seulement sur les échelles plurimillénaires des sédimentations minérales et chimiques, mais aussi sur des approches prospectives (en millions d'années) et des représentations artistiques (offertes par les illustrations d'Anne-Sophie Milon) qui ne manqueront pas de dépayser les historiens, habitués à des expériences de pensée plus prudentes. Afin de mieux appréhender la situation contemporaine et les conséquences des activités humaines sur la planète, les géologues en appellent à une « science hybride » et collaborative, à cheval entre temps géologiques et temps historiques.
Dans le domaine des sciences sociales et de ce que l'on appelle parfois les « humanités environnementales », l'appropriation du terme Anthropocène s'est rapidement accompagnée, notamment sous la plume de Dipesh Chakrabarty ou de Bruno Latour, d'une proposition de remise en question radicale des fondements théoriques et normatifs de l'ordre traditionnel des savoirs. Pierre Charbonnier analyse la façon dont la dimension totalisante de la notion d'Anthropocène affecte non pas uniquement les études et la réflexivité environnementales, mais également, de manière plus large, l’écriture et la rationalité des sciences sociales. Aussi l'adoption du terme Anthropocène marquerait-il une double prise de conscience de la crise climatique et de la crise épistémologique, caractérisée par l'essoufflement de certains paradigmes structurants des sciences sociales, tels que les grands partages entre nature et société, entre nature et modernité, ou entre naturalisme et constructivisme. Parce qu'il noue intrinsèquement l'histoire de la Terre à celle des sociétés humaines, le concept d'Anthropocène, dégagé de sa tonalité dramatique, voire apocalyptique, apparaît dès lors comme une promesse intellectuelle stimulante pour les sciences sociales, sommées de réviser les coordonnées mêmes de leur propre historicité. L'enjeu politique d'un tel renversement se trouve au cœur du livre de B. Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique (2015), dont Bruno Karsenti propose une lecture approfondie qui clôt le dossier. Penser la multiplicité des formes de rétroaction entre la Terre et les sociétés humaines n'invite pas seulement à redéfinir les découpages temporels ou les méthodes des sciences sociales. Il s'agit, plus profondément, de réfléchir aux conditions de possibilité d'une écologie politique consciente des apories de la pensée moderniste. Partant, c'est à une recomposition des espaces politiques pertinents de l'analyse qu'invite l'Anthropocène, poussant à congédier le cadre restrictif de l’État, hérité de la modernité, tout en redessinant les orbes conceptuels respectifs de la science, de la religion et du politique. C'est là, sans conteste, une tâche collective et ambitieuse qui témoigne de l'ampleur des questions empiriques et théoriques posées par l'Anthropocène, dont les historiens doivent se saisir.