Objets de controverses universitaire et politique, les recherches sur la race connaissent depuis deux décennies un développement croissant en France. En témoigne la parution de cet ouvrage collectif dont l’approche pluridisciplinaire se révèle particulièrement précieuse. En effet, c’est au croisement de la philosophie, des sciences sociales, de la littérature, de l’esthétique et des sciences dites dures qu’il se propose d’étudier la race sur le temps long. Comme le note Audrey Célestine dès la préface, l’ancrage dans la Caraïbe est également à saluer, d’autant que sont réunies des contributions sur les espaces francophones, hispanophones et anglophones de la région, déjouant ainsi les limites fixées par des découpages impériaux et nationaux encore tenaces. Le titre du livre (« La fabrique ») renvoie quant à lui à un débat opposant bon nombre de travaux sur la race, à savoir quelle serait l’origine, la genèse ou la généalogie de celle-ci.
Les contributions d’Elsa Dorlin et d’Éric Roulet sont celles qui abordent le plus directement cette question. La philosophe montre le rôle prépondérant, dès la fin du xvii e siècle, de la médecine esclavagiste dans la construction du concept moderne de race. Véritable « police sanitaire » (p. 31), les chirurgiens furent l’un des instruments de légitimation de la mise en esclavage des Africains. Les passages de l’autrice sur la pathologisation des actes de résistance esclave valent que l’on s’y arrête. E. Dorlin avance en effet l’idée selon laquelle les discours médicaux sur ce corps noir réputé naturellement pathogène contribuèrent à dénier aux esclaves toute forme de rationalité politique. Ces réflexions font écho aux travaux, notamment en histoire, sur les esclaves comme acteurs sociaux et politiques 1 . Cependant, malgré la prolifération de ces discours médicaux, nous dit l’autrice, « la race [n’avait] pas encore de fondement idéologique stable » (p. 37) avant le xix e siècle, qui a vu l’essor d’une approche polygéniste.
É. Roulet identifie, en revanche, un basculement dans la perception racialisée de la société coloniale dans les années 1650, quand le nombre d’esclaves africains dépassa celui des Français. Selon l’auteur, durant les premières décennies de la colonisation, une classification économique et religieuse dominait aux Antilles françaises, malgré des références fréquentes à l’origine et à la couleur. La question que pose alors l’historien – « les remarques à caractère ‘racial’ signifient-elles pour autant une société racialisée ? » (p. 92) – est particulièrement édifiante. Les différences de conclusions entre contributeurs et contributrices sur la naissance de la race et, pour d’autres, sur les modes d’opération de celle-ci renvoient sans doute moins à des différences de sources ou d’approches disciplinaires qu’à une question de définition : qu’entend-on par « race », « racial », « société racialisée », voire « racisme » ?
L’article de Matthieu Renault, seul à ne pas directement aborder la Caraïbe, offre des pistes de problématisation quant à la distinction entre race et racisme. L’auteur note un déplacement de l’objet des sciences dures (sociobiologie, génétique, neurosciences) après la Seconde Guerre mondiale, passant d’un intérêt pour la race comme phénomène naturel à décortiquer, à un intérêt pour l’élucidation des causes, sociales et biologiques, du racisme. Il analyse alors ces processus de reformulation des catégories de race et racisme depuis les années 1970. Malgré un consensus constructiviste encore hégémonique, de nouvelles sciences procèdent à la mise au jour d’un certain déterminisme biologique, ce dans des domaines variés allant des tests ADN jusqu’à des courants de recherche en médecine œuvrant à l’élaboration d’une « médecine préventive différentielle » (p. 212) censée corriger les inégalités dans le traitement de maladies dont la prévalence peut être plus élevée dans des groupes sociaux subalternes.
Fait notable relevé par M. Renault, le recours des Afro-descendants (entre autres groupes) à des tests ADN comme manière d’investir de préoccupations biologiques le souci bien ancien de « reconnexion » avec les ancêtres africains. Ces usages de la race dans le monde universitaire et le grand public, avec des orientations parfois antagoniques vis-à-vis de leurs effets sur la réalité du racisme, appellent à questionner, en ayant conscience de la dimension polémique et possiblement dangereuse, l’évidence d’un passage inévitable de la race, dès que mobilisée, au racisme. Comment par exemple penser la médecine préventive différentielle au regard d’une éthique universaliste ? Tous ces questionnements sont, selon M. Renault, autant de raisons pour les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales de ne pas ignorer le développement de ces nouvelles sciences au nom d’un constructivisme rigide.
Les contributions de Jean-Luc Bonniol et de Justin Daniel témoignent néanmoins du souci de se défaire des acceptions non constructivistes de la race, pour la saisir comme mode d’organisation des hiérarchies sociales en France et aux Antilles jusqu’à ce jour. J. Daniel interroge, en particulier, les structures racialisées du pouvoir, véritable « angle mort » des réflexions sur la société martiniquaise, avance-t-il. En effet, s’il est courant dans les mondes universitaires et militants de mentionner les hiérarchies économiques à l’avantage des Békés (descendants de propriétaires d’esclaves) sur l’île, le politiste met en lumière la nécessité d’appréhender la race comme marqueur de pouvoir et de différence influençant l’ordre politique martiniquais, quand bien même les Békés auraient déserté les arènes électorales. Les deux contributions interrogent aussi le réinvestissement de la race par les groupes subissant le racisme.
J.-L. Bonniol discute la fracture entre un antiracisme universaliste et un antiracisme différencialiste ; fracture qui gagnerait à être problématisée. En s’inspirant de Pierre Bourdieu, il distingue la race comme catégorie d’analyse , indispensable pour penser les discriminations du présent, et comme catégorie de la pratique , bien plus ambivalente en fonction des mobilisations dont elle peut faire l’objet. J. Daniel, quant à lui, pense la manière dont les hiérarchies liées à l’esclavage deviennent la langue des conflits économiques et écologiques dans la Martinique contemporaine, et invite à réfléchir aux différences entre la mobilisation de référents racialisés ou nationalistes, selon qu’il s’agisse d’Antillais vivant aux Antilles ou d’Antillais vivant en France hexagonale. Une nuance en ce qui concerne la moindre mobilisation des Antillais comme « noirs » en France peut être toutefois apportée au regard de l’engagement de certains d’entre eux dans les mouvements afrocentriques, incluant des figures devenues majeures et s’étant formées en France avant d’aller/retourner en Caraïbe ou à l’étranger.
Cette tension entre un nationalisme racial (noir) et un nationalisme que l’on nommera imparfaitement « territorial » (guadeloupéen, martiniquais) fait écho aux questions discutées par Sébastien Nicolas et Amina Damerdji. La contribution du premier montre, en s’appuyant sur des articles de presse et des entretiens semi-directifs auprès de responsables politiques, associatifs et administratifs, comment a été fabriqué, entre 2004 et 2005, un « problème haïtien » (p. 70) en Jamaïque. C’est ainsi que le nationalisme noir, présenté comme constitutif d’une identité jamaïcaine post-indépendance en lutte contre une hégémonie blanche et occidentale et mobilisant la figure de « l’Haïtien frère noir », s’est peu à peu transformé en nationalisme territorial et étatique, opposé cette fois à la figure de « l’Haïtien étranger » menaçant le peuple jamaïcain. S. Nicolas montre la permanence des préjugés raciaux hérités de la période esclavagiste, combattus lorsqu’il s’agit de faire face au « pouvoir blanc », mais réinvestis contre les Haïtiens.
Le caractère labile et dangereux des usages de la race comme identité est ici particulièrement bien illustré. D’autres mobilisations de ces différents registres nationalistes sont problématisées par A. Damerdji. L’autrice montre comment, à Cuba, le nationalisme révolutionnaire s’est en partie construit à partir d’une double dynamique : la valorisation du métissage comme caractéristique de « la cubanité » et l’étouffement de la question noire, malgré quelques déclarations de principes contre le racisme visant les Afro-descendants. À travers une analyse du champ littéraire cubain, cet article livre un regard bienvenu sur la fiction d’un dépassement possible de la race par l’éloge du métissage. Proscrit ou célébré, le « métissage » est au cœur d’une pensée de la race en tant que notion signifiant la rencontre entre des entités supposées « pures ». Le cas étudié par A. Damerdji propose ainsi un exemple d’instrumentalisation politique du métissage.
C’est contre cette obsession de la pureté et des assignations impliquées par un tel idéal que s’est élevée Maryse Condé à travers l’écriture. Dans son article, Tina Harpin offre une fine analyse des tentatives de l’écrivaine antillaise d’échapper à la race. Se rejoue la tension entre l’identité noire, finalement contestée par l’autrice après l’avoir investie, et un positionnement guadeloupéen trouble, compliqué et en conflit avec la France. À rebours d’une critique littéraire opérant des rapprochements entre auteurs et autrices sur des bases racialisées (et genrées) – qui ne manquent pas nécessairement de pertinence, mais dont on peut questionner le caractère quasi automatique tendant à les rendre « naturels » –, T. Harpin invite à faire dialoguer l’œuvre de Maryse Condé avec celle de John Maxwell Coetzee. Cet auteur sud-africain issu d’une famille afrikaner anti-apartheid rejoint M. Condé dans le rejet ferme d’exister comme sujet racialisé à travers l’écriture. Néanmoins, rappelle T. Harpin, la race est en fin de compte « difficilement dépassée » dans ces écrits.
Le parallèle entre le parti pris de M. Condé et les poètes cubains des éditions El Puente étudiés par A. Damerdji se révèle fécond, ces derniers ayant entrepris une démarche inverse à celle de l’autrice guadeloupéenne, à savoir affirmer un positionnement noir contre le « matérialisme abstrait » (p. 152). Ainsi le champ littéraire donne-t-il à voir une pluralité de stratégies contre le racisme entrant parfois en conflit. La littérature comme lieu d’expression de discours raciaux, énoncés cette fois par ceux en position de domination, est abordée par la contribution d’Arturo Morgado-García. L’historien s’appuie pour cela sur un large et riche corpus de sources issues des cercles intellectuels espagnols de la fin du xviii e siècle. Différentes figures d’altérité noires furent produites dans ces écrits, du Noir comique au saint noir, en passant par le noir comme élément décoratif ou outil économique. L’auteur met aussi en exergue les contradictions des références à la figure de l’Africain en parallèle de l’émergence de positions abolitionnistes.
Les textes étudiés par A. Morgado-García dévoilent des critiques ambivalentes du colonialisme ou de l’esclavage, reflets pour partie des rivalités impériales ou de perceptions changeantes sur la légitimité de certains mauvais traitements dans le cadre de l’institution esclavagiste, sans qu’elle-même ne soit toujours remise en question en tant que telle. Aux textes s’ajoutaient des images pour défendre ces différents points de vue, pro- ou anti-esclavage. La question des représentations visuelles tient aussi une place importante dans l’article de Carlo Célius, qui prend pour objet l’art, l’esthétique et leurs liens avec la race. L’historien étudie la façon dont les préoccupations intellectuelles et artistiques sur le beau et sur le goût à partir de la seconde moitié du xviii e siècle ont contribué à affirmer la supériorité européenne et l’infériorité africaine. Au xix e siècle, ces considérations esthétiques furent particulièrement vives et firent l’objet de critiques de penseurs haïtiens, vent debout contre les théories faisant de la beauté et la laideur le couple symbolisant une inégalité naturelle entre Blancs et Noirs.
Ces théorisations de la laideur nègre se sont notamment cristallisées au travers de portraits de chefs d’État haïtiens réalisés par des Européens – Toussaint Louverture et Faustin Soulouque en furent des cibles privilégiées –, véritables « tentatives d’incarnation visuelle du positionnement des Nègres au bas de l’échelle des groupes humains » (p. 57). Ces portraits, démontre C. Célius, ne relevaient pas de la seule caricature des traits et formes des visages, mais renvoyaient plutôt à la typologie héritée des tables de physiognomonie, à l’instar de celle de Petrus Camper datée de 1791. Les portraits ultérieurs des chefs d’État haïtiens illustrent cette volonté de rapprocher les figures du Nègre et du singe, dans une tentative de délégitimation politique complète d’une Haïti indépendante, dans un espace atlantique encore colonial.
L’article de C. Célius rappelle l’importance du corps comme modalité de la race, tel que le soulignent aussi E. Dorlin et A. Damerdji en s’appuyant sur d’autres matériaux. D’une tout autre manière, cette préoccupation fait aussi songer à la conclusion de M. Renault avançant que l’antiracisme (matérialiste) ne saurait ignorer « la matière dont nous sommes faits », lui qui doit « […] se définir positivement, affirmativement comme un acte de reconnaissance de notre propre nature » (p. 220-221). La « nature » est aussi présente chez J.-L. Bonniol, pour qui « le phénomène racial s’articule à un donné naturel qu’il serait illusoire d’exclure de l’analyse » (p. 180). Ledit « donné naturel » peut néanmoins faire l’objet d’une problématisation plus poussée, la considération de tels aspects physiques en particulier et la perception de ces aspects physiques en différences n’étant ni neutre ni en dehors du social. Dit autrement, l’idée selon laquelle la race (ou le racisme ?) serait une manière sociale de lire une différence naturelle mérite d’être questionnée.
En définitive, le présent ouvrage met à disposition des analyses d’une qualité et d’une importance indiscutables, même s’il nous semble traversé par des définitions différentes, divergentes et non nécessairement explicitées des notions de « race » et de « racisme ». Ces définitions posées a priori expliquent que, selon les contributions, la race soit appréhendée à partir du corps, de l’origine, de la couleur ou des nationalismes. Or, il n’est pas sûr que les opérations qui lient ces éléments à des processus d’altérisation et de hiérarchisation sociale soient anodines (pourquoi faire parfois le choix de la couleur, d’autres fois de l’origine et d’autres fois encore de la religion, par exemple ?). De plus, sont-elles nécessairement imputables à une idée de race dont on pourrait chercher les traces et les formes simplement changeantes à travers le temps et les lieux, mais se rapportant à une même unité 2 ? Outre ces interrogations, ce livre contribue, à n’en pas douter, à enrichir les savoirs et à renouveler les questionnements sur un objet de recherche qui n’est pas des plus aisés à manier.