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Don fastueux et don pervers. Commentaire historique d'une Rêverie de Rousseau*

Published online by Cambridge University Press:  25 May 2018

Jean Starobinski*
Affiliation:
Université de Genève

Extract

Une page de la neuvième Rêverie de Rousseau ne cesse de me requérir. Rousseau évoque le souvenir d'une fête donnée à La Chevrette chez M. et Mme d'Épinay. Dans le parc devenu champ de foire, un jeune homme s'avise de jeter des pains d'épices à la volée : des « troupeaux » de jeunes paysans se les disputent « brutalement ». « Tout le monde », c'est-à-dire toute la « bonne compagnie », imite le geste du jeune homme. Rousseau lui-même se met de la partie « par mauvaise honte ». Mais bientôt, « ennuyé de vider [sa] bourse pour faire écraser les gens », il s'écarte et, dans un autre coin de la foire, apercevant « cinq ou six Savoyards autour d'une petite fille qui avait encore sur son inventaire une douzaine de chétives pommes dont elle aurait bien voulu se débarrasser », il achète et fait distribuer aux enfants les fruits qu'ils convoitaient. « J'eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un coeur d'homme, celui de voir la joie unie avec l'innocence de l'âge se répandre autour de moi… »

Summary

Summary

By noting, from Seneca to Antonin Artaud, ail the vibrating overtones of a page from Rousseau 's 9th Rêverie, this article proposes neither a history nor a psychology of giving, nor gives an account of sociohistorical manifestations ofcharity. Its intention is more to emphasize, from Jean-Jacques Rousseau's text constituting a reférable source, a major bifurcation in modem conscience; a bifurcation that would explain the divergent development ofliterary expérience and contemporary social demands.

Type
Le Champ Littéraire et L'histoire
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1986

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Footnotes

*

Texte présenté à la Conférence Marc Bloch le 13 juin 1985.

References

Notes

1. J'ai examiné cet épisode, pour le comparer aux échos qu'il trouve chez Baudelaire et Huysmans, dans deux études préliminaires : « Sur Rousseau et Baudelaire », dans Le lieu et la formule, hommage à Marc Eigeldinger, Neuchâtel, 1978, pp. 47-59 ; « Rousseau, Baudelaire, Huysmans (les pains d'épice, le gâteau, et l'immonde tartine) », dans Baudelaire, Mallarmé, Valéry : New Essays in Honour of Lloyd Austin, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1982, pp. 128-141 ; sur la position de Baudelaire, cf. Melvin Zimmerman, « Trois études sur Baudelaire et Rousseau », Études baudelairiennes, IX, Neuchâtel, 1981.

2. Je pense, bien sûr, aux aumônes et distributions d'argent accompagnant le rite du toucher des écrouelles (Marc Bloch, Les rois thaumaturges, nouvelle édition, préface de Jacques Le Goff, Paris, 1983, pp. 96-114) ; dans La société féodale. Les classes et le gouvernement des hommes, Paris, 1940, pp. 44-45, Marc Bloch évoque les largesses et prodigalités chevaleresques.

3. Jacques Proust, L'objet et le texte, Genève, 1980, « La fête chez Rousseau et chez Diderot », pp. 55-73.

4. Sur la sparsio, voir l'article missilia (par Ph. Fabia), dans Daremberg et Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines.

5. Le texte traduit est celui que propose l'édition Nisard (1855), à partir de l'édition Pintrel (1681) à laquelle collabora La Fontaine. L'iconologie de la Fortune est considérable, voir en particulier le catalogue de l'exposition Fortune, Musée de l'Elysée, Lausanne, 1981-1982.

6. Cf.n. 5.

7. Troisième Rêverie, dans Œuvres complètes, I, Paris, Pléiade, 1959, pp. 1012-1014.

8. Confessions, VIII, dans Œuvres complètes, I, p. 362.

9. Paul Veyne, Le pain et le cirque : sociologie d'un pluralisme politique, Paris, 1976.

10. Suétone, Caligula, XVIII, 2. Voir Fergus Millar, The Emperor in the Roman World, Londres, 1977, pp. 133-139 et pp. 368-375.

11. Questions naturelles, III.

12. Octavius, XV.

13. Voir Georges Ville, La gladiature en Occident des origines à la mort de Domitien, Rome, 1981, pp. 447-472 ; Paul Veyne, « Religion et politique : comment ont pris fin les combats de gladiateurs », AnnalesE.S.C., 34, n° 4, 1979, p. 651.

14. De civitate Dei, IV, XVIII, XIX.

15. Pierre Nicole, Instructions théologiques et morales /…/ 2 vols, Paris, 1723, t. II, pp. 394-397.

16. Somme théologique, 2-2', CXVII, CXVIII, CXIX.

17. Historiafrancorum, II, 38.

18. A propos du jet de dragées lors des baptêmes et des noces, les documents fournis par A. VAN Gennep sont nombreux (Manuel du folklore français, Paris, 1946, tome premier, deux volumes). Voir notamment le volume second, pp. 469-472,488-492, 530-539. Van Gennep affirme l'universalité du rituel, et se montre sceptique à l'égard des recherches de sources.

19. Le fait est mentionné par Johann Eberhard Zetzner, Aus dem Leben eines Strassburger Kaufmanns / … / , Strasbourg, 1913.

20. Selon un document cité par Maurice Renard, Notre-Dame Royale, Paris, 1927, p. 140.

21. Dom Gobet, Journal historique du sacre et du couronnement de Louis XVI roi de France, Paris, 1775, pp. 49-50. Le vol d'oiseaux libérés sera répété au sacre de Charles X. On jettera de l'argent au peuple de Paris, sur la Place de Grève, en 1781, lors des fêtes pour la naissance du Dauphin. Le témoignage d'un jeune médecin breton, décrivant ces jours de fêtes dans une lettre à un ami, est cité par Jacques Gélis, L'arbre et le fruit. La naissance dans l'Occident moderne, XVIe-XIXe siècle, Paris, 1984, p. 267. Cf. Journal de Barbier, passim (notamment sept. 1751).

22. Esprit des Lois, V, XVIII.

23. Esprit des Lois, XXIII, XIX.

24. Émile, livre II, dans Œuvres complètes, t. IV, 1969, pp. 325-326. Les mots que je souligne doivent être comparés aux expressions de la neuvième Rêverie : « Ennuyé de vider ma bourse », puis antithétiquement : « Moi qui partageais à si bon marché cette joie ».

25. Op. cit., p. 339.

26. Confessions, livre IX, Œuvres complètes, I, p. 459.

27. Ibid.

28. Œuvres complètes, I, pp. 1050-1051.

29. Op. cit., pp. 1051-1052.

30. Op. cit., p. 1053.

31. Op. cit., p. 1054.

32. Poor Man's Pudding and Rich Man's Crumbs (1854), traduction française par Pierre Leyris, dans Cocorico ! et autres contes, Paris, 1954, pp. 67-90.

33. Mémoires d'un Ane, Bibliothèque rose, chap. XVIII, Le baptême, pp. 199-203.

34. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 19, I, 11 et 13. Sous la Restauration, les survivances des rituels royaux d'Ancien Régime ne manquent pas. Cf. Françoise Waquet, Les Fêtes royales sous la Restauration ou l'Ancien Régime retrouvé, Genève, 1981. On peut rappeler la dernière page dans Le Rouge et le Noir, où Mathilde de la Môle, avant d'ensevelir dans la grotte la tête de Julien, fait « jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs » aux paysans attirés par l'étrange cérémonie nocturne. Largesse funèbre, où s'affirme une dernière fois l'attachement de Mathilde à la tradition aristocratique. La prodigalité prend un tout autre sens dans le geste d'Emma Bovary, qui donne à l'aveugle sa dernière « pièce de cinq francs », lors du dernier retour de Rouen à Yonville. Sur les largesses et « bienfaisances seigneuriales » de l'Europe centrale avant 1914, on lira la nouvelle de Joseph Roth, Die Buste des Kaisers.

35. Comme Ph. Fabia l'explique fort bien dans son article Missilia du Dictionnaire de Daremberg et Saglio, la direptio est la mise au pillage par un groupe ou une foule, d'une masse de denrées ou d'objets exposés à leur intention. Cette coutume romaine se retrouve à la cour de Louis XIV. On peut lire dans Félibien, Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, 1668 : « Après que leurs Majestés eurent été quelque temps dans cet endroit si charmant, le roi abandonna les tables au pillage des gens qui suivaient ; et la destruction d'un arrangement si beau servit encore d'un divertissement agréable à toute la cour, par l'empressement et la confusion de ceux qui démolissaient ces châteaux de massepain et ces montagnes de confitures. » (Cité et commenté par Jean-Marie Apostolidès, Le roi-machine. Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, 1981.) Sur l'aspect socio-économique de la consommation de sucreries, cf. Sidney W. Mintz, Sweetness and Power. The Place of Sugar in Modem History, New York-Londres, 1985.

36. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette. Début de la Sixième partie.

37. Titres et canevas, dans Œuvres complètes, éditées par C. Pichois, 2 vols, Paris, Pléiade, 1975, t. 1, p. 595. Ce thème affleure dans plusieurs autres notes.

38. Ibid.

39. Il porte le n° XV du Spleen de Paris, éd. cit., t. I, pp. 297-299.

40. A Rebours, préface de Marc Fumaroli, Paris, 1977, pp. 291-292.

41. Quatrième .Rêverie, dans OEuvres complètes, l, p. 1038.

42. Vers 5573-5575. Trad. H. Lichtenberger, Coll. bilingue des classiques étrangers, Paris, s.d.

43. Vers 5590-5603. La scène se répète parodiquement dans Le Maître et Marguerite de Bouloakov.

44. Nous citons d'après le t. I, Poésies, des Œuvres complètes, édition critique présentée par Cari Paul Barbier et Charles Gordon Millan, Paris, 1983.

45. « Or », dans : Variations sur un sujet, dans Œuvres complètes, Paris, Pléiade, 1945, pp. 398-399.

46. Sur le mode parodique et bouffon, on peut lire en ce sens les largesses organisées par le Père Ubu, et la course au trésor qui marquent son avènement (Alfred Jarry, Ubu Roi, II, vi et vu). Il n'est pas exclu que Jarry se soit souvenu des incidents tragiques qui ont marqué les fêtes du couronnement de Nicolas II en 1886.

47. Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, dans Œuvres complètes, t. VII, Paris, 1970, pp. 102-105.