Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Au siècle où Dante écrit la Divine Comédie, où tant de grandioses fresques italiennes détaillent les souffrances des pécheurs et les corps monstrueux de leurs bourreaux, il est légitime de rechercher quelles conceptions ont cours de notre côté des Alpes. Ici, on ne trouve aucune œ marquante, aucun système achevé, au point qu'on néglige volontiers cette période, pour opposer le XIIIe siècle où triomphe l'image sereine de la Justice divine et le XVe siècle où se multiplient les représentations infernales.
Prendre pour objet le XIVe siècle, c'est donc choisir une période délaissée d'une histoire qui ne l'est pas moins. En effet, il peut paraître surprenant de constater que le thème infernal n'a suscité que peu d'analyses précises, alors même que l'importance de cette croyance au sein de l'édifice social de la chrétienté est largement présenté comme une évidence.
In contrast to the view which sees only stereotypes and repetitiveness in representations of hell, this article demonstrates that they are the object of strong tensions. If infernal motifs, transposing earthly fears, necessarily use fundamental schemas of distress, then one observes in the 14th century la connection evolving between such motifs and the penalties of earthly justice, and stille more, the implementation of punishments. Furthermore, it is necessary to avoid believing that hell was every where and always an object of terror. In fact, the 14th century is the decisive stage in the effort lead to strengthen the fear of hell. The texts testify to a new severity, a greater concern for linking each punishment with the transgression itpunishes, and the retreat of a conception of a hell which is provisional or reserved for certain sinners only. Increasingly, the theme of hell is subordinated to its ideological function.
1. Pour ce qui est de l'iconographie, Mâle, E., L'art religieux à la fin du Moyen Age, Paris, 1931, p. 475.Google Scholar (L'étude des sources iconographiques est exclue de ce texte. Elle est développée dans le travail qui est à la base du présent article : J. Baschet, Conceptions et images de l'enfer en France au 14e siècle, juin 1981, mémoire de maîtrise réalisé à Paris-I, sous la direction de Monsieur Fossier.)
2. Bloch, M., La société féodale, Paris, 1968, p. 135.Google Scholar Il ne s'agit pas précisément de la période étudiée ici, mais à mon sens, cette affirmation est plus problématique encore en ce qui concerne l'époque féodale.
3. Il faut s'insurger contre une conception très répandue, qui ne voit dans les représentations de l'enfer que stéréotypes et rabâchages. Par exemple : Owen, D. D. R., The Vision of Hell. Infernal Journey in Médiéval French Literature, Edimbourg, Londres, 1970.Google Scholar Dès lors, les motifs infernaux sont considérés comme dénués de tout intérêt. Au contraire, G. le DON, dans les structures de l'imagerie infernale dans la littérature et la plastique du Moyen Age, Thèse 3e cycle dactyl., Tours, 1976, 2 vols, réhabilite l'étude des formes infernales. Celles-ci sont interprétées dans le cadre de la classification structurale des motifs de l'imaginaire universel établie par G. Durand (les structures anthropologiques de l'imaginaire, 3e éd., Paris, 1980). L'étude fournit un système d'explication global, mais gomme les diversités et ne cherche nullement un ancrage historique. Il faut donc briser le monolithe infernal, concevoir l'enfer dans sa diversité, sa dimension historique, tout en intégrant dans l'analyse l'existence des motifs fondamentaux.
4. Principalement, la Vision de saint Paul (version du XIVe siècle, notamment P. Meyer, « La descente de saint Paul en enfer », Romania, XXIV, pp. 365-375) et Vision de Tnugdal, éd. V. H. Friedel et K. Meyer, Paris, 1907.
5. Diguleville, G. de, le pèlerinage de l'âme, éd. Sturzinger, J. J., Londres, 1895.Google Scholar le Motte, J. de, La voie d'enfer et de paradis, sister Pety, M. A. éd., Washington, 1940.Google Scholar les autres textes seront cités au fils de l'étude.
6. Textes cités, respectivement v. 5172-5176 ; v. 2273-2280 ; v. 4556-4562.
7. le livre du chevalier de La Tour Landry, éd. A. de Montaiglon, Paris, 1854. le Roman de Perceforest, livre III, B. N. fr. 347, f° 176-177 v°, en partie cité dans Lods, J., le Roman de Perceforest, Genève et Lille, 1951.Google Scholar
8. Par exemple, B.N. fr. 9220, f° 7 v°-8.
9. G. de Diguleville, op. cit., v. 5309-5359.
10. G. le DON a bien établi l'équivalence qui les unit, les structures..., p. 77.
11. La voie d'enfer et de paradis, éd. citée, p. 84.4.
12. Éd. citée, p. 76.
13. B.N. fr. 12559, f° 192-193. Texte écrit vers 1394 par Thomas III de Saluées.
14. Par exemple : « Pour ce que ayes paour du feu d'enfer qui tout temps dure, va au four où l'on fait le pain et pense pour combien tu y seroiez pour une seulle heure. »
15. Goff, J. le, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1964, pp. 225–226.Google Scholar
16. Ruysbroeck, , De fide et iudicio tractatulus, dans Opéra, éd. Surius, Cologne, 1609, p. 354:Google Scholar les damnés sont comme des chiens enragés qui veulent se dévorer et se déchirer mutuellement.
17. Delumeau, J., La peur en Occident, Paris, 1978, pp. 63–65.Google Scholar Il faut ici envisager l'aspect objectif, sans négliger la dimension symbolique attachée à un animal longtemps considéré comme « l'émissaire du monde chtonien » selon l'expression de Cl. Lévi-Strauss, citée p. 63. Dès lors, l'utilisation infernale du loup est particulièrement bien adaptée.
18. Deschamps, E., OEuvres, de Saint-Hilatre, Queux de et Raynaud, G. éd. , Paris, 1878- 1903, vol. 7, pp. 66–67.Google Scholar
19. Roy Ladurie, E. le, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, 1975, p. 605.Google Scholar
20. Dans le chevalier errant, chez J. de le Motte où elle constitue le seul décor naturel et dans La voie d'enfer, anonyme (B.N. fr. 1543, f° 99 v°-152) où elle fait figure d'intruse au sein d'une liste de peines reprises de Yelucidarium d'Honorius Augustodunensis.
21. Dialogi, IV, 33, P.L., t. 77, col. 381-388.
22. Voir Saly, A., « Li fluns au deable », dans le diable au Moyen Age, Actes du 3e colloque du C.U.E.R.M.A., Sénéfiance, n° 6, 1979, p. 501.Google Scholar
23. Sur ce point, Polge, H., « le franchissement des ponts et les ponts du diable », Bulletin de la Société de Mythologie française, 1975, n° 98, pp. 166–180 et n° 99, pp. 130-141.Google Scholar
24. Goff, J. le, « Métiers licites et métiers illicites dans l'Occident médiéval », dans Pour un autre Moyen Age, Paris, 1977, pp. 93–94.Google Scholar
25. Cité dans J. le Goff, ibid., p. 94.
26. Ibid., p. 100.
27. Ibid., p. 97.
28. Son importance est extrême ; on le trouve chez J. de le Motte, V. 1970-1980 ; G. de Diguleville, V. 4565-4696 et 5044-5172, soit un quart de la description de l'enfer ; dans la Voie de paradis, B.N. fr. 1838, f° 25.
29. Dans le cas des faux témoins, pendus par la langue (Pèlerinage de l'âme, v. 5045), la peine terrestre correspondante consiste à les exposer au pilori, affublés de grandes langues rouges (cité dans Langlois, M. et Lanhers, Y., Confessions et jugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350), Paris, 1971, p. 181 Google Scholar). De même, la pendaison par l'oreille trouve un parallèle dans l'essorillage, également pratiqué (cf. Guenée, B., Tribunaux et gens de justice dans le bailliage de Sentis à la fin du Moyen Age, Paris, 1953, p. 227 Google Scholar).
30. M. Langlois et Y. Lanhers, op. cit., pp. 20-21.
31. Vincent-Cassy, M., « L'envie au Moyen Age », AnnalesE.S.C., 1980, n° 2, pp. 258–267.Google Scholar
32. Schmitt, Dans J.-C., le saint lévrier, Paris, 1979, p. 93.Google Scholar
33. M. Langlois et Y. Lanhers, op. cit., p. 20.
34. Vision de Tnugdal, éd. citée, pp. 12-13 ; et B.N. fr. 24429, f° 136 v°.
35. B. Guenée, op. cit., p. 278.
36. Vincent-Cassy, M., « Prisons et châtiments à la fin du Moyen Age », dans les marginaux et les exclus dans l'histoire, Cahiers Jussieu, n° 5, 1979, pp. 262 et 271-272.Google Scholar
37. A la suite de saint Augustin (Enchiridion, dans OEuvres complètes, Desclée De Brouwer, Paris, t. 9, 1947, pp. 309-311). Par exemple, Ruysbroeck, op. cit., p. 347.
38. G. Durand, op. cit., pp. 71-134.
39. Tenant compte de cette évolution, G. le Don répartit les motifs infernaux en deux catégories : l'animalité monstrueuse et la chute.
40. Haut-relief de la cathédrale Saint-Just de Narbonne, reproduit dans Saumade, J., « L'enfer, haut-relief de la cathédrale Saint-Just de Narbonne. », Bulletin de la Commission archéologique de Narbonne, n° 33, 1971, pp. 131–141.Google Scholar
41. B. N. fr. 109, f° 197 v°.
42. G. Durand, op. cit., p. 129.
43. le feu infernal se rattache à un aspect de la symbolique ambiguë du feu (G. Durand, op. cit., pp. 195-197). le feu qui punit est le feu sexualisé (ce qui s'accorde bien avec les valeurs chrétiennes), tandis que le feu purificateur du purgatoire est lumière et esprit.
44. « Tu nous donnas l'escauffement/Dont avoir nous fait le tourment » (v. 1924-1925).
45. G. Durand, op. cit., p. 133.
46. Phénomène très fréquent, par exemple, B. N. fr. 22913, f° 370, et 9123, f° 96.
47. Cité dans Peltrault, C., « L'enfer ou l'architecture de l'illusion », Annales littéraires de l'Université de Besançon (Archéologie), n° 198, 1977, pp. 19–20.Google Scholar
48. B. N. fr. 24429, f° 137 v°.
49. B. N. fr. 9220, f°6v°.
50. Gerson, J., L'ABC des simples gens, dans œuvres complètes, Glorieux, Mgr éd., Paris, 1968, vol. 7, n° 310, p. 157.Google Scholar
51. le xve siècle ira plus loin : les gueules que l'on voit aux coudes et aux genoux des diables ne sont plus seulement plaquées. Désormais, avant-bras et mollets semblent emboîtés dans une gueule-articulation (B. N. fr. 22913, f° 26).
52. Cf. Vision de saint Paul, B.N. fr. 24429, f° 135 v° et 136.
53. le corps de saint Bernard est présenté comme une carapace impénétrable, dans Voragine, J. de, La Légende dorée, éd. et trad. Wyzewa, T. de, Paris, 1909, pp. 440–452.Google Scholar
54. G. le DON montre que c'est le passage de la gueule qui déprécie l'ensemble du trajet intime, op. cit., p. 230.
55. Cf. La voie de Paradis, B. N. fr. 1838, fc 93 : « ceux et celés qui seront en paradis seront servis de XII mes ».
56. Saint Bernard est bien, dans La Légende dorée, éd. citée, un foetus se nourrissant de l'intérieur.
57. Dans son application terrestre, ce principe connaît une grande fortune, depuis la loi biblique du talion, jusqu'aux préceptes formulés par les réformateurs bourgeois de la fin du xvme siècle. Sur ce dernier point, voir Foucault, M., Surveiller et punir, Paris, 1975, p. 107.Google Scholar Un exemple de châtiment divin basé sur le principe du talion : ils « adoraient des reptiles sans raison et de vils animaux, tu leur envoyas en châtiment une multitude de bêtes sans raison pour leur apprendre que l'on est puni par là où l'on a péché » (Sagesse, XI, 15-16). 58. les vers 5513 à 5542 de l'œ de G. de Diguleville relatent un débat sur ce thème, largement inspiré de saint Augustin (Cité de Dieu, éd. citée, t. 37, pp. 429-433). 59. Tanto quisque tolerabiliorem ibi habebit damnationem, quanto hic minorem habuit iniquitatem, dans Enchiridion, éd. citée, t. 9, pp. 262-263. 60. Par exemple dans la Vision de saint Paul, l'immersion des pécheurs dans le fleuve infernal jusqu'aux genoux punit, selon les versions, les calomniateurs, les adultères ou les tricheurs ; jus- qu'au nombril, les fornicateurs ou les avares ou bien les deux à la fois ; jusqu'aux sourcils, les envieux puis les traîtres (version latine IV, B. N. fr. 9220, B. N. fr. 24429).
61. Éd. citée, chap. 52.
62. Chaque procédé porte le nom de l'élément rajouté ou transformé au cours de l'opération.
63. Chez G. de Diouleville : tous les cas de pendaisons, usuriers gavés d'or, gloutons sur les tables de feu, leurs gorges tranchées. Chez J. de le Motte : avares grillés sur des deniers ardents, paresseux sur des lits de braises, gloutons pendus par la langue.
64. Voir passage cité et également la robe en flamme.
65. Cité de Dieu, éd. citée, t. 37, p. 377.
66. L'iconographie du xive siècle développe cette tendance, en ajoutant au gavage des avares et des gloutons, cette forme de « gavage amoureux » qu'est l'éternel baiser (haut-relief de la cathédrale Saint-Just à Narbonne). Voir aussi au xve siècle l'éternel accouplement : B. N. fr. 9186, f° 298 v°.
67. G. de Diguleville insiste : avant « Il ne leur souffisit de rien », tandis que « Assez leur souffïst maintenant » (v. 5261-5262).
68. Livre IV, B. N. fr. 109, f° 186 v°-202. L'enfer n'est ici qu'une péripétie, puisque l'enjeu du voyage est familial et dynastique : il s'agit pour Passelion de retrouver les armes de son père, le roi Estonné. Il y a ici contradiction entre le genre (romanesque) et la conception de l'enfer qui tranche par sa rigueur.
69. Livre III, B. N. fr. 347, f° 176-177 v°.
70. Cf. J.-C. Schmitt, « Religion populaire et culture folklorique », Annales, E.S.C., 1976, n° 5, pp. 941-953.
71. Édité dans fèvre, Y. le, L'Elucidarium et les lucidaires, Paris, 1954.Google Scholar
72. La voie d'enfer, anonyme, B. N. fr. 1543, f° 99v°-152.
73. Muisis, G. Li, Poésies, éd. Kervyn de lettenhove, Louvain, 1882, t. II, p. 131.Google Scholar
74. E. Deschamps, éd. citée, t. 7,n° 1340, pp. 114-115.
75. Baudoin de Sebourg, éd. L. N. Boca, Valenciennes, 1841, t. II, chant 15, pp. 57-58. Il s'agit d'un motif repris de la légende de saint Brendan.
76. C'est le cas dans B. N. fr. 9220, f° 6 v°-7 et 24429, f° 133 v°-140.
77. Éd. citée, t. I, chant 1, pp. 73-74.
78. Citée dans Bar, F., les routes de l'autre monde. Descentes aux enfers et voyages dans l'au-delà, Paris, 1946, p. 111.Google Scholar
79. Tubach, F. C., Index exemplorum. A Handbook of Médiéval Religion Taies, Helsinki, 1969, n° 4857.Google Scholar
80. Éd. citée, t. I, chant 1, v. 427-437.
81. Aucassin etNicolette, éd. G. Cohen, Paris, 1977, pp. 20-21.
82. Cf. Roy Ladurie, E. le, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, 1975.Google Scholar
83. Ibid., p. 605.
84. Ibid., p. 589.
85. Ibid., pp. 593-598.
86. On retrouve un équilibre comparable dans une conception qui réserve l'enfer aux riches. L'exemplum qui raconte comment un pauvre se console à la pensée du riche qui est en enfer (F. C. Tubach, op. cit., n° 3847) atténue cette idée, car il n'implique pas une stricte bipartition économique de l'au-delà. En revanche, celle-ci apparaît clairement dans un sermon du dominicain anglais Bromyard, dans la première moitié du xrve siècle, où il affirme que le Christ rappellera à lui les pauvres, tandis que les riches seront rejetés (cité dans Owst, G. R., Literature andPulpit in Médiéval England, Oxford, 1961, p. 298 Google Scholar).
87. E. Deschamps, éd. citée, vol. 6, pp. 109-110 et pp. 219-220.
88. B. N. fr 1838, f° 18 v° (Il s'agit d'un arrangement de Ylter paradisi de Robert de Sorbon). De même, la Vision de Tnugdal, éd. citée, p. 32 : « Se cil qui sunt au monde scavient la poigne qui les atant par un seul pechie mortel, jamas a pechie ne se consantirient, mas quant on lour dit, il ne lou croient mie et c'il lou croient ne doute il pas. ». Il semble qu'il s'agisse d'un ajout au texte primitif puisqu'on ne trouve pas cette mention dans le manuscrit dit « L » qui en est plus proche.
89. le Grand, Grégoire, Dialogi, IV, 36, éd. Vogué, A. de, t. 3, Paris, 1980.Google Scholar
90. Un prédicateur anglais rapporte l'idée selon laquelle Dieu agite la menace de l'enfer, mais n'applique jamais la sanction. Cf. Coulton, G., Life in the Middle Ages, Cambridge, 1967, vol. I, p. 193.Google Scholar