Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Mon propos n'est pas ici de traquer le loup-garou dans les replis de l'imaginaire médiéval ou moderne mais, à travers un ensemble remarquablement riche et cohérent, celui des histoires de loups-garous dans la littérature du Moyen Age, de retrouver la résonance, dans la sensibilité médiévale, du thème de la métamorphose animale. Thème prolifique : le Moyen Age a hérité de l'ample moisson des légendes gréco-romaines de métamorphoses ; ce thème est également constant dans les contes merveilleux qui, avec l'irruption de la culture populaire dans la culture savante au XIIe siècle, imprègnent dès ses débuts la littérature narrative en langue vernaculaire.
A première vue, deux conceptions de la métamorphose s'opposent au Moyen Age :.
- celle de la littérature apologétique, qui nie la réalité de la métamorphose et la range parmi les illusions diaboliques ;.
- celle de la littérature narrative profane, qui trouve dans le folklore une matière susceptible d'être modelée selon les impératifs d'un idéal mondain : cette littérature ne met pas en doute la réalité de la métamorphose.
The theme of animal metamorphosis, that is to say, of the passage from one kingdom of nature to another, offers in medieval literature a privileged perspective of the game of opposition and interference, or better still, osmosis between the different cultural registers: Christian and pagan, learned and popular, Latin and vernacular. A theory of metamorphosis was developed in apologetic literature beginning above ail in a chapter of The City of God of Saint Augustine who interpreted metamorphosis as diabolic illusion. In comparison with these texts which recurred through out the Middle Ages, narrative literature offered several instances which attest to the vitality of the belief in metamorphosis, especially that of werewolfs. Initially one believed in an opposition between clerical and profane culture. But the comparative study of accounts of werewolfs in medieval texts reveals on the contrary the influence of the clerical interpretation upon narratives presenting them selves as folkloric tales. The medieval tale of the werewolf constitutes a version of the taie type 449, “the dog of the Tsar”, in which the hero is transformed in to a wolf, and no longer a dog, by a treacherous wife. The story thus shiftsfrom the marvelous to the magical, from pagan myth to demonic illusion. In fact, ail literature in the Middle Ages offers the same rejection ofthe myth of metamorphosis.
1. S. Thompson, Motif Index, D. 0-799 (la métamorphose).
2. Saint Augustin, La cité de Dieu, XVIII, 18, Bibliothèque augustinienne, texte de la 4e édition de B. Dombart et A. Kalb, traduction G. Combes, Bruges, Desclée de Brouwer, 1960. En outre, dans le De Trinitate, III, 8 (Bibl. august., t. 15) est développée la théorie des germes, qui sera abondamment exploitée à propos de la métamorphose. Dieu est le créateur de germes visibles (ceux que donnent les végétaux et les animaux) et invisibles (les germes de ces germes-là). les mauvais anges peuvent découvrir ces germes et les utiliser pour faire croire à leur pouvoir créateur. Je ne m'attache ici qu'à la réflexion théologique sur la métamorphose. Sur l'utilisation de la métamorphose dans la littérature allégorique, en particulier sur l'interprétation médiévale des Métamorphoses d'Ovide, jusqu'à l'Ovide moralisé, voir Paule Demats, Fabula, trois essais de mythographie médiévale, Genève, 1973.
3. Voir aussi la note 49, pp. 752-755, qui commente ce chapitre et le rapproche d'autres textes, en particulier du De cura pro mortuis gerenda.
4. Cf. Ovide, Métamorphoses, III, 203 (la métamorphose d'Actéon en cerf) : mens tantum pristina mansit ; Apulée, L'Ane d'or, III, 26 : ego vero quamquam perfectus asinus et pro Lucium iumentum sensum tamen retinebam humanum.
5. Canon episcopi, dans Joseph Hansen, Quellen und Untersuchungen zur Geschichte des Hexenwahns undderHexenverfolgung im Mittelalter, Bonn, 1901, pp. 38-39.
6. Ibid., p. 39.
7. Voir par exemple dans J. Hansen, op. cit., Nicolas de Jauer, Tractatus de superstitionibus (1405), p. 70 ; Jean de Turrecremata, Commentarius in Decretum Gratiani (vers 1445), p. 117, 1. 26-36 ; Alphonse de Spina, Fortalitium fidei (1459), p. 148 ; Ambroise de Vignate, Tractatus de haereticis (1468), pp. 219, 221-223 : Concludo itaque quod impossibile estper artem magicam mutari hominem in aliquam bestiam seu in animal brutum (p. 222, 1. 38-39) ; Bartholomé de SPina, Quaestio de strigibus et lamiis (1523), chap. 8, p. 329 : Viros ac mulieres in brutorum quorumcunque speciem virtute daemonum non vere converti sed delusorie. Or dans les chapitres précédents, l'auteur admet la réalité des voyages aériens des sorcières et des métamorphoses des démons (chap. 5 et 6).
8. Burchard de Worms, Decretorum libri viginti, Patr. lat., t. 140, livre XIX, col. 971. Cf. L. Harf-Lancner, lesféesau Moyen Age, Paris, Champion, 1984, pp. 23-25.
9. Somme théologique, III, q. CXIV, art. IV. Cette réflexion s'appuie sur le De Trinitate D'Augustin, III, 8 : Solus Deus créât etiam illa quae magicis artibus transformantur : cf. supra, n. 2.
10. Thomas consacre encore un long article à la métamorphose dans le De Malo (XVI.9 : Utrum daemones possint transmutare corpora transmutatione formait).
11. Vita abbatis Macarii Aegyptii, Patr. lat., t. 73, col. 1110.
12. Malmesbury, Guillaume de, Gesta regum Anglorum, éd. Stubbs, W., Londres, 1887-1889, livre II, § 171, pp. 201–202.Google Scholar
13. Ibid., livre II, § 170. 14. Guillaume D'Auvergne, De Universo, Paris, 1674, II, 3,13, p. 1043. 15. Henry Institoris et Jacques Sprenger, Maliens maleficarum, I, q. 1, trad. Armand Danet, le marteau des sorcières, Paris, 1973, p. 133.
16. Ibid., I, q. 1, trad. A. Danet, pp. 135-136, 142-143.
17. Ibid., II, q. 1, chap. 3 : Comment les sorcières se transportent d'un endroit à l'autre.
18. Ibid., I, q. 10.
19. Ibid., II, q. 1, chap. 8, p. 367 et 368.
20. Ibid., II, q. 2, chap. 4, p. 471.
21. Bodin, Jean, Démonomanie des sorciers, 1580, II, 6.Google Scholar
22. Toutefois le Dialogus de nobilitate et rusticitate de Félix Malleolus (1444-1450), dans Hansen, op. cit., p. 110, offre déjà un exemple de reconnaissance de la métamorphose dans sa réalité physique.
23. les Lais de Marte de France, éd. J. Rychner, Paris, C.F.M.A., 1971.
24. Giraud de Barri, Topographia Hibernica, éd. Dimock, J. F., dans Giraldi Cambrensis Opéra, Londres, 1861-1891, t. 5, II, 19, pp. 101–107.Google Scholar Giraud a accompagné Jean sans Terre en Irlande en 1185 et situe lui-même l'aventure en 1182 dans VExpugnatio Hiberniae, II, 23, ibid., p. 356.
25. D'après le dernier éditeur, Tobin, P., les lais anonymes des XIIe et XIIIe siècles, Genève, Droz, 1976.Google Scholar
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30. Gervais de Tilbury, Otia Imperialia, I, 15. Sur cette ancêtre de Mélusine, voir J. le Goff et E. le ROY Laduroe,« Mélusine maternelle et défricheuse », Annales E.S.C., 1971, pp. 587-622, article repris dans Pour un autre Moyen Age, Paris, 1977 ; et Harf-Lancner, L., les fées au Moyen Age, Paris, Champion, 1984, chap. 5, p. 151.Google Scholar
31. Otia Imperialia, 111,120.
32. Topographia Hibernica, II, 19. Sur ce texte, voir également l'article de M. Bambeck, cité plus haut.
33. Dans ce seul texte le rôle de l'agresseur n'est pas confié à l'épouse du héros mais à sa marâtre, qui veut se débarrasser de lui au profit de son propre fils. le schéma narratif commun aux autres récits est ici incomplet. le thème du loup-garou dans le roman relève du merveilleux ornemental. Voir surtout les vers 274-309 et 7731-7761.
34. Cette répugnance n'apparaît pas dans le lai d'Yonec, où l'homme oiseau revêt successivement sous les yeux de l'héroïne la forme d'un oiseau, d'un homme, de sa bien-aimée elle-même. C'est peut-être que jouent ici deux systèmes symboliques opposés : le système négatif des fan- tasmes de sauvagerie et de bestialité incarné par le loup et le symbolisme positif de l'oiseau, lié aux états supérieurs de l'être : voir Von Franz, Marie-Louise, La voie de l'individuation dans les contes de fées, trad. frse, Paris, 1978, pp. 285–299.Google Scholar
35. les récits médiévaux s'opposent absolument sur ce point aux Métamorphoses d'Ovide, dominées par une description de la métamorphose dans son mouvement même, par « une obsession plastique de la métamorphose » ( Viarre, Simone, L'image et la pensée dans les Métamorphoses d'Ovide, Paris, 1964 Google Scholar).
36. Cf. Guillaume de Paterne : « Son estre et sa samblance mue / Que leus devint et beste mue » (v, 305-306). Métamorphose inverse : (la dame) « le vassal a deffaituré / et tôt remis en sa samblance. / Cil qui senti sa délivrance / quant il s'escoust s'est devenus / li plus biax hom mais tos fu nus / Qui adont fust... » (v. 7750-7755). Dans Arthur et Gorlagon, la reine frappe son époux du rameau magique en disant : « “ Sis lupus ” ; Nec mora : fit ut ipsa dixerat ». La scène de la métamorphose inverse est symétrique. le roi frappe le loup du rameau en prononçant : « “ Sis homo ” ; Nec mora : ipsius verba rei effectus sequitur. Fit homo ut ante fuerat, licet longe pulcrior atque decencior... ». Dans tous ces textes, le narrateur ne s'intéresse pas à la métamorphose elle-même mais aux efforts qui permettent aux héros de retrouver la forme humaine : « hominem ex lupo reformatum », dit le texte latin (§ 22).
37. Bisclavret : « Ele a sen d'hume » (v. 154) ; « ceste beste ad entente e sen » (v. 157). Mélion : le loup est « privé » (apprivoisé) (v. 411 et 426), courtois (v. 432) ; il retrouve les habitudes alimentaires d'un être humain. Gorlagon : « Rex autem mire motus, (...) nilque in eo feritatis aduertens sed potius similem indulgentiam supplicanti, (...) quiddam in illo humani sensus se deprehendere contestans » (p. 156, § 12).
38. Gorlagon, p. 159, § 18 et p. 161, §21.
39. Aarne, A. et Thompson, S., The Types oftheFolktale, Helsinki, 1961, type 449.Google Scholar Voir aussi Bolte, J. et Polivka, G., Anmerkungen zu den Kinder- und Hausmàrchen der Bruder Grimm, leipzig, 1913-1932,Google Scholar n° 122 (Der Krautesel) ; Delarue, P. et Tenèze, M.-L., le conte populaire français, t. 2, Paris, 1964,Google Scholar n° 449 (l'homme qui a épousé une femme vampire). W. Anderson, ZU Albert Wesselski's Angriffen, Tartu, 1935, pp. 16-19. Id., Zs.f. Vsk., 51,1954, pp. 215-236 et 54, 1958, pp. 121-125. A Scobie, « Ass-men... », Fabula, 15, 1974, pp. 222-231 et 16, 1975, pp. 317-323.
40. les Mille et une Nuits, trad. A. Galland, Paris, 1840, 364e Nuit, t. III, p. 222.
41. La similitude du conte oriental et du conte gallois a été déjà relevée par G. L. Kittredge, art. cit., p. 170, n. 3. La présence du motif de la baguette magique dans ce conte m'a été signalée par Philippe Ménard, dont un article consacré à ce sujet va paraître dans les Mélanges Alice Planche.
42. de France, Marie, Die Lais, Warnke, Karl, Kôhler, Reinhold éds., Halle, 1925, p. CXXVIII.Google Scholar
43. Voir, par exemple, dans la 2e Nuit, le récit du premier vieillard avec sa gazelle, trad. A. Guerne, Paris, 1966, t. 1, p. 24.